NORDEN – Chapitre 103
Chapitre 103 – Enquête et confidences
Perdue dans ses pensées, Blanche regarda le fiacre s’éloigner, une pointe au cœur en voyant ce marquis disparaître de son champ de vision. Son estomac se contracta à nouveau mais elle fut stupéfaite que cette sensation, pourtant pas des plus agréables, n’était en rien douloureuse, étrange tout au plus. Elle soupira et se tourna vers sa mère qui, après avoir rangé ses derniers achats, s’attabla et sortit une cigarette qu’elle dégusta.
— Tu as l’air d’aller bien mieux, nota-t-elle en recrachant un nuage de vapeur, je suppose que la présence rapprochée de ton demi-frère ne te perturbe plus autant.
La fille détourna les yeux, gênée par cette remarque.
— Es-tu disponible ? demanda la mère. J’ai à te parler.
Intriguée, la jeune femme s’installa sur une chaise. Alors qu’elle observait sa mère, une grimace s’afficha sur son visage à la vue du fin anneau doré qui ornait son annulaire.
— Il vous a fait sa demande ? Et vous avez accepté !
— C’est exact ! fit la mère en fixant l’objet avec dédain.
— Mais…
— Tais-toi et écoute-moi ! Il est temps que toi et moi ayons une petite discussion. Non pas que je te trouve prête pour encaisser la chose, loin de là ! mais je pense qu’il s’agit là du seul moyen que je possède pour t’obliger à te raisonner et à ne surtout pas commettre de folies !
— Que voulez-vous dire par là ?
— Blanche, ton état m’inquiète ! Je ne sais pas quelle est l’origine de ton trouble, mais je ne peux avancer dans la mission qui m’a été confiée tout en sachant que ma fille peut à tout moment perdre la raison. Alors je te propose un marché, de toi à moi.
— Quel est-il ? s’enquit la fille, stupéfaite.
Irène inspira profondément et garda un instant le goût âcre du goudron s’infiltrer dans son palais.
— Je veux que tu te confies à moi, intégralement je l’entends. Je sais que je vous ai habitué à tenir votre langue et, qu’à l’inverse de ta sœur, tu mets un point d’honneur à exercer ce sermon. Cependant, je ne sais pas ce que tu me caches mais il m’est insupportable de te savoir aussi mal ! Je me dois de réagir au plus vite.
La jeune duchesse se renfrogna et baissa la tête, mal à l’aise à l’idée de décevoir sa mère malgré elle.
— Il n’y a rien que je ne puisse vous dire mère, murmura-t-elle, penaude.
— Regarde-moi dans les yeux et ose me l’avouer en face !
Désemparée, Blanche sentit son rythme cardiaque s’accélérer. Son estomac se noua et une sensation de panique commença à la submerger sans qu’elle ne comprenne d’où elle venait. Elle se sentait au plus mal, prise d’une peur viscérale, instinctive. Elle voulait lui cracher les mots sur son ressenti mais que ressentait-elle au juste ? Quelle était la cause de ce mal-être qui, depuis plus d’une journée, s’emparait d’elle pour la briser de toute part ? Elle redressa la tête et porta sur sa mère des yeux rougis, noyés par les larmes qui dévalaient à présent ses joues.
— Je ne sais pas ce que j’ai mère, avoua-t-elle d’une voix étranglée, je ne sais pas pourquoi je vais si mal… Je ne comprends pas ! Je ne…
Elle hoqueta, ne pouvant poursuivre son discours. Désarmée par ce fait, Irène soupira et observa sa fille afin de la sonder ; elle ne remit nullement en question ses dires.
— Soit, finit-elle par dire une fois que son enfant fut calmée, dans ce cas écoute bien ce que je vais te dire car je ne répéterai pas ces informations.
Interloquée par la douceur de son timbre, Blanche sécha ses larmes. Elle redressa la tête puis joignit fébrilement ses mains. Irène écrasa sa cigarette dans le cendrier et s’éclaircit la voix.
— Que sais-tu réellement de notre famille ?
La fille déglutit et se racla la gorge.
— Puis-je aller chercher mes notes afin de vous exposer tout ce que j’ai rassemblé ?
— Inutile, je suis tombée sur tes fiches la dernière fois. Pardonne-moi de fureter dans tes affaires mais au vu de tes états maladifs successifs, je me devais d’y jeter un œil afin de m’enquérir d’un quelconque problème.
— Vous allez donc répondre à toutes mes questions ? demanda posément la fille, les yeux remplis d’espoir à l’idée de savoir enfin la vérité.
— Non ! seulement ce que tu dois savoir. Je ne prendrai pas le risque de t’expliquer mes projets. Pour l’instant tout du moins. En revanche, je peux t’expliquer certains points concernant notre généalogie. Des points dont tu as déjà une partie de vérité et qui permettront, je l’espère, de t’aider à aller de l’avant.
