NORDEN – Chapitre 143
Chapitre 143 – Intimes confidences
Un verre d’eau à la main, Alexander toqua à la porte de la chambre et patienta.
— Entrez, répondit une voix féminine enraillée.
Il pénétra dans une pièce éclairée par les faibles rayons qui perçaient à travers les épais nuages et les persiennes. Cette lumière inhabituelle produisait un halo diaphane presque mystique autour de la duchesse, avachie avec désinvolture sur le divan, tenant aux creux de ses bras la harpie à moitié endormie.
L’animal pépiait et avait une respiration sifflante, allongé sur sa mère, les yeux mi-clos et le corps enveloppé d’un linge propre, l’emmaillotant tel un nouveau-né. Elle qui une heure auparavant était agitée, était devenue chose fragile, revenue dans un état des plus préoccupants. Pour la bercer et tenter d’apaiser ses souffrances, la duchesse passait ses doigts le long de son plumage. Elle effectuait ce geste langoureusement, la regardant avec les yeux brillants d’une mère envers son enfant tout juste venu au monde.
Le Baron lui tendit le verre qu’elle prit mollement et porta à la tête de sa fille afin de lui donner la béquée. L’oiseau peina à boire, trempant son bec noir dans l’eau claire, y déposant un mince filet rougeâtre.
— Comment va-t-elle ? demanda-t-il, inquiet.
— Bien mal en point. Ses jours ne sont pas en danger, mais je pense qu’elle sera incapable de se mouvoir avant un temps. Ses ailes ne sont pas brisées mais sa cage thoracique et sa moelle épinière ont été durement touchées.
— Pensez-vous qu’elle revolera un jour ?
— Ma foi je l’espère, c’est déjà assez compliqué de voir son enfant se métamorphoser, alors la voir paralysée… c’est dur pour une mère à réaliser.
Elle reposa le verre sur le rebord de la fenêtre et continua d’apaiser sa fille en silence.
— Je me suis toujours demandé si ce n’est pas à cause de cette raison que les aranéens nous méprisent. Si le fait de nous savoir capables de changer de forme du jour au lendemain ne vous effrayait pas plus que de raison et vous obligeait à ériger des barrières morales et sentimentales entre vous et nous. Nous voir comme des animaux pour qu’au moment où nous choisissons de changer de forme votre cerveau vous fasse approuver ce choix.
— Tel un premier deuil avant la mort vous voulez dire ?
— En effet, je pense que vous savez de quoi je parle. Vous avez connu cela également. Même après des années et ce malgré la présence quotidienne de l’être cher sous une nouvelle forme, vous savez pertinemment que plus rien ne pourra être comme avant. Que les souvenirs de l’animal s’estompent au profit de l’instinct, vous laissant paradoxalement seul avec une étrange sensation de douce amertume et de manque.
Plongé dans les souvenirs douloureux de son enfance, le Baron hocha la tête. L’image de sa tendre friponne encore humaine lui vint à l’esprit. Troublé, il resta un moment à observer la duchesse et sa fille, trouvant cet instant intime fort agréable. Voyant qu’il s’attardait, il s’excusa. Il s’apprêtait à faire demi-tour lorsqu’elle l’interpella.
— Vous pouvez rester Baron, j’ai à vous parler en privé.
L’homme ferma la porte et prit place sur un fauteuil. Il croisa les jambes et patienta. La duchesse observa à travers les persiennes les rues sinistrées de cette ville agonisante.
— Baron, je vais être directe mais je souhaite que vous répondiez en toute franchise à ma question.
— Quelle est-elle ?
Elle tourna la tête et planta ses yeux givrés dans les siens.
— Aimez-vous Ambre ?
Surpris par sa question, il sentit son cœur s’accélérer. Cela était une évidence, quelle réponse attendait-elle réellement ? Il resta silencieux un instant puis hocha la tête.
— Répondez verbalement je vous prie ! insista-t-elle.
Il fronça les sourcils, un rictus esquissé sur son visage.
— C’est exact !
— Annoncez-le-moi franchement !
— En quoi cela vous intéresse-t-il de le savoir ? fit-il en perdant patience, peu enclin à dévoiler ses sentiments. Oui j’aime cette femme, duchesse. Pourquoi en doutez-vous ?
Elle sourit et le scruta intégralement.
— Au vu de ce que vous savez sur elle à présent, êtes-vous prêt à poursuivre votre vie à ses côtés ? À vous engager corps et âme, la protéger et la chérir comme votre bien le plus précieux, et ce, jusqu’à votre mort ?
L’homme se passa une main sur le visage, choqué d’être assailli devant tant de questions intimes.
