LES MONDES ERRANTS – Chapitre 19
Chapitre 19 – Le Oural 1/7
D’un geste assuré, l’aiguille traversa le tissu de lin écru, déposant dans son sillage un fil de laine rouge-écarlate. Dès que celui-ci fut tendu, Elvire rompit le lien d’un vif coup de ciseaux et noua ce dernier afin qu’il ne s’échappe. Puis, de son œil aiguisé, la demoiselle admira son travail enfin achevé, un sourire satisfait affiché à la commissure de ses lèvres.
— Qu’en penses-tu maman ? demanda-t-elle en tendant l’ouvrage à la dame assise sur la chaise d’à côté.
À moitié somnolente sur son tricot qu’elle posa sur ses genoux, la vieille femme massa ses yeux voilés par la fatigue et réajusta ses lunettes sur le bout de son nez. D’une main molle, elle prit la broderie encore accrochée à l’arceau puis, à l’aide de son index, tâta avec soin la régularité de la tension. Les sourcils froncés, elle examina la finesse des motifs brodés révélant une mésange de profil, posée sur une branche d’aubépine. Représenté de trois quarts, le bec ouvert et les ailes déployées, l’oiseau était l’emblème de leur village ; Fontaine-les-mésanges. Dans le coin supérieur, les initiales de la demoiselle étaient inscrites en fils blancs et rouges, « E.D. » pour Elvire Deslorges.
— Tu as fait des progrès, c’est du très bel ouvrage mon enfant ! s’exclama la dame d’une voix enrouée. Ne la range pas de suite, tu la montreras à ton père dès qu’il reviendra des champs.
— Bien maman, acquiesça-t-elle en dénouant sa natte, déroulant ainsi ses cheveux châtains qui ondulaient le long de son dos et qu’elle peigna de ses doigts fins.
Sa tâche acquittée, la jeune femme se leva. Elle étira ses membres engourdis et se massa la nuque en gémissant. Sa colonne craqua. Trop concentrée, la demoiselle avait passé l’ensemble de sa journée le dos voûté, les coudes appuyés sur le bois rêche de la table du salon. Des bruits de pas retentirent sur le parquet grinçant, de l’autre côté de la porte. Une fille entra, plus jeune, un air espiègle affiché sur son visage angélique. La démarche chaloupée, elle se précipita sur son aînée de trois ans et l’enserra vigoureusement.
— Oh mon Elvire ! Plus qu’un jour, un ridicule petit jour de rien du tout et nous voilà séparées à jamais ! s’écria-t-elle, la voix empreinte d’une teinte dramatique.
Elle défit son étreinte, posa le revers de sa main sur son front puis, dans une attitude théâtrale dont elle seule avait le secret, ferma les yeux et fit mine de vaciller.
— Quelle tristesse ! Jamais je ne surmonterai pareille tragédie.
Elvire laissa échapper un petit rire et tapota le crâne de sa cadette.
— Ne t’en fais pas mon Héloïse, avec Octave nous viendrons te voir régulièrement. Tous les hivers même, tu auras tant d’occasions pour me supporter encore des mois durant. Je veillerai à venir t’embêter, sois en assurée.
— Non ! tu m’oublieras et m’abandonneras à mon triste sort, cruelle créature que tu es !
— Je viendrais hanter tes songes chaque nuit dans ce cas. Je serai ton pire cauchemar.
La jeunette soupira et la couva d’un regard tendre avant de porter son attention sur la broderie.
— Oh, mais qu’elle est belle ! la complimenta-t-elle avec ébahissement. Tu es vraiment douée.
Elle la pressa contre sa poitrine et plongea ses yeux noisette dans les siens.
— Tu m’en feras une à ton retour ? Je l’accrocherai dans la chambre à dessus de notre lit.
— Ce n’est pas très compliqué à faire tu sais, toi-même tu y arriverais si tu t’en donnais la peine.
— Je ne brode pas aussi bien que toi !
En rangeant l’aiguille sur le porte-épingle, Elvire se piqua par mégarde le bout de son index. Une goutte de sang perla. Elle porta son doigt à ses lèvres et le suçota.
— Ça c’est parce que tu passes plus de temps à aller vagabonder dans les champs plutôt qu’à l’ouvrage ! railla l’aînée en lui adressant un sourire malicieux.
— Je ne vagabonde pas, je flâne et m’inspire !
Elle posa la broderie et tourna sur elle-même, faisant virevolter sa robe ainsi que son jupon.
— J’aime la vie de plein air, parcourir les prés et les bois pour m’imprégner de l’atmosphère. Écouter le pépiement mélodieux des oiseaux, contempler le soleil se coucher derrière la montagne. Admirer la voûte céleste une fois la nuit tombée où la lune est si belle et les étoiles étincelantes. Le tout sous le chant des grillons et parfois le clapotis de la pluie, si relaxante.
— Quelle petite rêveuse tu fais ! Et poète de surcroît !
— Comme ton futur mari, je te signale !
— Mademoiselle serait-elle jalouse qu’Octave ait choisi de m’épouser plutôt que toi ?
— Pas du tout ! s’offusqua-t-elle en rougissant. Je suis juste triste qu’il me vole ma sœur, mais je suis heureuse pour toi. C’est un garçon si gentil et il connaît tant de choses. Il est tellement envoûtant lorsqu’il parle et raconte ses histoires, c’est passionnant ! Et son imagination est si fertile… Mais bon, il a préféré prendre la main de la plus sage plutôt que celle de la plus jolie.