— Quels sont-ils ? Hélène est-elle votre sœur ? Ambre et Adèle sont-elles nos cousines ? Qui est H et pourquoi nous avoir caché tout cela ? Papa savait-il ? Et pour nos totems…
— Blanche, doucement ! Pour répondre à tes premières questions, oui Hélène était bien ma sœur. Ambre et Adèle sont vos cousines. Ton père était au courant de la chose depuis près d’une décennie maintenant. Pour vos totems, oui vous avez été baptisées comme tu as pu le voir, la loutre pour ta sœur et la harpie féroce pour le tien. Je n’ai pas jugé utile de vous les révéler ou de vous offrir vos médaillons que je vous fournirai lorsque je le jugerai nécessaire. Vous êtes déjà assez sujettes aux médisances, il était donc inutile pour votre père et moi de vous informer sur vos origines noréennes et tout ce folklore. Moins vous en saurez là-dessus et plus vous serez préservées. Quant à H, je ne te dévoilerai pas de qui il s’agit pour l’instant, car tout repose sur lui et je souhaite conserver son anonymat. Sache seulement qu’il veille sur notre famille, il est notre plus grand allié et espoir. Il est le maillon clé de ce qui se joue en ce moment et je suis moi-même l’un des pions qui tire dans l’ombre les ficelles du territoire. Moi, ainsi que certains membres dont Georges, le mari de ma sœur, faisait partie.
— Les de Rochester ! Vous travaillez pour la Cause ? Au service d’Alfadir ! Vous êtes une espionne ! Cela explique pourquoi vous ne nous avez jamais parlé de votre sœur ?
— La situation est nettement plus compliquée que cela mais tu n’es pas bien loin de la vérité en effet.
— C’est pourquoi père s’est laissé condamner ? Pour protéger le secret de votre nature ! Pourquoi a-t-il attaqué et enlevé nos cousines dans ce cas ?
— Ton père était malade, ma fille ! Il ne parvenait plus à encaisser toute cette pression au sujet des enlèvements que l’on était censés commettre. Et l’ingestion de D.H.P.A. ainsi que bon nombre de faits qu’il était contraint d’exercer l’ont rendu fou.
— Vous le saviez ! s’indigna la fille. Vous l’avez aidé à enlever des enfants et vous le saviez ! Vous saviez pour Charles, pour Enguerrand et tout le reste ?
Il y eut un long silence pendant lequel Blanche, outrée par les aveux de sa mère, manquait de vaciller.
— Voilà pourquoi je ne souhaitais rien te dire. Tu n’es pas prête pour encaisser pareille vérité. Tu ne peux comprendre tout ce qui se joue actuellement. Tout ce que votre père et moi avons fait pour assurer votre sécurité ainsi que celle de tous les membres de cette île, aranéens comme noréens. Je veux juste que tu comprennes que tout ce qui a été accompli jusqu’alors a été fait dans un but précis. Une affaire qui traîne depuis si longtemps, qui impacte directement notre famille.
— Qui sommes-nous mère ? demanda-t-elle timidement.
— À toi de le découvrir et de te donner les moyens d’approfondir la chose. Tu reviendras vers moi une fois que tu auras obtenu un semblant de réponse quant à notre généalogie. Et je ne reviendrais vers toi qu’une fois ma tâche grandement avancée.
— Si je me renseigne sur les registres plus anciens, je saurai donc qui est ce H et pourquoi vous faites tout ceci ? Quelle est l’origine de cette histoire ?
— Tu n’en sauras pas davantage sur lui. Cependant tu auras ta réponse concernant les membres de notre famille.
Avec désinvolture, la duchesse triturait son alliance, l’ôtant et la replaçant sur le bout de son annulaire.
— En attendant, j’ai de mon côté pas mal de ronces épineuses à écarter. Je te serai donc obligée de ne pas me troubler davantage et de te ressaisir afin que je puisse mener mes affaires à bien.
Comprenant ce qu’il en était, et désireuse d’aider sa mère au mieux, elle opina. Ne voulant pas s’éterniser là-dessus, Irène se leva et alla vers sa fille.
— Allez file, ajouta-t-elle calmement en déposant un baiser sur son front, je t’appellerai lorsque le repas sera prêt.
Elle se rendit à l’évier, se lava les mains et commença à préparer le dîner. Blanche, quant à elle, monta dans sa chambre, tout en ayant préalablement pris le registre caché dans l’armoire. Silencieuse, elle s’installa à son bureau et entreprit d’étudier chaque ligne des quatre cents pages écrites, histoire de ne rater aucune information.
