Tate no Yuusha no Nariagari – Chapitre 58

Le Démon Porte-Bouclier
Traducteur : Team Yarashii

— M. Naofumi, vous ne pensez pas que vous auriez dû lui parler ?
— Facile à dire, mais réfléchis un peu. C’est la fille du Sac à merde et la sœur de la Salope ! Je ne peux pas croire qu’elle soit du genre raisonnable.
— C’est exact. Mais elle nous a déjà aidés par le passé. Et, avant cela, elle a été notre compagnon de route pour un temps.

Hmm… Raphtalia avait raison. Elle nous avait déjà prêté assistance une fois, lorsque Motoyasu s’était lâché en ville.
Néanmoins, c’était probablement une stratégie pour nous dérober Filo. Si nous l’avions laissé parler, elle aurait sûrement ordonné sa capture. Filo l’aimait déjà pas mal.

— Bon, très bien. S’ils nous poursuivent, j’écouterai ce qu’elle a à me dire.
— C’est une bonne idée. C’est l’amie de Filo, après tout.
— Mel est sympa !
— Du moins, c’est ce qu’elle prétend. Allez, restons concentrés sur ce qui compte vraiment.
— Nous allons vendre nos réserves sur le chemin, n’est-ce pas ?
— Ouais. Il faut bien financer le voyage et notre équipement, et je ne parle même pas de l’appétit de Filo.

Filo nous aiderait à atteindre notre but, mais nous allions devoir garder son estomac rempli si nous voulions maintenir une progression rapide, ce qui aurait un coût non négligeable. Je la laissais dévorer les monstres que nous croisions, mais cela ne suffisait pas à satisfaire entièrement son appétit. Je ne savais pas où réussir à gagner beaucoup, mais je savais qu’il nous fallait parvenir à écouler nos marchandises à chaque occasion. Nous pourrions tout simplement ouvrir boutique dans les villages et les villes que nous traverserions.

— Hein ?

À l’arrière de l’attelage, il y avait un gros sac que je n’avais jamais vu.
M’interrogeant à son sujet, je l’ouvris pour trouver une lettre au milieu de tout un tas d’objets.

Mon cher garçon,
J’étais trop embarrassé pour te donner ceci en mains propres. J’ai pris les devants et vous ai fabriqué quelques outils qui pourraient vous être utiles. Servez-vous-en comme vous voudrez.

Le vieil homme de l’armurerie ! C’était tellement gentil et attentionné.
J’attrapai l’objet au sommet de la pile.
C’était une épée longue. La même que celle que Raphtalia avait utilisée avant qu’elle ne se brise.
L’armurier avait dû bien nous observer. Il avait l’oeil. J’étais sincèrement touché. Presque au point de pleurer.

— Raphtalia ?
— Oui ?
— Le vieux te fait un cadeau.
— Mais cela vaut une petite fortune. Je ne sais que dire.

Raphtalia accepta la lame, les yeux tout embués. Ce type semblait réellement tenir à nous.

— Qu’est-ce qu’il y a d’autre, là-dedans ?

Le sac était rempli de trucs, et tous portaient des étiquettes à notre nom.
La lettre incluait également une courte description du contenu. Il avait dû rédiger cela dans la précipitation, car l’écriture était peu soignée.

Le premier objet était pour moi. Il se superposait à la gemme dans mon bouclier, comme une sorte de couvercle.
D’après ses notes, cela m’aiderait à mieux comprendre les informations relatives à mon arme.
Bon, ce bouclier était la seule et unique raison pour laquelle je ne pouvais pas attaquer. Tout ce qu’il pouvait me fabriquer pour faciliter sa compréhension était le bienvenu.
Je mis en place l’objet, qui s’inséra dans un cliquetis.

Ensuite, ce fut le tour de Raphtalia. Une autre épée courte. Mais pourquoi ? Je lui tendis.

— Il dit que ça, c’est pour toi.
— Encore une épée ?

Elle la sortit de son fourreau d’un geste vif. Il y eut un bruit très doux, et il s’avéra qu’il n’y avait aucune lame apparente.
À quoi cela servait-il ?

— C’est pour s’entraîner ?
— Je… je l’ignore.

La note jointe indiquait qu’il s’agissait d’une expérience de sa part : une épée magique. Elle disait qu’elle se montrerait efficace contre les monstres de type ombre, sans corps physique.
Il avait rédigé cela comme s’il s’attendait à ce que nous comprenions. En temps normal, il nous aurait expliqué, mais il devait être gêné, car il avait oublié de décrire comment s’en servir. Où était la lame ? Impliquait-il que seules des créatures de type ombre pouvaient la voir ?

