Héros – Chapitre 1
Héros – Chapitre 1
— Rose !
Le cri avait fusé dans la nuit comme un éclair fendant l’obscurité. Rose se figea un instant, mais bien vite elle reprit ses esprits et continua à courir le plus silencieusement possible. Autour d’elle, les ronces craquaient et feulaient, écorchant sa peau et arrachant ses longs cheveux d’un blond sombre. Sans aucune attention pour son corps, la jeune femme protégeait de ses deux bras son ventre rond, où l’enfant s’agitait. Elle avait été si proche d’une vie heureuse et d’un accouchement simple, entourée de son mari et des gens qu’elle avait appris à aimer.
— Rose !
La voix d’homme devenait de plus en plus forte et désespérée, pourtant Rose savait qu’elle s’éloignait de lui et c’était la seule pensée qui pouvait encore la soulager. Il n’aurait pas compris, mais surtout elle n’aurait pas supporté de voir son regard et son cœur se briser sous le poids de la trahison. Rose persévéra dans sa fuite, épuisée, essoufflée, et handicapée par cette grossesse dont elle sentait depuis quelques heures déjà les contractions finales. Au loin, les cris de son mari continuaient de retentir, mais beaucoup plus près d’autres présences étaient apparues et c’étaient elles qui la terrifiaient. Ils ne l’apercevaient pas encore et tournaient en rond, mais elle entendait parfois leurs corps râler, l’écorce craquer sous leurs pas et leurs voix graves et cruelles s’échanger quelques mots. Elle était une proie, sans défense, affaiblie. Et les chasseurs arrivaient.
Bientôt, Rose eut l’impression d’être à nouveau seule. L’espoir vint agir sur ses reins comme une pommade fraîche et elle s’accrocha à l’idée que peut-être avait-elle réussi à les semer, loin de Milvent, à l’orée de Boisombre. Si elle pouvait continuer à marcher, elle s’approcherait de Solombre et de la guilde des sorcières de la lune, qui détestaient tant les chasseurs. Peut-être alors l’aideraient-elles, peut-être alors serait-elle à l’abri. Mais il était déjà trop tard. Rose eut juste le temps de s’accroupir dans les nœuds bruns et humides d’un large chêne pour donner la vie à son enfant. Sa fille naquit sous la canopée ouverte à la nuit opaque de la Lunarie, les yeux aveugles aux constellations brillantes et pâles. Rose ramassa son petit corps dans le sang doré qui l’enveloppait encore, les mains tremblantes. Malheureusement, quand un nouveau-né se sépare de sa mère pour la première fois, il en hurle de peine. Le cri perça la pénombre et Rose se prostra, résignée. Autour d’elle, elle pouvait à nouveau sentir les chasseurs. Elle entendait leurs rires, leurs grognements de bêtes, leurs corps progressant dans la bruine. Elle allait mourir. Mais sa fille devait vivre.
Lentement, la jeune femme ferma les yeux. Dans ses veines, son sang d’or lui parut chaud et serein, comme si son cycle se détachait du monde sordide qui l’entourait. Sous ses paupières, les iris tendres et bruns se couvrirent d’un voile doré, parfait.
L’enfant vivrait. C’était pour cela qu’elle était née. L’enfant vivrait. La prophétie de Rose était accomplie.
Lorsqu’elle ouvrit les yeux, Rose trouva sa fille flottant au-dessus de ses bras, bercée par une bulle de fumée sombre et légère. Doucement, la jeune femme guida la sphère protectrice dans les ronces accrochées au tronc du chêne, où la fumée se fondit dans les ténèbres pour dissimuler le nourrisson aux regards. Rose regarda un instant la tache noire, presque imperceptible, puis elle la perdit de vue et se tourna vers son destin. Entre ses jambes, son sang s’écoulait lentement tandis que le placenta glissait entre ses reins. Elle avait mal, froid, et ne pouvait plus se mouvoir. La force qu’elle avait eue jusque-là l’avait quittée. Agenouillée dans son sang et ses chairs meurtries, la jeune femme restait immobile. Bientôt, des points lumineux apparurent devant elle. Il s’agissait de lanternes de fer rouillé suspendues à de fines barres de même matière, au bout desquelles elles vacillaient en grinçant horriblement. Sous leur halo, les corps des chasseurs s’avançaient, imperturbables, grands et sombres.
— Elle est là, dit une voix grave et profonde.
Un sifflement du chasseur en tête de file rassembla ses hommes autour de lui. Ils étaient grands, maigres dans leurs longs manteaux de cuir noir, la figure dissimulée par une capuche élimée et large. Le chef tendit son lampion au plus proche de ses sous-fifres, puis il s’agenouilla devant Rose, dont il souleva le visage livide et humide du bout de son index. Au milieu de la nuit de Boisombre, la jeune fille était une fleur perdue dans l’obscurité. Nue sous sa trop légère robe d’un rose pâle et souillée de sang doré, sa peau diaphane lui donnait des airs de pétale délicat. Ses yeux encore miellés illuminaient sa tête ovale, aux lèvres blanchies et aux veines brillantes. De la pulpe de son doigt ganté, le chasseur remonta le menton charmant pour atteindre la bouche fine, puis il effleura le nez parfaitement retroussé jusqu’au front frais et doux. Un sourire parcourut le visage masqué de du persécuteur qui laissa le crâne retomber vers la poitrine dénudée, où se répandirent les longs cheveux d’un blond sombre et captivant.
— Le calice.