— Évidemment ! s’emporta-t-il en serrant les poings. Je ne sais pas ce que vous cherchez en me posant de telles questions, mais sachez que mon attachement pour cette femme est sincère. Même si je doute être l’homme le plus adapté pour sa personne, je n’en demeure pas moins heureux d’être à ses côtés, qu’importe nos différences !
Irène resta muette puis acquiesça.
— Pourquoi me demandez-vous tout ceci ?
— Vous le saurez bientôt, se contenta-t-elle de répondre.
— Vous avez d’autres faits à me relater sur elle ? Si tel est le cas, veuillez m’en faire part. Je n’aime pas tergiverser, alors soyez franche et dites-moi ce que vous cherchez !
— Je vous ai dit tout ce que vous aviez à savoir sur ma nièce, Baron. Vous connaissez tout sur elle, que ce soit sur ses liens familiaux, sa vie, son caractère…
— N’y a-t-il rien de plus à savoir ? Qu’en est-il de sa jeunesse ou de son Féros. Puisqu’elle est amnésique sur ces sujets-là, a-t-elle subi d’autres traumatismes qui risqueraient de ressurgir et de nous porter préjudice par la suite ? Comme par exemple ce qu’a sous-entendu James en nous disant qu’Adèle l’avait changée ?
— Vous en parlerez calmement avec lui, car contrairement à James, je dispose de peu d’informations sur l’enfance de ma nièce. Nous ne pouvions pas dire qu’Hélène et moi étions proches. Nous ne nous confions rien et nous côtoyions peu, ma situation professionnelle puis maritale nous l’y obligeait. J’ai dû m’éloigner d’elle à contrecœur. En revanche si c’est au niveau de son caractère, sachez que la Ambre que vous connaissez est une jeune femme dressée pour se fondre dans notre société. Qu’elle en soit consciente ou non, elle bride en permanence sa nature afin de s’intégrer à nos mœurs sociales et s’adapter à nos modes de vie, comme je vous l’ai dit tout à l’heure.
— Pensez-vous que cela puisse poser problème ?
— Dans une certaine mesure oui. Après tout, Adèle s’apprête à devenir autonome et sera hélas, bien moins présente sur ce territoire pour stabiliser les émotions de sa sœur. Ambre se retrouvera donc en grande partie seule et sans filet. Rien ne dit qu’elle ne pourra pas laisser libre cours à sa nature si cela lui permet de vivre pleinement, sans le joug permanent de la Sensitivité pour la canaliser.
Il baissa la tête et contempla sa main lacérée de cicatrices.
— Pensez-vous qu’elle pourrait devenir violente ? Se laisser submerger par la haine et détruire ce qui se trouve à sa portée ? Assassiner des gens, se mutiler ou commettre toutes sortes de choses dignes d’un animal ?
Irène sortit une cigarette ainsi que son briquet.
— Ne soyez pas comme les autres, je vous prie ! Évitez de voir les Féros comme des bêtes sans morales et soumises à leurs bas instincts. Certes, leurs besoins sont plus primitifs que les nôtres mais n’en demeurent pas moins les mêmes ; se nourrir, dormir, s’accoupler… Les Féros Dominales femelles ont, à la différence des humains que nous sommes, un besoin accru dans ces domaines. Je ne parle pas des mâles Dominaux qui pour le coup sont assez instables s’ils ne sont pas canalisés voire même dressés.
Elle inspira. La fumée pénétra dans ses poumons, calmant ainsi les tressaillements qui parcouraient sa main.
— Si Ambre se sent bien auprès de vous et ne manque de rien, alors vous n’aurez pas à vous en faire. Vous n’avez pas à la craindre ni à la museler. Elle sera juste une femme différente des autres si l’on peut dire.
— Dans ce cas, en quoi devrais-je m’inquiéter ?
— Vous n’avez pas à vous inquiéter d’aucune sorte. Je tiens juste à vous avertir et à vous dévoiler ce que je sais afin que vous ne souffriez pas inutilement et que votre mariage puisse fonctionner sur le long terme. D’autant que cela pourrait intimider un homme de savoir sa femme largement supérieure à lui sous de nombreux domaines.
— Pas rapport à sa résistance physique, sa rémission rapide et à son odorat très développé vous voulez dire ?
— Pas seulement. Vous l’avez certainement remarqué, mais elle n’est pas simplement plus résistante, elle dotée d’aptitudes qu’aucun humain ne possède. Comme je vous l’ai suggéré tout à l’heure, rares sont ceux à pouvoir s’opposer à des militaires sous D.H.P.A.
