NORDEN – Chapitre 119
Chapitre 119 – Un départ doux amer
Adèle trouvait la campagne particulièrement agitée sous ce ciel à l’agonie, voilé d’épais nuages sombres. Les nappes de brouillard floutaient cette nature aux couleurs délavées, transportées par la brise vigoureuse qui faisait tanguer les herbes hautes et les branches aux feuillages verdoyants. Le craquement des écorces et le bruissement de la végétation s’accompagnaient des cris stridents d’hirondelles volant à proximité du sol ainsi que par le claquement régulier des cinq montures aux sabots ferrés contre le chemin terreux jonché de flaques d’eau saumâtre. Au loin l’orage grondait et de rares éclairs zébraient le ciel, l’illuminant de manière intimidante, presque mystique.
Anselme sur l’épaule, la fillette était assise sur son poney. Ernest avançait sereinement, dodelinant des oreilles, à l’inverse de sa cavalière qui affichait un visage aux traits déformés par le chagrin. Pour étrangler ses sanglots, elle ferma les yeux et inspira à pleins poumons.
Elle s’en voulait d’avoir abandonné sa sœur dans un moment si dangereux. Elle aurait dû rester auprès d’elle, l’aider à surmonter ses craintes, la soutenir. Son aînée était instable psychologiquement et son éloignement ne risquait pas d’arranger son cas. Or, Ambre voulait qu’elle parte, son père également, désirant la préserver de tous ces dangers, comme toujours. C’est vrai qu’elle était encore jeune, trop jeune à leurs yeux pour se permettre d’aller contre leurs décisions. De plus, elle se révélait trop précieuse pour qu’ils se résolvent à lui faire courir le moindre risque.
Et que dire des questions qui l’assaillaient. Quels étaient ces innombrables mensonges, tous ces secrets ? Pourquoi fallait-il éviter de parler de papa et surtout de maman ? Quand Ambre lui expliquera-t-elle enfin la vérité ? « Plus tard » répétait-elle sans cesse. Cette excuse avait le don de l’agacer au plus haut point et elle rageait intérieurement de ne pas obtenir de réponse sans user de sa faculté.
Adèle expira avec force, manquant de fondre à nouveau en larmes sous le coup de la fatigue et de l’anxiété. Anselme s’approcha de sa nuque et la caressa de ses plumes soyeuses, aux teintes noir de jais. La petite grattouilla sous son cou duveteux et l’oiseau roucoula de plaisir. Ces vibrations réconfortantes l’apaisèrent quelque peu et elle entreprit d’observer ce paysage qu’elle connaissait si bien et qu’elle ne reverrait pas de sitôt.
Elle qui avait toujours rêvé de se rendre en terres noréennes, de connaître ses semblables et leurs coutumes, savourait amèrement ce jour enfin venu. Heureusement, Anselme et Ernest étaient là afin de la soutenir dans ces moments d’adieux déchirants, encore plus difficiles qu’elle ne l’avait espéré.
Pour la première fois de sa vie, elle se sentait seule, abandonnée. Elle allait devoir vivre séparée de ses amis dont elle n’avait pas pu profiter durant cette dernière année. Sans compter qu’elle angoissait à l’idée qu’à son retour sur le territoire, son père ou pire ! son aînée, ne seraient plus.
Les yeux clos, Adèle laissa perler des gouttes salées sur ses joues pâles. Pour réfréner son émoi et chasser ses sentiments négatifs, elle tentait de capter les vibrations de son environnement. En se concentrant, son esprit fut troublé par les vibrations des cinq autres noréens. Tous semblaient nerveux, en particulier Mesali et Faùn.
La Sensitivité qui se déployait en son sein ne cessait de lui rappeler les émotions néfastes que sa soeur éprouvait en permanence. C’était une chance que la cadette soit parvenue à la glisser dans les bras de ce Baron. Elle n’aurait jamais cru parvenir à ce résultat ayant dépassé de loin toutes ses espérances, se demandant sans cesse ce qu’Alexander avait pu lui faire pour que sa sœur le haïsse à ce point alors qu’il se montrait sincèrement affable.
Quel soulagement ce fut lorsqu’elle sentit cet homme éprouver du désir envers son aînée. Quelle joie lorsqu’elle l’avait insidieusement envoyé suivre Anselme pour qu’il aille la sauver et qu’il soit parvenu à la ramener de Meriden sans réticence. Puis que, par la suite, avec habileté et patience, il parvienne à gagner sa confiance et à se faire pardonner. Quel immense bonheur de la sentir s’épanouir et qu’elle parvienne à oublier la perte tragique de son bien-aimé. Et, pour finir, quelle jubilation de ressentir cet homme la faire gémir de satisfaction, elle qui avait tant envie d’être possédée et étreinte d’une emprise charnelle.
Adèle n’avait jamais compris cette fascination des adultes envers ce qu’ils appelaient la luxureou ladébauche. Certes les vibrations émises durant ces actes étaient fort agréables lorsqu’elle ressentait sa sœur s’y adonner avec un intense plaisir. En revanche, elle les trouvait bien moins fortes que celles qu’elle éprouvait dans les plaisirs anodins du quotidien qui étaient, selon elle, les vrais délices de la vie, son essence même.
La fillette soupira et flatta l’encolure de son poney qui s’ébroua et commença à caracoler à travers champs, heureux de retrouver un semblant de liberté après ces longs mois de confinement au manoir. Pris dans son jeu, il sautilla dans une flaque d’eau, aspergeant les jambes de sa cavalière qui, contrairement à son habitude, ne riait point.