NORDEN – Chapitre 113
Chapitre 113 – La tendresse d’une mère
Allongée dans le lit, la pièce plongée dans la semi-pénombre où seuls de minces halos de lumière perçaient à travers les rideaux, Blanche demeurait prostrée. Elle conservait sa tête nichée contre le coussin, prise d’un épouvantable mal de crâne conjugué d’une douleur à la gorge. Gisant comme morte, elle ne bougea pas lorsque la porte d’entrée s’ouvrit ni lorsqu’elle sentit le délicat contact d’une main caresser son front.
— Tu as de la fièvre, murmura Irène en se redressant pour aller lui chercher un verre d’eau dans la salle de bain.
À son retour, elle le posa sur la table de chevet et s’installa auprès de sa fille.
— Veux-tu en parler ? demanda-t-elle d’une voix douce.
— Je ne sais pas mère, avoua la fille à mi-voix, je ne veux pas vous causer plus de tort. S’il vous plaît ne vous inquiétez pas pour moi et continuez votre mission.
— Crois-tu sincèrement que je vais réussir à poursuivre ma tâche tout en te sachant dans cet état ? Ma Blanche, mon rôle est avant tout de vous protéger, vous mes filles. Jamais il ne pourrait en être autrement. Tout ce qui m’intéresse est de vous savoir en sécurité et préservées. D’autant que mon rôle prend fin ce soir ou du moins en partie. Je vais donc être plus disponible pour les semaines à venir afin de veiller sur vous.
— Que voulez-vous dire par la ? s’enquit la jeune femme en se retournant pour voir sa mère dont la silhouette sombre était nimbée d’un fin liseré doré.
— Jouons cartes sur table ma chérie. Je vais te dévoiler des informations confidentielles bien que certaines soient compromettantes. Un peu plus tôt que je l’aurais espéré certes. Mais je me dois de te les confier au vu du climat actuel où nos vies sont plus que jamais menacées. Je serais ravie qu’en échange de ces révélations tu me dises franchement quelle est l’origine de ton mal qui, je le sens, empire au fil des jours. Es-tu d’accord ?
Blanche déglutit péniblement et hocha la tête.
— Très bien. Comme tu l’as deviné notre famille est particulière. Tu n’en sauras pas davantage sur mon père, je le crains, mais il se présentera à toi dans peu de temps. Encore un peu de patience. En revanche, je peux t’en dire davantage sur ton arrière-grand-mère, l’ancienne Shaman du peuple Hrafn en personne, ainsi que sur ma mère.
— Erevan ? C’est juste ? proposa-t-elle en se redressant légèrement. Heifir et Selki sont votre oncle et votre tante ?
— C’est exact, ils sont les enfants de Medreva et d’Aorcha. Tes arrière-grands-parents.
— Pourquoi est-elle partie ? Pourquoi toute votre famille s’est transformée ? Où est votre mère ?
— Cela est une longue histoire ma chérie. Pour te le résumer simplement sans risquer de t’effrayer, disons que ma mère a été assassinée par Alfadir et que mon père ne parvient pas à oublier ce drame.
— Alfadir ? Le Cerf protecteur de notre peuple ?
— Lui-même, et avant que tu ne me le demandes disons que lui et mon père avaient eu un désaccord et que la mort d’Erevan était plus un accident au cours de leur duel qu’un meurtre volontaire. Quoiqu’il en soit, mon père voulait se venger et a demandé à Medreva de nous placer Hélène et moi dans des institutions stratégiques afin qu’elle comme moi puissions évoluer dans la société pour tenter de rayonner dans l’ombre. Car rien n’aurait pu blesser davantage Alfadir que de savoir la descendance de mon père tenir une partie des rênes de l’île. C’est pour cela que j’ai été placée à l’Allégeance. C’est avec cette rage que j’ai su me distinguer des autres et que je suis parvenue à me hisser au sommet lorsque le Duc m’a engagée à son service puis a décidé de m’épouser après la mort de sa première femme.
Irène se tut un instant, laissant le temps à sa fille d’assimiler ces informations capitales.
— C’est pour ça que vous détestez les coutumes noréennes, le Aràn Alfadir vous a blessée. Et pour votre sœur, pourquoi n’avez-vous pas pu rester ensemble ?
— Son rôle n’était pas si différent du mien. En grandissant à Varden auprès de notre oncle qui tenait cette fameuse couturerie, elle côtoyait régulièrement des officiers et est parvenue à nouer un contact avec un aranoréen issu de la noble famille des de Rochester. Je pense que tu connais leur fonction, vous les avez étudiés à l’école.
— C’est donc avéré ce que l’on nous enseigne sur eux ?