— Ces capacités sont communes à tous les Féros ? Sont-elles genrées ou en rapport avec le totem de l’individu ?
— Non, plutôt spécifique. Voyez-vous, les Féros ont des particularités divergentes par rapport à leurs congénères, certains sont très rapides ou agiles, d’autres sont plus forts ou résistants voire possèdent des capacités inédites tels que voir dans la nuit, ronronner, avoir leurs sens développés. Certains peuvent même rester sous l’eau un temps infiniment long ou survivre à des températures extrêmes.
— C’est étrange qu’aucun de ces signes hormis sa nyctalopie ne soit désigné sur la fiche faite par monsieur de Villars ? N’avait-il pas pris des semaines pour l’étudier ?
— Tout simplement parce qu’il n’en savait rien. Je doute fort que lui et Charles aient entrepris des études poussées sur ma nièce et ma Blanche. J’ai appris par ma fille l’intégralité de ses conversations avec ce fameux Charles. Elle m’a relaté les analyses et les tests qu’elle avait effectués, il n’y avait rien qui ne pouvait établir un diagnostic sur ces valeurs-là. Ils se sont davantage concentrés sur les spécificités psychiques des spécimens H comme elles étaient désignées. Friedrich leur avait demandé d’enquêter sur elles dans le but de défier mon père et voir si je pouvais représenter un danger pour la sécurité de l’île étant donné ma filiation. Bien sûr, les charitéins avaient été mis au fait de la nature de leurs deux cobayes et de l’affaire d’enlèvement à venir lors de leur arrivée sur Norden. Ils travaillaient pour mon défunt mari et ne côtoyaient ni Jörmungand ni Alfadir. Ils étaient soumis aux ordres de Friedrich ainsi qu’aux hommes de l’Empire de Charité dont quatre d’entre eux avaient été ramenés discrètement sur l’île pour servir de sentinelles et cartographier Norden, se documenter sur nos travaux scientifiques et les aider dans leur mission.
Alexander pesta, les doigts crispés sur son fauteuil.
— Cela explique pourquoi le Serpent ne les a jamais repoussés, leur venue était désirée ! C’est un jeu dangereux que de laisser l’ennemi s’emparer de nos travaux. Qui sait ce que Charité pourrait faire de nos informations. Votre père nous a rendus vulnérables !
— En effet, un échange d’une saveur très amère et dur à encaisser pour cette affaire si complexe dont là encore vous ne disposez que de peu d’informations. Contrairement à ce que vous pouvez penser, mon père n’est pas le seul et unique fautif. Enguerrand et Charles étaient utilisés comme des pions à qui l’on avait promis un avenir paisible une fois leur mission achevée. C’était une chance qu’ils soient dociles et désespérés. Sans compter que nous aurions pu être lourdement condamnés si les gens avaient appris que la famille de leur vénérable maire était descendante de Jörmungand, cette entité redoutée. Surtout que les deux charitéins travaillaient de mèche avec le marquis de Malherbes qui aurait pu aisément nous accuser et nous faire condamner s’il avait appris pour nos origines.
— Qui sont les autres fautifs ? Quels êtres peuvent ainsi défier l’une des plus grandes entités ?
— Plus de personnes que vous ne le croyez. Mon père est certes intimidant, mais il est… vous verrez lorsque vous le rencontrerez.
Alexander perdit patience et jura, las d’être soumis au bon vouloir de la duchesse pour lui dévoiler les informations. Il s’en voulait de n’avoir jamais rien perçu de cette machination, enragé de n’avoir jamais été mis au fait. Certainement pour éviter de le détourner de son programme électoral, à moins que cela ne soit pour préserver Adèle et Ambre ? À cette pensée il fronça les sourcils.
— Savaient-ils aussi pour la Sensitivité d’Adèle ? Et que savaient-ils exactement sur Ambre et sur son Féros ?
— Pour Adèle, personne n’en savait rien. La petite était intrigante pour son albinisme ainsi que pour sa désignation en tant que spécimen H. En ce qui concerne Ambre, ils ne savaient pas grand-chose à son sujet. Ils savaient qu’elle possédait le Féros grâce à ses analyses et à l’éclat de ses yeux, sans pour autant en connaître les spécificités. N’oublions pas que nous sommes pauvres en études sur le sujet, peu d’ouvrages sont conservés et cela fait bien longtemps que ce genre d’individu s’est manifesté sur le territoire au vu de leur rareté. Peu de gens connaissaient l’existence du Féros avant que Judith ne se transforme sous cette forme et que l’affaire éclate au grand jour.
Elle souffla, expirant un nuage de vapeur qui s’étendait dans les airs.