***
Une clochette tinta lorsque Blanche entra dans la boutique De fil en Aiguille. La duchesse fut agréablement surprise par la chaleur ambiante de cette couturerie si soigneusement entretenue, située en plein cœur de Varden, proche de l’allée des Tisserands.
Elle n’avait jamais mis les pieds dans cette échoppe, exclusivement destinée à la communauté noréenne et spécialisée également dans les costumes d’officiers et autres corps de métiers. Pourtant, ce lieu de rendez-vous n’était pas anodin ; il s’agissait de l’ancien lieu de travail de madame Hélène Hermine. Elle l’avait repéré grâce aux dires de Meredith qui était au courant que la mère d’Ambre y travaillait jadis.
— Bien le bonjour mademoiselle ! la salua l’homme derrière son comptoir, affichant un sourire radieux.
Il se redressa et vint à sa rencontre.
— Que puis-je donc pour vous ? demanda-t-il en la scrutant de pied en cap, étudiant ses vêtements de ses yeux verts aiguisés. Mademoiselle cherche une étoffe en particulier ? Un raccommodage ou un ourlet peut-être ?
— Je souhaite m’acheter une robe, mentit-elle pour tenter de lui soutirer subtilement des indices.
— Très bien ! Vous savez que nous ne possédons que des robes noréennes mademoiselle ? Je préfère vous le préciser. Certaines sont relativement courtes et dévoileront l’intégralité de vos jambes, et parfois même le bas des cuisses.
— Cela ne me pose aucun problème monsieur. Je possède suffisamment de robes aranéennes et j’ai envie d’en avoir une plus légère dans ma garde-robe.
— Elles sont idéales pour la saison estivale ! Suivez-moi, je vais vous les montrer.
Il l’aiguilla jusqu’au rayon et lui montra une à une la vingtaine de robes de belle facture qu’il possédait. Les étoffes n’étaient guère variées ; du lin et du coton principalement. Les artisans ne pouvaient sans doute plus se fournir en soie, velours, fil d’or et autres matières nobles qui, bien avant l’embargo, étaient exclusivement utilisées pour les robes aranéennes, bien plus onéreuses. Malgré cela, les teintures et jeux de broderies étaient magnifiques, un raffinement plus discret avec ces motifs tantôt animaliers tantôt arabesques ou floraux.
— Celle-ci vous irait à ravir ! assura-t-il en lui dévoilant une robe de couleur mauve.
— Monsieur est connaisseur, j’adore le mauve, avoua-t-elle, vous exercez ici depuis longtemps ?
— En tant que couturier depuis plus de trente ans, mais dans cette échoppe depuis une petite dizaine d’années. J’ai repris la boutique d’un couple d’amis suite à leur départ précipité. Je n’ai presque rien changé. Ils avaient bon goût.
Blanche toucha l’étoffe, imprégnant dans sa mémoire les informations révélées.
— Ils sont partis pour quelle raison ? demanda-t-elle de manière impassible pour ne pas trahir son intention.
— Je ne sais pas trop hélas ! Heifir m’avait affirmé que Suzanne trouvait la ville trop bruyante et qu’ils préféraient déménager rapidement pour la campagne. Ils avaient l’air bien pressés. Après je me suis demandé s’ils n’avaient pas suivi Medreva pour rejoindre les terres noréennes.
— Medreva… la Shaman de Meriden ?
— C’est exact, elle était la mère d’Heifir. N’est-ce pas extraordinaire d’avoir une Shaman pour mère ? Quoiqu’il en soit, elle aussi est partie au même moment. C’est dommage, je les aimais bien et la boutique marchait très bien !
Il se recula et lui montra la robe dans son intégralité.
— La robe vous plaît-elle duchesse ? s’enquit-il, l’œil vif.
Blanche fit mine de réfléchir. En effet, elle la trouvait particulièrement belle, bien que trop courte à son goût. Pourtant, en y regardant de plus près, il s’agissait d’une des robes les plus longues, s’arrêtant juste au-dessus du genou. Se voyait-elle la porter ? Peut-être chez elle lorsque les beaux jours seraient présents.
— Elle est parfaite, dit-elle en esquissant un sourire de courtoisie, je vais vous la prendre.
— Mademoiselle m’en voit ravi.
Il retourna derrière son comptoir et emballa soigneusement le vêtement dans une boîte cartonnée qu’il scella d’un ruban rose poudré. Patientant à la caisse, Blanche fut surprise de voir une photo en argentique datée de l’année 269 qu’elle étudia avec le plus grand soin. Elle représentait quatre personnes, un couple d’une trentaine d’années et deux enfants, devant la vitrine de leur boutique qui affichait une banderole célébrant les dix ans de l’enseigne.