Irène opina du chef :
— De Rochester est la famille neutre par excellence, du moins, avant l’enlèvement des enfants noréens et celui des marins sur Providence où ils ont décidé de soutenir la cause du Baron suite à ce scandale. Ce sont des espions dont le rôle est de retrouver Hrafn. Je pense qu’il va être assez compliqué pour toi d’assimiler le fait qu’Alfadir et les autres entités existent bel et bien mais il va te falloir ouvrir ton esprit et croire sur parole ce que je vais te dévoiler.
— C’est assez compliqué oui. Pourquoi ne pas nous avoir mis au fait de tout ceci avant ? Pourquoi masquer la véracité de toutes ces histoires que père nous racontait sous forme de conte pour nous endormir ?
— Car toute la mission repose sur ce fait ma chérie. Ta mère travaille de mèche avec les de Rochester pour retrouver Hrafn et le ramener à Alfadir. Mon engagement avec Mantis n’est que factice et me permet, en plus d’avoir sa protection, de pouvoir accéder à ses carnets de commande de jadis et d’avoir su remonter la piste de la D.H.P.A. pour retrouver Hrafn. Car, ma fille, cette drogue est élaborée à partir du sang de ce corbeau maintenu captif sur Pandreden depuis des siècles.
— Quoi ? Vous plaisantez ? Comment est-ce possible.
— Blanche, parle moins fort je te prie ! Je sais que c’est extrêmement compliqué pour toi de concevoir cela mais s’il te plaît fais un effort !
— Mais pourquoi voulez-vous ramener le corbeau à Alfadir si vous voulez vous venger de lui ? C’est absurde !
Irène laissa échapper un ricanement.
— Au départ il n’en a pas été ainsi. J’ai dû me plier à cette exigence lorsqu’Alfadir s’est rendu compte de notre existence. Vois-tu, il y a près de dix ans, ma sœur Hélène a commis un acte abominable. En faisant assassiner son amant alors qu’elle était enceinte d’Adèle, elle s’est attiré les foudres d’un nombre incalculable de personnes sur le territoire. Pour ne pas être exécutée, Friedrich est parvenu à la faire se transformer. Or, sous sa forme d’hermine, Hélène s’est fait tuer peu de temps après et mon père ne l’a pas supporté. Alfadir s’est alors rendu compte de notre existence indésirée. Pour nous permettre d’exister, il a ordonné au reste de notre famille de se transformer mais a également missionné mon père ainsi que moi-même de retrouver Hrafn dans un délai donné. Passé ce laps de temps, vous et vos cousines devriez vous transformer à votre tour. Une fois que Hrafn sera entre nos mains, nous serons libres de vivre pleinement sur Norden.
— Vous l’avez retrouvé ? Comment avez-vous fait ?
— Après avoir trouvé les documents ici au manoir von Eyre, j’ai fourni lesdites informations aux de Rochester. Comme tu le sais, ils travaillent sur la Goélette, le navire du marquis Desrosiers. Marquis que j’ai contacté il y a peu et que se joint à nous dans notre mission.
— Lucius Desrosiers est notre allié ?
— Oui ! et c’est par son navire en partance pour Providence ce soir que ce fichu corbeau sera rapporté dans une poignée de semaines. Et que nous serons à l’avenir libres d’exister… du moins, je l’espère.
Elle s’éclaircit la voix et posa un regard tendre sur sa fille.
— Te voilà dans le secret à présent ma chère enfant, fit-elle en lui remettant une mèche de cheveux derrière son oreille, maintenant que tu sais tout ceci, je compte sur toi pour tenir ta langue. Je te ferai également part de certains de mes projets afin que tu sois au courant de ce que je m’apprête à faire d’ici une poignée de semaines. Ainsi, tu épauleras Meredith et tu auras la lourde responsabilité de mentir ouvertement à un certain nombre de personnes.
Flattée par cet honneur, la jeune duchesse demeura coite et acquiesça, prête à tout pour être digne de cette future mission, digne de sa mère.
— À présent, poursuivit calmement Irène l’enlaçant, s’il te plaît livre-toi à moi.
Blanche baissa les yeux et expira longuement. Décidée à partager son fardeau, elle s’arma de courage et perça cet abcès purulent dans un discours entrecoupé de hoquets et de larmes. Irène, quant à elle, restait de marbre, écoutant intensément ce récit qui rongeait ses entrailles sur ces faits dont elle n’avait jamais soupçonné l’existence. La tête haute, tenant entre ses bras son enfant adoré, une lueur de fureur passa à travers ses prunelles givrées. Cet homme allait payer et les souffrances qu’elle se promettait de lui infliger allaient lui faire regretter la malchance d’être né.