— Il y a forcément une explication à propos de l’absence de lame. Je tâcherai d’enquêter là-dessus plus tard.
— Oui, il ne nous donnerait certainement pas quelque chose qu’on ne pourrait pas utiliser.

Très bien. Raphtalia s’occuperait des recherches sur cette épée magique.

— Ensuite…

Je me disais que ce serait pour Filo, mais c’était pour moi.

— Ce sont des gants ?

Cela y ressemblait bien, chacun serti d’une gemme. J’aimais bien leur apparence.
Voyons voir cela.
Oui, une autre note s’y référait.
Je sentis mes muscles se raidir en la lisant.

C’était censé nous aider si jamais Filo se trouvait dans l’impossibilité de tracter notre calèche. Apparemment, si je mettais ces gants, je serais aussi en mesure de la tirer.
D’une certaine manière, l’effet était connecté à mon niveau de puissance magique. C’était donc une sorte de « gants de puissance ». Bon, je n’étais pas très chaud pour ce genre de tâche. Si c’était sa façon à lui d’exprimer sa gentillesse, il allait devoir s’y prendre autrement.

— Filo. C’est pour toi.

Je me disais qu’il valait mieux lui laisser tout cela. Après tout, c’était elle qui aimait tant cette activité.

— Mes mains rentreront pas dedans !

Cela ne marcherait effectivement pas sous sa forme de Reine Filoliale. Bon, c’était plutôt logique.

— Tu pourras les porter sous forme humaine. Utilise-les pour jouer ou un truc du genre.

Même dans le pire des cas, ils auraient une utilité : celle de servir de matériau pour lorsque je pratiquais mon artisanat.

— D’accooord !

Franchement, j’étais entouré de connards, mais savoir que des gens comme l’armurier étaient là aussi suffisait à me donner envie d’aller de l’avant.
Il y avait de fortes chances que nous croisions Glass durant la prochaine vague. Nous allions devoir nous endurcir pour pouvoir l’affronter à ce moment.
Cela signifiait que nous aurions sûrement besoin du vieil homme pour nous fabriquer d’autres armes avant la vague suivante. Je sentais que mes efforts n’étaient pas vains, que je devais progresser toujours plus haut, et notamment pour lui.

— Allons-y !
— Oui.
— Ouais ! C’eeeeest parti !

Nous nous remîmes en chemin.
Le lendemain matin, après un petit-déjeuner léger, nous quittâmes l’auberge de bonne heure. Nous étions dans une petite bourgade tranquille.

— Aaaaatteeeendeeez ! Je vous en prie, allez parler à mon père !

Je soupirai et enfouis ma tête dans mes mains. Je me doutais qu’ils nous suivraient, mais je ne m’attendais pas à ce qu’ils nous rattrapent aussi vite.
S’ils étaient capables de garder le même rythme que Filo, ils devaient se déplacer rapidement, c’était certain. Et dire que j’avais volontairement poussé Filo dans la mauvaise direction pour les semer.

— Nous vous avons enfin rattrapés !
— Ah, Mel.

Filo s’était arrêtée, je descendis donc de notre attelage et fis face à la petite effrontée.

— Excusez-vous, puis discutez avec moi !

Elle s’était montrée si polie au tout début. À présent, elle devait penser qu’elle pouvait nous aboyer des ordres à tout-va. Le monstre révélait enfin son vrai visage. Je savais bien qu’elle en avait après Filo.

— Désolé. Et maintenant, me voilà.
— Ce n’est pas à moi qu’il faut adresser ces excuses, mais à mon père !

Ugh, mais ferme-la donc, toi.
Je ne pus supporter davantage de discuter avec cette sale môme.

— Si vous ne le faites pas, ma mère lui fera payer.
— Qu’est-ce que tu racontes ?

Je considérai l’idée de remonter à bord et de décamper. Toutefois, Raphtalia m’avait déjà sermonné à propos de ce genre de comportement. Bon, j’allais faire l’effort de l’écouter, mais juste cette fois.
Pour être honnête, cette fille ne nous avait pas particulièrement causé du tort. Quant à ce rapt de Filo, c’était uniquement mon intuition. Elle s’était toujours montrée gentille avec nous. Et pourtant, elle se tenait là, me suppliant d’aller parler avec le Sac à merde. C’était bien la dernière chose que je désirais accomplir.
Que voulait-elle dire en annonçant que « sa mère lui ferait payer » ? Le Sac à merde risquait de se prendre une fessée ?

— Qu’est-ce que tu attends de moi ?
— Je me tue à vous le dire ! J’essaie de créer un espace de dialogue entre le Roi et le Héros Porte-Bouclier pour que vous puissiez vous réconcilier.