— Surtout la moins pipelette, murmura la mère.
Les trois femmes échangèrent un sourire complice puis Héloïse agrippa le poignet de sa sœur pour l’attirer dehors en sa compagnie. L’aînée, docile, se laissa guider et toutes deux s’en allèrent dans les jardins où la brume vespérale étendait son emprise dans la vallée située en contrebas. La cadette s’installa sur la balançoire tandis qu’Elvire prit place sur le banc annexe, situé sous le vieux chêne bourgeonnant, aux ramures majestueuses.
Elles regardaient droit devant elles, le visage et les cheveux fouettés par le vent chargé d’humidité, transportant des odeurs de terre ainsi que le parfum des vaches dont les pelages marron crème se distinguaient nettement dans ces écrins de verdure.
Les cloches accrochées sur leur large encolure tintaient. En se concentrant, on entendait des enfants jouer ainsi que le friselis des branches ballottées par la brise. Non loin de là, des chiens aboyaient pour protéger le domaine d’éventuels intrus. Les sons résonnaient en écho, se mourant en haut des montagnes Ardeniennes dont les sommets, aux pics si hauts, restaient éternellement enneigés. Il régnait ici un calme d’une étrange sacralité.
— Tu te vois dire au revoir à tout ceci ? s’enquit la plus jeune en se balançant. Dire adieu à ta terre ?
Elvire poussa un soupir, une pointe d’amertume au cœur.
— Ça ne va pas être simple, je n’ai jamais quitté la vallée, pas une fois en vingt ans. Mais bon, ce n’est qu’un au revoir. Après tout, je vais découvrir de nouveaux horizons, rencontrer des gens, apprendre de nouvelles cultures. Partager également des expériences auprès de mon époux. Le voyage promet d’être palpitant.
— Tu ne regrettes pas ton choix ?
— Nullement ! J’aime Octave et je suis heureuse que papa l’ait autorisé à m’épouser.
— Tu vas quitter la chaleur de ton foyer pour vivre dans une roulotte itinérante. Vivre une vie de bohème avec l’homme que tu aimes. J’espère que moi aussi je goûterai à un tel bonheur. Si tu savais comme je t’envie, j’en serais presque jalouse.
— Je ne m’en fais pas pour toi, petite sœur. Jolie comme tu es, tu vas en charmer plus d’un. Et puis, vu que tu comptes faire des études en ville, tu trouveras certainement chaussure à ton pied à Mont-les-grives, plus qu’ici dans ce village perdu.
Héloïse renversa sa tête et se pencha en arrière, sa robe tournoyant à chacun de ses va-et-vient.
— Un bel infirmier ou un élégant médecin ! J’en rêve ! gloussa-t-elle. Pour qu’il s’empare de mon cœur et ausculte mon corps dans les moindres recoins.
— Oh, Héloïse ! s’indigna l’aînée après un pouffement.
— Quoi ? Fais pas l’innocente, tu crois que tu vas faire quoi demain soir auprès de monsieur Louvet ? Deux jeunes tourtereaux dans une roulotte, surtout après avoir bien bu et festoyé ?
— On va surtout dormir, oui !
— C’est ça… après avoir fait moult galipettes. Je suis sûre que de la chambre j’entendrai la caravane grincer et que vous m’empêcherez de dormir.
Elles rirent à gorge déployée puis demeurèrent muettes, contemplant la vallée s’endormir progressivement. Le soleil se couchait, disparaissant derrière les crêtes crénelées des montagnes, plongeant le paysage sous une chatoyante clarté mordorée. Les bergers rentraient au bercail, accompagnés de leurs chiens tandis que les rires d’enfant s’effaçaient peu à peu. L’air frais gagnait en intensité et les foyers voyaient leur cheminée expulser des vapeurs grisâtres, se confondant avec la pierre et les ardoises des habitations.
L’échine hérissée par la fraîcheur ambiante, les deux sœurs retournèrent à leur logis. Elvire s’en alla au pied de la grande armoire où sa malle se trouvait mise. Faite de bois sombre, elle contenait toutes les affaires de la future mariée : ses vêtements, son linge ainsi que sa vaisselle, soit tout le nécessaire pour son bon établissement. En guise d’effets personnels, la demoiselle possédait seulement quelques livres, un cadre et un petit ourson en laine boulochée, son doudou protecteur lorsqu’elle était enfant. L’ursidé était le symbole de force car l’animal était le plus gros prédateur de ce pays.
Héloïse chaparda la photo de famille, en noir et blanc. Prise il y a peu, les quatre membres se trouvaient devant leur maison. Les deux sœurs, dans les bras l’une de l’autre, souriaient à pleines dents tandis que la mère, déjà rognée par les affres de la vieillesse, se tenait assise sur une chaise de jardin. Son mari était posté derrière elle. Dans une position solennelle, il avait posé une main solide sur l’épaule de sa femme.
La cadette renifla et essuya discrètement une larme :
— Tu vas tellement me manquer ! se plaignit-elle, la voix chevrotante.
Pour la rassurer, Elvire la prit dans ses bras et déposa un baiser sur son front.
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