— Ce sont les anciens gérants, expliqua l’homme, Heifir et Suzanne. Et pour les enfants, voilà Honoré, un sacré petit filou, et à côté c’est sa grande sœur, Hélène. Elle ne lui ressemblait pas du tout ni même à ses parents d’ailleurs. Si je ne savais pas qu’elle possédait un totem d’hermine, je l’aurais pris aisément pour une aranéenne.
— Pourquoi cela ? s’étonna la jeune femme, perplexe.
— Du point de vue morphologique, elle ne possède que peu de caractéristiques du peuple de Hrafn. Des grandes femmes blondes et élancées avec une peau si liliale et sans l’ombre d’une tache, voilà qui est extrêmement rare. Il n’y a que votre mère qui possède des traits si semblables. Après, je ne doute pas de leur origine noréenne, loin de là, elles sont juste de rares exceptions. D’autant que vous possédez des taches de rousseur. Et votre sœur à une peau plus que particulière. On pourrait croire qu’elle vient du peuple de Korpr, si l’on ne prend pas en compte ses yeux noirs.
Cette confidence la gêna ; elle n’aimait guère le fait que l’on puisse assez aisément rapprocher sa mère de sa tante quand bien même la comparaison serait fortuite.
La voyant troublée, il poursuivit :
— Je ne désirais pas vous froisser en vous disant cela mademoiselle, vous et votre sœur êtes très jolies.
— C’est bien aimable à vous, conclut-elle.
Elle paya et réceptionna la robe. Après l’avoir salué, elle tourna les talons et sortit. En rentrant, elle posa le paquet sur son lit où Prune, allongé de tout son saoul, soupirait d’aise. En hâte, elle coucha sur papiers ces révélations et entreprit de feuilleter les registres aux dates approximatives au vu des indications présentes sur la photo, lui faisant gagner un temps précieux. Ainsi, elle put retrouver aisément les trois autres protagonistes mentionnés :
240 : Naissance de Heifir (shetland)
242 : Naissance de Suzanne (écureuil)
265 : Naissance de Honoré (chat)
Autre information essentielle, et pour le moins extraordinaire, elle remarqua que cet Heifir avait deux sœurs :
239 : Naissance Selki (phoque)
242 : Naissance d’Erevan (rorqual)
À la lecture du premier nom, le cœur de Blanche s’accéléra, chamboulée d’apprendre que le phoque blanc était possiblement leur grande tante ou leur grand-mère. Mais ce qu’il y avait de plus troublant encore était que nuls aïeux du côté de Heifir n’étaient mentionnés. Il était donc impossible, du moins avec ce registre, de trouver qui était le père de cette fratrie, le compagnon de la Shaman Medreva, ni même qui était ce fameux H tant énigmatique. Le seul point avéré était qu’il soit noréen au vu des prénoms si caractéristiques des noréens natifs donnés aux enfants et de l’absence de nom de famille.
Sur une autre feuille, elle inscrivit également la généalogie paternelle de ses cousines. Ce Georges, d’après sa mère, était bel et bien issu de la lignée des de Rochester ; il serait alors aisé pour la jeune duchesse de se renseigner sur cette famille qui, bien que très secrète sur sa vie privée, possédait un arbre généalogique construit et facilement consultable.
Elle retrouva son nom à la toute fin du registre.
Georges (baleine) Deslauriers né le 13 aout 259, frère de Ernest (cheval) Deslauriers et fils d’Adélaïde de Rochester ainsi que de Yves (rat) Deslauriers.
Épuisée par l’étude de ces écrits, Blanche soupira. Mollement, elle massa ses yeux rougis, irrités par les lectures successives. La tête bouillonnante de questionnements qu’elle souhaitait éclaircir au plus vite, une étincelle de vie s’empara d’elle, un désir ardent d’en connaître davantage sur ses origines qu’elle dénouait progressivement. Elle se leva et étira de tout son long ses muscles engourdis avant de se changer pour regagner son lit.
Une fois allongée, la chatte s’installa à côté d’elle et ronronna. Machinalement, la jeune duchesse câlina le félin, tentant de se laisser bercer par les vibrations de la bête pour trouver un sommeil qui, malheureusement pour elle, ne vint point.
Résignée, Blanche se leva et, tel un furet, descendit jusque dans la cuisine, prenant soin de ne pas faire le moindre bruit afin de ne pas réveiller sa mère, souvent aux aguets. Sous l’évier, elle y trouva sa petite bouteille de kirsch à demi entamée, sa fidèle alliée d’endormissement depuis que sa crise fut venue. Elle s’en empara, se servit un fond de verre qu’elle dilua dans de l’eau pour alléger le goût et le but d’une traite, accompagné d’un cachet de véronal, un puissant barbiturique à vertus sédatives, espérant ainsi trouver le sommeil durant cette nuit en grande partie entamée.