Le groupe de chevaliers derrière elle ignora notre conversation et dégaina.
À quoi cela rimait-il ? L’un d’eux, placé à l’arrière, pointait une boule de cristal sur nous.
Hein ? C’était quoi, ce machin ? Et là, je remarquai quelque chose.
Aucun d’eux ne me regardait.

J’eus tout à coup un affreux pressentiment. Un frisson me parcourut l’échine.
C’était une sensation similaire à ce que j’avais ressenti lorsque la Salope m’avait trahi. De la tension, et une bonne dose de frayeur. J’avais passé les derniers mois à tenter de l’oublier. Ce sentiment de trahison, l’air autour de nous en était imprégné.
Sans interrompre le fil de mes pensées, je courus en vitesse au-devant des chevaliers. Le fondement de ma crainte grandissante se révéla au grand jour l’instant d’après.
Les chevaliers orientèrent leur lame vers la plus jeune des princesses.

— Aaaah !
— Bouclier d’Air !

La petite effrontée poussa un cri strident. Ma compétence apparut devant elle juste à temps.

— Que faites-vous donc ?

En un éclair, je fus devant elle, le regard fixé sur ses assaillants.

— Toi… le Porte-Bouclier ! Tu serais prêt à te servir de la princesse comme otage ?
— Hein ?

C’était eux qui venaient de l’attaquer ! Qu’est-ce qu’ils racontaient ?
La princesse semblait aussi l’avoir compris, car son visage était bien pâle.

— Le Bouclier est notre ennemi ! Nous le savions depuis le début !

Les chevaliers s’exclamèrent et se mirent à courir pour reprendre leur assaut.
Je brandis mon bouclier pour protéger la cadette des princesses. L’air fut rapidement empli du fracas des lames contre mon arme.

— Ugh…

Les chevaliers laissés en arrière étaient occupés à préparer un sort. Une pluie de feu s’abattit sur nous peu après.
Le temps jouait en notre défaveur. Je balançai ma cape sur la princesse et nous attendîmes que le feu s’éteigne.

— Toi… tu es… le Démon Porte-Bouclier !
— Filo ! Raphtalia !
— Compris.
— D’accoooord !

Elles savaient ce que je voulais, et toutes deux attaquèrent instantanément l’ennemi.
Nos adversaires se doutaient qu’une contre-attaque allait arriver. Ils sautèrent sur leur monture et s’enfuirent.

— Pauvres idiots.

Filo allait bien plus vite que n’importe quel cheval. En moins d’une seconde, elle désarçonna l’un des chevaliers.

— AAAAAH !
— Non ! Un démon !

Nous avions déjà réglé le compte de celui-là, mais, bien que nous en rattrapions deux, les autres réussirent à s’enfuir.

— C’est quoi, ce bordel ?

N’étaient-ils pas censés protéger la princesse ? Comment allions-nous parvenir à découvrir la vérité ? Nous attachâmes l’un des chevaliers avec une corde et l’interrogeâmes.

— Allez, abruti. Pourquoi t’as voulu buter la princesse sous mon nez ? Tu ferais mieux de causer.
— Je n’ai rien à dire à un démon.

Ha ! Alors, comme cela, j’étais un démon, maintenant ? Cela faisait longtemps qu’on ne s’était pas montré aussi désagréable à mon encontre. Il y avait tout un tas de gens qui disaient que le Héros Porte-Bouclier était un démon, sans savoir que c’était moi. Je m’étais toujours demandé ce qu’ils entendaient par là, mais je n’avais jamais trouvé l’occasion d’obtenir une réponse.
Et voilà que je tombais sur ce type, qui annonçait qu’il n’avait rien à dire à une vile engeance comme moi.

— Tu piges dans quelle situation t’es, pas vrai ?

Je criai à Filo :

— Tu veux manger ?

Le chevalier pâlit. Mais il se ressaisit vite et dit :

— Si je meurs, je deviendrai un martyr pour une sainte cause. Dieu me guidera alors.

Ah, il était donc croyant, et du genre plutôt fanatique. Les menaces ne fonctionnaient pas vraiment contre ce type d’individu.

— Dis, princesse, t’as une idée ?

L’intéressée tremblait de peur. Elle secoua la tête.

— Hmm, rien à dire ? Et puis, d’abord, de quelle religion tu parles ? Un petit culte stupide, je parie.
— L’Église des Trois Héros ! Vil démon ! Tu oses blasphémer et insulter notre Dieu ?

Évidemment, les fanatiques ne supportaient pas que l’on se moque de leurs croyances.
Je pouvais me servir de cela pour lui tirer les vers du nez.