— Dans l’histoire, les officiers Maspero-Gavard et de la Bruyère ainsi que le capitaine Orland étaient les seuls à connaître ces aspects ainsi que notre filiation, soumis corps et âme au Serpent. Ils se pliaient à ses moindres exigences, manipulés par sa faculté et espérant un jour être libérés de son joug. Le marquis de Malherbes qui travaillait avec eux ne connaissait rien de l’affaire. Il avait signé un contrat avec Friedrich afin de ne pas être condamné pour son trafic et était plus qu’heureux à l’idée de se débarrasser de certains noréens qu’il ne s’entêta pas à en savoir davantage sur ce sujet.
— Comment ont-ils été au courant pour identifier les Féros dans ce cas ? Ils n’ont quand même pas analysé chaque enfant un à un pour les retrouver ? Surtout au vu de leur nombre si limité, que ce soit de type Latent ou Dominal. Pourquoi ont-ils osé enlever les jumeaux ainsi que la jeune Imperà Hani et comment les ont-ils trouvés alors qu’ils ne vivaient même pas sur notre territoire ? D’ailleurs, pourquoi Charité s’intéresse-t-elle autant à ces enfants et quelle est la nature exacte de l’arme que Friedrich et les Aràn craignent tant ?
Irène ricana et se pinça les lèvres.
— Ah, ça… disons que cela fera partie des choses que mon père vous dévoilera lorsque vous le croiserez. Ces enlèvements n’ont jamais été anodins, comme vous vous en doutez. Je vous ai parlé d’Alfadir tout à l’heure. Au vu de ce que je vous ai annoncé à son sujet, ne soyez donc pas étonné si je vous dis que c’est le Cerf lui-même qui les a laissés enlever Heilun, Eivor ainsi qu’Imperà Hani, en les soumettant grâce à sa faculté, qu’importe les tensions naissantes à venir entre les territoires. C’est d’ailleurs pour cela qu’il a formellement interdit à la cheffe Sonjà d’assaillir notre territoire. Le Aràn savait que les aranéens n’étaient pas fautifs et n’aurait jamais pu se résoudre à les voir dépérir sous les lames des siens pour une action qu’il avait commise dans le plus grand secret.
— Quoi ? s’écria-t-il. Mais pourquoi donc ?
Il demeura immobile, la respiration coupée. La duchesse entrouvrit la fenêtre et écrasa sa cigarette sur le rebord.
— Je ne sais pas si vous vous souvenez de ce que j’ai dit à Rufùs tout à l’heure, juste avant qu’il ne commette l’affront de me gifler.
— Quand vous lui aviez suggéré qu’il regretterait d’être né noréen ? Cette phrase n’était pas anodine je suppose ?
— En effet, la raison à cette phrase était double. Certes, les actions du Aràn et le viol de ma grand-mère sont pour moi inexcusables, qu’importe que notre entité soit vénérée ou non. Il est à mes yeux un monstre et même si ma mère, mes filles et moi-même sommes nées de cet acte, jamais je ne pourrai me résoudre à l’accepter. Je suis assez rancunière, je l’avoue, un trait de famille qui a traversé les veines de mon adorable Blanche.
À la mention de son nom, la harpie poussa un petit cri.
— En revanche et c’est là toute la perfidie de cette affaire, c’est que ces enlèvements ne concernent pas une simple querelle entre nos Aràn que la rancœur et la colère éloignent depuis plusieurs siècles déjà. C’est une odieuse mascarade ayant lieu depuis la nuit des temps et qui nous concerne tous. Et entendez par « tous » les habitants de notre île mais également ceux de Pandreden.
Alexander haussa un sourcil et joignit ses mains. Voyant qu’il allait la questionner, la duchesse prit un certain temps avant de continuer, réfléchissant à ses paroles.
— Vous en saurez davantage tout à l’heure, assura-t-elle. Mon père vous l’expliquera avec plus de facilité que moi. Sachez qu’il a hâte de vous rencontrer et qu’il…
Elle n’eut pas le temps de terminer sa phrase qu’ils entendirent la porte d’entrée s’ouvrir avec fracas. Muets, ils tendirent l’oreille et perçurent la voix portante de Sonjà. La guerrière et son homologue étaient restés discuter dans le salon en compagnie de James. Intrigués, Alexander et Irène se levèrent et descendirent. Arrivés à mi-chemin des escaliers, ils virent Faùn tenant Mesali inconsciente dans ses bras. Le Shaman pénétra dans le hall. En voyant le Baron, il plongea ses iris bleus dans les siens, le visage grave.
— Ambre a été enlevée.