Un homme encore caché par l’ombre tendit une coupe d’argent massif au chasseur, qui la posa contre les seins ronds et fermes de Rose, avant de trancher sa gorge d’un geste de son poignard dissimulé tout contre son poignet maigre et musclé. La jeune fille n’émit aucun bruit, tandis que le sang jaillissait en vague d’or de sa chair ouverte et de sa bouche. Le chasseur maintint sa tête droite en saisissant ses cheveux, puis il vida le calice dans une outre tendue par un de ses acolytes et continua de recueillir à nouveau le sang.
— Elle vient d’accoucher, cherchez l’enfant.
La voix était calme et sèche, mais l’ordre claqua dans l’esprit des autres hommes comme un coup de fouet. Dans une stratégie parfaite, ils se séparèrent autour de l’arbre pour chercher le nouveau-né. Bientôt pourtant, ils durent admettre leur échec et ils se rassemblèrent derrière la souche pour rejoindre leur chef, qui récoltait encore le précieux sang.
— Nous n’avons pas…
Le jeune chasseur se tut. Devant lui et le reste du groupe, la femme à la gorge tranchée était allongée, tandis qu’à ses côtés gisait le corps de leur meneur, horriblement mutilé. On l’avait tué d’un coup de ce qui devait être une lame longue et lourde, qui l’avait ouvert de l’épaule à la hanche, en diagonale. Dans la terre humide s’étaient répandus son sang pourpre et acide, ses entrailles et sa bile. Tous tirèrent alors leurs armes de leurs fourreaux, mais trop tard.
Une silhouette argentée surgit de l’ombre, pourfendant trois d’entre eux d’un coup de cette lame-là même qui avait occis le plus fort d’entre eux. Les autres eurent beau agiter leurs épées et leurs chaînes avec dextérité, les coups ricochèrent sur la carapace brillante, et bientôt il ne resta d’eux que de la viande hachée qui ferait l’affaire des bêtes de la forêt. Le chevalier vainqueur rangea son espadon à sa hanche tandis que la bruine affolée nettoyait le sang de son armure parfaite.
Lentement, avec un respect manifeste, l’homme s’approcha de Rose pour enlever les cheveux collés à son front et à ses lèvres. Il ferma ensuite ses yeux maintenant voilés et se tourna vers le chasseur près d’elle pour vider les outres de sang doré dans la terre, et récupérer la coupe d’argent massif. Du bout des lèvres, le chevalier forma un son chantant dans les airs et sa monture apparut entre les arbres, dévoilant sa silhouette chevaline dans le halo des lanternes dispersées à terre, mais encore allumées.
Le kirin s’avança vers son maître qui l’effleura du bout de sa main tendue et gantée. L’homme leva alors le corps léger et souple de Rose pour le placer sur le dos de l’animal, à la limite entre la selle et les larges écailles topaze aux reflets moussus. Enfin, l’armure se fraya un chemin dans les ronces près du tronc pour tendre les mains vers la sphère dissimulée. Quelque part devant lui, entre les épines et les piments des marais, une vie se cachait. Le chevalier n’avait pas besoin de la voir, il savait qu’elle était là, sa présence l’avait guidée dans la forêt depuis qu’il avait perçu le premier cri de l’enfant. Lorsqu’il remonta en selle, l’homme effleura une des larges cornes du kirin qui se mit en route, portant dans le creux de son armure d’argent le petit corps nu, encore enveloppé d’or et de ténèbres.
Quand ils arrivèrent à Primes-brumes, le chevalier n’avait pas failli à sa position. Une force étrange l’avait nourri jusque-là, et le kirin avait avancé d’un rythme égal, sans arrêt jusqu’à ce que la Grise-tour soit en vue. Au moment où l’édifice fût face à eux, le soldat mit pied à terre et se présenta à la porte du phare devant laquelle il s’agenouilla. Il ne pouvait pas mener l’enfant à Ilerho, avec les siens, mais il aurait accompli son devoir lorsque les Maîtres-masques l’auraient accepté. Bientôt, la porte s’ouvrit et une silhouette encapuchonnée, vêtue d’une longue robe sombre et d’un masque d’argent, se fit voir au chevalier.
— Est-il un héros ? demanda l’inconnu d’une voix sans identité, ni homme, ni femme, ni morte ni vivante.
L’homme n’avait jamais fait cela, mais il savait que les Maîtres-masques posaient toujours cette question, car seuls les héros pouvaient être portés sur l’île pour y grandir, et celui qui leur parlait ne pouvait pas leur mentir. En effet, lorsque le heaume argenté se redressa pour répondre au masque de cuivre, il sentit que l’unique explication qui franchirait ses lèvres serait la véritable.
— Oui.
— Qu’avait-il autour d’elle lorsque tu l’as trouvé ?
Pris au dépourvu, le chevalier revit la scène du massacre devant ses yeux. C’était sa première mission, et les cadavres s’accrochaient douloureusement à ses paupières. Il connaissait le but de la question, mais rien ne lui venait.
— Des ronces… des piments de marais.
Sa voix agrippait péniblement sa gorge sèche et souffrante.
— Très bien.
Le Maître-masque se pencha pour récupérer l’enfant. La sphère se dissolut dans l’air et le petit corps s’agita, mais avant qu’il n’ait eu le temps de crier, la porte s’était refermée. Le chevalier resta agenouillé, seul, perdu. La puissance qui l’avait porté à la Grise-tour avait disparu, et il avait maintenant faim, soif et sommeil tout en même temps. Plus que cela, la peur et la tristesse se faisaient un chemin dans son esprit.
Lentement, l’homme se releva pour saisir avec délicatesse une corne du kirin. À chaque pas, de nouveaux souvenirs le prenaient d’épouvante. Le plus fort d’entre eux était celui d’un corps parmi les épines.