— C’est la religion majoritaire de ce royaume.

Raphtalia me chuchota cette information.

— Tu étais au courant ?
— Eh bien, la plupart des gens ici en font partie. Mon village adoptait une croyance différente, alors je n’y adhère pas. M. Naofumi, vous n’en avez vraiment jamais entendu parler ?
— Pas le moins du monde.
— Je pensais que vous le saviez.
— Pourquoi l’armurier n’a jamais abordé ce sujet ?
— Il voulait probablement ne pas vous heurter.

Il s’était peut-être imaginé que je ferais quelque chose d’imprudent si j’apprenais la véritable raison derrière ma fâcheuse réputation. Il y eut effectivement une période où j’étais prêt à faire n’importe quoi. La dernière fois que je l’avais vu, j’avais aussi abrégé notre conversation, j’ignorais donc s’il avait tenté de me le dire. Il fallait que je prête plus attention aux paroles des autres.

— D’accord. Fouille-les et vois si tu peux trouver quoi que ce soit en rapport avec la religion.
— Oh, très bien.

Raphtalia exécuta mes instructions et revint avec un chapelet.
De mon point de vue, c’était un objet ordinaire, fait à partir de matériaux banals, sans aucune propriété particulière.

— Pose-le par terre.
— …

Quel étrange symbole. Il y avait trois armes entremêlées pour former un seul motif. Épée, Lance et Arc. En voilà une étrange sélection synonyme de violence.
Cela me fit penser que l’église où nous avions acheté l’eau bénite arborait le même symbole. J’étais entré sans faire de remarques, alors Raphtalia avait dû se dire que j’étais déjà au courant.

— Bon, mon gars, si tu refuses de parler, je vais écrabouiller ce truc.
— Non ! Noooooon !

Les veines parcourant son crâne se mirent à saillir tandis qu’il poussa un cri.
Il s’emportait facilement. Cette enfilade de perles comptait-elle donc tant à ses yeux ?
Dans mon propre monde, il existait des groupes religieux assez fanatiques pour partir en guerre. Ces gens-là devaient être du même acabit.

— Bien, je vois.

J’abaissai lentement mon pied jusqu’à effleurer le chapelet, puis le relevai. Ensuite, je prétendis l’écraser pour de bon, avant de m’arrêter au dernier moment. Je recommençai cette petite mise en scène plusieurs fois.

— Espèce de démon ! Notre Dieu ne pardonnera jamais une telle attitude !
— Et qu’est-ce que j’en ai à faire ? Maintenant, dis-moi pourquoi vous avez essayé de tuer la princesse. Non, tu ne veux pas ? Ta foi est donc si fragile ?
— Ugh…
— Tu vas me laisser, moi, un DÉMON, écrabouiller ton précieux petit chapelet ? Ton Dieu doit se montrer très compréhensif.

C’était l’inverse du fumi-ejaponais (4). S’il pensait vraiment que j’étais un démon, il devait tout faire pour m’arrêter.
(4. Cette technique était une méthode utilisée par les autorités du shogunat Tokugawa pour repérer les personnes converties au christianisme, religion alors interdite et persécutée au Japon. Elle consistait à forcer des individus suspects à piétiner une médaille de Jésus ou de Marie devant des officiels. Au moindre signe d’hésitation ou de réticence, la personne était considérée comme chrétienne et envoyée à Nagasaki.)

— Si tu me dis la vérité, je ne ferai rien.
— Je ne te laisserai pas me manipuler !
— Tant pis pour toi.

J’écrasai le chapelet sous mon talon, le disloquant au sol.

— Nooooooon !

Hmm, qu’allait-il faire, à présent ? Je ferais mieux de dissiper le malentendu d’origine.

— Hé, princesse ? C’est qui, ces types ? Des chevaliers ?
— Je… hmm…

Elle paraissait toujours secouée que l’on ait attenté à sa vie. Son visage était encore dénué de couleurs et elle tremblait.

— Mel ! Le maître et moi, on est là, alors ça va aller !
— Filo.

Mel reprit contenance et se tourna vers moi, parlant à voix basse :

— Euh… ces hommes sont les chevaliers du roi.
— Le Sac à merde… Tu veux dire qu’il a tellement envie de me voir mort qu’il est prêt à sacrifier sa propre fille ?

Incroyable. Me détestait-il à ce point ?

— Je… euh… je ne crois pas.
— Et pourquoi pas ?
— Je ne pense pas que mon père soit au courant. Quand il joue à des jeux de stratégie, il se montre très malin, même ma mère ne peut le battre. Si tout cela était de son fait, alors ce plan aurait fonctionné parfaitement. Et, pour être franche, ma mère n’aurait jamais approuvé une telle action.
— Je crois que tu raisonnes à l’envers.

De ma perspective, la situation était plutôt mauvaise. Il ne fallait pas vraiment compter sur sa mère non plus.

— Cela ressemble à une machination issue de ma sœur. Ma mère avait raison, il faut la tenir à l’œil.

Hmm… je poussais peut-être mon analyse un peu trop loin, mais j’avais l’impression que les deux sœurs ne s’entendaient pas.

— Donc tu penses que ta sœur est derrière tout ça ?

Elle était l’héritière du trône, il existait donc un grief légitime pour essayer de se débarrasser d’elle. La Salope le savait bien, et un tel stratagème était tout à fait digne d’elle.

— Elle en a peut-être après le trône. Et elle devra m’éliminer pour y arriver.
— Ça lui ressemblerait bien.
— Je suis assez d’accord. Ma sœur, depuis son plus jeune âge, adore ruiner l’existence d’autrui. Ma mère dit qu’elle est prête à tout pour parvenir à ses fins.

Au moins, elle semblait comprendre un minimum ce qui se tramait.

— Mais père ne saisit pas cela. Il s’entête à la considérer comme sérieuse et bonne envers les autres.

Donc le Sac à merde avait confiance en elle. La plus jeune des princesses ne croyait pas tout ce qu’il disait.

— Peut-être que le roi ne veut pas que tu prennes sa suite ?
— Vous vous trompez.
— Pourquoi ?
— Car c’est ma mère qui est chargée de désigner un successeur. Et elle ne se fie pas à ma sœur.
— Ta mère… C’était cette femme avec des cheveux violets qui marchait à tes côtés l’autre fois et qui avait ce tic « si j’ose dire » ?
— Ce n’était qu’une doublure, qui prétend être elle en public.
— Une doublure ? Donc elle lui ressemble quand même.

Je ne pouvais oublier à quel point ses cheveux étaient d’un violet soutenu.

— Oui. Certes, cette doublure adopte son apparence, mais elle s’exprime de manière étrange.
— Hmm.
— Cela s’explique parce qu’elle est la reine et possède donc bien plus de pouvoir que le roi.

Et voilà qu’elle recommençait à balancer des informations cruciales comme si de rien n’était.

— Qu’est-ce que tu viens de dire ?
— Sa mère détient nettement plus d’autorité que son père.
— Hein ?
— M. Naofumi, Melromarc est un matriarcat. Je ne l’ai découvert moi-même que récemment.

Raphtalia s’immisça dans notre conversation, ajoutant de nouvelles informations comme si c’était la chose la plus évidente au monde.
Qu’est-ce que cela impliquait ? Que le Sac à merde avait épousé un membre de la famille royale !

— Pourquoi riez-vous, M. Naofumi ?
— Comment je pourrais ne pas rire, plutôt ? Ce déchet a dû se marier et intégrer la famille royale ! Ha ha !
— Maître, tu as l’air de bien t’amuser.
— Surveillez votre langue lorsque vous évoquez mon père !
— Et pourquoi je ferais ça, hein ? Il t’a abandonnée dans ce merdier.
— Non, ce n’est pas vrai ! Ouiiiiin !

Oh là, la cadette des princesses fondit en larmes et se mit à me marteler de ses petits poings.
Ha ! Elle se donnait des airs adultes depuis le début. Mais là, elle venait de baisser sa garde. C’était simplement une enfant.
Après tout, lors de notre première rencontre, j’avais bien vu que c’était juste une gamine. Cependant, je savais à présent qu’elle se montrait volontairement sous des dehors plus matures.
Et pourtant, elle s’exprimait différemment que lorsque nous avions fait connaissance. Si elle était une princesse, elle devait se conduire honorablement en public. Il fallait croire que cette enfant qui criait et pleurait était la VÉRITABLE princesse.

— Ce n’est pas bien de se moquer d’un enfant qui pleure.
— Elle a le même âge que toi !

Est-ce que Raphtalia avait oublié qu’elle se comportait exactement de la même manière, deux mois plus tôt seulement ?
Cela expliquait sa relation avec Filo, c’était sa chance de jouer les grandes sœurs.
Son inclination à mettre en doute le rôle du Sac à merde dans ce complot prenait aussi tout son sens. Il serait très simple d’envoyer une troupe de fanatiques religieux à mes trousses, ils avaient déjà toute la motivation nécessaire et il pouvait nier en bloc facilement. Même s’il n’était pas impliqué, l’explication selon laquelle la Salope tentait d’asseoir sa future place sur le trône se tenait parfaitement.

— M. Naofumi…
— Je sais !

Raphtalia commençait à s’énerver, alors je décidai de me conduire plus sérieusement.

— Y a-t-il un moyen de restaurer notre réputation tout en protégeant la vie de la princesse ?

Honnêtement, je ne voyais pas pourquoi je devais défendre la progéniture du Sac à merde, ou la sœur de sa salope de fille. Je n’aimais pas les liens du sang qui les unissaient. Cependant, je ne pouvais pas l’abandonner là, et encore moins la tuer.
Je reconnaissais tout de même que sa détresse me touchait un peu. Trahie par sa propre famille et laissée pour morte, tout en goûtant aux affres du désespoir. Je ne connaissais que trop bien ce qu’elle ressentait. Hmm… était-il possible de…

— La reine… Est-ce que tu sais où est ta mère ?

C’était la première idée qui me venait à l’esprit. Si la reine ignorait ce que tramait le Sac à merde, nous pourrions aller la trouver et lui expliquer la situation.
Elle détenait plus de pouvoir que lui, alors, en la ralliant à nous, nous aurions moyen de régler ce problème.
Si nous nous engagions sur cette voie, la cadette des princesses deviendrait une sacrée monnaie d’échange.
Si nous parvenions à la maintenir en vie, elle nous serait utile. Elle semblait suffisamment intelligente pour entretenir avec elle une conversation convenable. Le seul problème résidait dans la possibilité que la reine pouvait se montrer aussi stupide que son mari. Dans ce cas, elle ne me croirait pas.

— Je ne sais pas où elle se trouve. Toutefois, mère m’a dit qu’elle voulait que je devienne amie avec le Héros Porte-Bouclier.
— Et tu es sûre qu’elle n’est pas impliquée dans tout ça ?

C’était une hypothèse à ne pas négliger. Accorder à sa plus jeune enfant le droit de succession au trône pouvait faire partie d’un plan pour me traquer et me tuer.

— Uh…
— Pleure pas, Mel ! J’vais t’aider ! C’est promis !

La princesse se remit à pleurer, alors Filo tenta de la réconforter.

— Hé, ne lui promets rien !
— Mais, maître, je… je veux l’aider !
— Non.
— Mais je veux l’aider ! Je veux l’aider !
— Ugh ! Mets-la un peu en veilleuse !

Bon sang. J’avais un mauvais pressentiment à propos de cette situation. Que se passait-il ?
Notre joute verbale dura encore quelque temps, jusqu’à ce que je remarque que les chevaliers capturés s’esclaffaient.

— On dirait bien que le démon a enfin appris sa place.
— Vous, fermez-la. J’ai pas de temps à consacrer à des perdants dans votre genre.
— C’est faux. Nous avons rempli notre objectif.
— Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?
— La mort de la princesse était censée rallier l’opinion publique contre toi, démon, mais, même sans cela, cela ne fait pas grande différence. Il devrait y avoir une belle prime sur ta tête, désormais.

Oui, effectivement. J’aurais dû m’y attendre.

— Tu peux très bien assassiner un membre de la famille royale et fuir dans un autre pays, mais ne crois pas que ce crime demeurera impuni !
— Une minute. Je ne comprends pas pourquoi vous deviez la tuer sous mes yeux.

S’ils tentaient de me faire endosser son meurtre, pourquoi s’embêter à organiser une telle mise en scène ? La Salope avait jeté le discrédit sur moi simplement en me désignant du doigt, et tout le monde l’avait crue. Cependant, ils désiraient attirer sa soeur au milieu de nulle part, l’éliminer et me mettre cela sur le dos ? Pourquoi aller jusqu’à nous rattraper alors qu’ils auraient très bien pu la tuer à n’importe quel autre moment ?
Je me rappelai alors le chevalier placé à l’arrière avec sa boule de cristal. La plupart de ceux situés là étaient parvenus à s’échapper. Et si… la boule avait servi à jouer le rôle de caméra ?

— Démon Porte-Bouclier, ton meurtre de la princesse est maintenant connu de tous dans le pays. Tu n’as nulle part où te cacher, nulle part où fuir.

Je commençais à comprendre. La dernière fois, ils avaient essayé de me piéger sur leur territoire, mais ils étaient allés trop loin et n’avaient pas pu réussir à accomplir leur objectif. Si j’avais fui vers un autre pays, ils auraient été incapables de me forcer à revenir. Cela se serait transformé en exil, et m’aurait donc donné l’occasion de rallier des sympathisants à ma cause.
Toutefois, la situation était différente, à présent.
Ils avaient une boule de cristal contenant une scène me montrant en train de me ruer vers la princesse. Cette preuve leur suffisait. Ils pouvaient aisément la présenter aux nations voisines, ce qui leur permettrait également de mater toute révolte en Melromarc.
Ouah, franchement, j’étais plutôt impressionné. Cela me laissait donc les options suivantes :

Option 1
Abandonner la princesse et fuir uniquement avec Raphtalia et Filo.
Les chevaliers que le Sac à merde avait envoyés la tueraient, et cela ne ferait que servir encore davantage leur cause. La reine placerait une très grosse prime sur ma tête. Les autres pays l’apprendraient, et j’aurais toujours quelqu’un à mes trousses.
Je serais donc en grand danger lorsque se présenterait la prochaine vague. Ils m’arrêteraient à l’instant où je serais téléporté sur les lieux.

Option 2
Ramener la princesse au Sac à merde et lui expliquer la situation.
Cela sauverait la vie de la princesse, mais il faudrait alors s’occuper de ce déchet de roi. Je me demandais s’il essaierait d’en profiter pour m’accuser d’enlèvement. Pour faire simple, la princesse serait indemne, mais je ne pouvais pas garantir que mon innocence soit proclamée.
La reine était aussi capable d’intervenir pour me sauver la mise, mais nous ne savions pas où elle se trouvait, donc impossible d’aller à sa rencontre. Il faudrait attendre qu’elle vienne à nous. Nous n’étions certainement pas obligés de nous mettre volontairement dans cette situation. Et si c’était elle qui tirait les ficelles, eh bien, nous serions dans de beaux draps.

Option 3
Retourner au château et tuer nous-mêmes le Sac à merde.
Mon crime et mes péchés seraient indéniables et connus de tous, ce qui pousserait l’Église et les chevaliers à me pourchasser et m’éliminer.
En considérant le risque d’échec, cette possibilité était sans doute trop dangereuse.

— Quoi qu’on fasse, je ne peux pas prouver mon innocence !

Pourquoi le Sac à merde et sa famille devaient aller si loin pour ruiner ma vie ?

— Ha ha ! Ce sera bientôt la fin du Démon Porte-Bouclier. Prépare-toi à souffrir pour avoir menacé notre Église.
— Ta gueule !

J’ordonnai à Filo de les bouffer, et ils apprirent enfin à se taire. Je pouvais très bien les tuer, mais cela n’avait aucune importance, puisque d’autres étaient parvenus à s’enfuir. Avec la boule de cristal, je serais sous peu accusé de meurtre. Tout de même, l’Église des Trois Héros…
Ce nom était sûrement à interpréter littéralement. Une institution religieuse centrée sur trois héros.
Le symbole de ces trois armes montrait à quel point ils accordaient de l’importance à ce qui les attendait après la mort.
Cependant, quelque chose clochait.

Il était supposé y avoir quatre armes légendaires : l’épée, la lance, l’arc ET le bouclier.
Non seulement les chevaliers avaient tenté de me piéger dès qu’ils en avaient eu l’occasion, mais, apparemment, l’Église était également opposée à cette arme.
Cela expliquait sûrement pourquoi, lorsque j’étais arrivé dans ce monde, aucun des aventuriers volontaires rassemblés pour nous n’avait voulu me rejoindre.
Si la Couronne les avait sélectionnés et regroupés là, il était logique de penser qu’ils avaient été choisis parce qu’ils étaient dignes de confiance.

En repensant à la grande église en ville, ainsi qu’au comportement des chevaliers ici, il paraissait évident que cette institution religieuse possédait un grand pouvoir en Melromarc. Si elle annonçait que le Bouclier était un démon, alors le peuple serait sûrement du même avis.
Pourquoi est-ce que quelqu’un accepterait d’intégrer le groupe d’un démon ? Qu’ils me connaissent bien ou pas n’importait guère. Il suffisait d’une toute petite impulsion.
Si tout cela était exact, cela expliquait aussi les sales regards que je récoltais un peu partout où je me rendais.
Le zèle fanatique de ces chevaliers prenait tout son sens dans ce contexte, puisqu’ils étaient sous le contrôle à la fois de la Couronne et de l’Église.

En y réfléchissant bien, ils s’étaient toujours conduits étrangement en ma présence, même avant que la Salope ne me piège dans cette histoire de viol. Ils m’avaient volontairement ignoré, puis condamné sans la moindre preuve, ce qui s’avérait simple quand on savait qu’ils avaient la puissance de l’Église derrière eux. Les gens n’avaient pas besoin d’arguments solides quand cela me concernait. Si j’étais accusé de quelque chose de grave, j’étais aussitôt condamné pour la simple raison que j’incarnais un démon à leurs yeux.
Lorsque je m’étais rendu auprès du Sablier du Dragon, les sœurs m’avaient accueilli froidement, me considérant dès le départ comme un ennemi. Je n’avais guère besoin d’autre preuve.

Je commençais à saisir ce que manigançait le Sac à merde.
S’il désirait conserver son trône, il devait traiter le Héros Porte-Bouclier différemment des autres. Depuis le mois dernier environ, les gens se mettaient à penser que, finalement, je n’étais pas si mauvais. J’avais agi en tant que saint escorté d’un oiseau divin et voyagé un peu partout. J’avais sauvé un bon nombre de personnes. Récemment, à la capitale, on s’était montré plus poli à mon égard.
Il y avait forcément un rapport avec les enseignements de l’Église. C’était obligé.

Il leur suffisait de dire que les trois autres héros avaient été menacés, ce qui n’était pas nécessairement faux. Voilà pourquoi ils avaient sorti leur carte maîtresse, la princesse en première position pour la succession.
Tout cela n’était que pure hypothèse de ma part. Et ne m’aiderait pas à laver mon honneur.
Tout de même, fuir dans un autre pays…
Et puis, je me remémorai ce que m’avait dit l’armurier.

Je croyais me rappeler qu’il avait mentionné le fait que les citoyens de Silt Welt étaient des suprémacistes demi-humains. Cela signifiait probablement qu’ils n’entretenaient pas de liens étroits avec Melromarc. Si nous y emmenions la princesse, la future reine du pays, pour y forcer des négociations, l’actuelle reine serait bien obligée de se montrer.
Bien sûr, j’étais un humain, donc je ne m’attendais pas à recevoir un accueil chaleureux. Mais Raphtalia était à mes côtés. Ce pouvait être la cachette idéale.
D’ailleurs, Silt Welt était au nord-est, et Shild Frieden au sud-est. Cependant, je devrais traverser deux autres pays pour atteindre ma destination. Comme je l’avais appris l’autre fois, ils étaient situés assez loin. Il fallait juste que je continue à aller de l’avant et espérer que la situation s’arrange.

— Très bien, on se met en route pour Silt Welt. On a peut-être un moyen de sortir de ce bordel, si on parvient jusqu’à ce pays.
— C’est la nation de demi-humains, n’est-ce pas ?

Raphtalia acquiesça.

— Hmm…

La cadette des princesses marmonna quelque chose, ne sachant pas exactement quoi répondre.

— Quoi ?
— Oh… rien.
— Bien. Raphtalia, une fois arrivés, je te laisse négocier.
— Compris !
— Parfait. Princesse, tu ferais mieux de venir avec nous, pour ton propre bien. Je promets de te protéger, alors détends-toi. Si tu ne veux pas mourir, suis-nous.
— D’accord.

Elle grimpa lentement à bord de notre attelage, mais elle ne semblait guère heureuse. Je n’avais aucun problème avec les gentils enfants qui ne comprenaient pas ce qu’il se passait. Exactement comme maintenant. Toutefois, c’était peut-être une bonne occasion de lui expliquer qui étaient vraiment son père et sa sœur, de lui apprendre à quel point son univers était dans un sale état. Elle allait devoir nous suivre jusqu’au bout, quelle que soit l’issue, alors puisque nos destins étaient désormais liés, elle ferait bien de savoir comment tournait le monde.
C’était encore une enfant. Si je pouvais lui enseigner la vérité, elle finirait lentement mais sûrement par adopter mon point de vue.

— Ouais ! Mel et moi, on est de nouveau ensemble !
— Oui. Merci, Filo.

Filo était tout excitée d’avoir une chance de voyager en compagnie de son amie.

— Alors, qu’est-ce que traficote la reine ? Pourquoi est-ce qu’elle a quitté le royaume ?
— Elle est toujours en déplacement pour entretenir nos relations diplomatiques. J’avais l’habitude de l’accompagner.
— Oh, vraiment… De la diplomatie, hein ? Et par rapport à nous ?
— Mère m’a dit qu’elle voulait que je retrouve père, puis que je cherche le Héros Porte-Bouclier pour devenir son amie. Elle travaille si dur jour après jour pour que nous restions en paix. Elle dit que les vagues rendent le monde fou, et que je dois demeurer ici pour protéger Melromarc.

D’après sa description, elle paraissait plus raisonnable que son mari. Du moins, si elle n’était pas derrière tout cela. C’était tout de même les propos d’une enfant, qui était venue jusqu’à nous pour un combat destiné à protéger le Sac à merde.
Nous cachâmes les chevaliers évanouis dans un bosquet non loin, et nous nous dirigeâmes prudemment en direction de Silt Welt.

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