NORDEN – Chapitre 144
Chapitre 144 – Les loups et l’agneau
Le dos plaqué contre le torse de son cavalier, Ambre commençait à ressentir les secousses de la monture engagée en plein galop sur les routes pavées. Elle avait un haut-le-cœur chaque fois que le destrier se braquait ou changeait le rythme de sa charge, se frayant un chemin dans ces interminables allées cabossées. Il sautait les obstacles avec aisance, la foulée puissante, claquant farouchement le sol de ses larges sabots ferrés. Ce bruit tonitruant s’accompagnait des tintements du collier et les cliquetis métalliques des fers qui rongeaient les poignets de la captive.
Arrivé à Iriden, Armand tira la bride et mit sa monture au trot, désireux de ne pas éveiller de soupçons, et souhaitant éviter de percuter un cavalier dans ces ruelles étroites desservies par une myriade d’allées perpendiculaires. L’homme tenait les rênes de sa main gantée et utilisait sa main droite pour maintenir sa protégée à la taille. Il ressentait au creux de sa paume mouillée son rythme cardiaque et son souffle s’intensifier jusqu’à redevenir normal.
Voilà plus de dix minutes qu’ils trottaient dans ces rues tranquilles, noyées sous cette forte pluie, où de nombreux cadavres se décomposaient. Le pavement demeurait glissant, d’un rouge délavé par les eaux ruisselantes, faisant vomir les rigoles et régurgiter toute sorte de déchets. Des miasmes de charognes, de bois calciné et d’égouts envahissaient l’espace, rendant l’air absolument infect à respirer.
Ne pouvant supporter ces relents putrides, les gens avaient majoritairement désertés ces quartiers que les Charognards n’avaient pas encore explorés faute de membres actifs et d’accessibilité. Néanmoins, le tumulte continuait à plusieurs rues de là. Des coups de feu et des cris résonnaient en écho, étouffés par les clapotis des gouttes et le vent qui soufflait par bourrasques.
Les soldats et civils armés de Laflégère patrouillaient. Armand avait dû s’arrêter plusieurs fois en chemin, alpagué par des miliciens au service du défunt comte. Ces derniers leur barraient la route et les questionnaient. Beau parleur, le capitaine au service du marquis Desrosiers parvenait à les persuader de les laisser passer. Ambre, quant à elle, regagnait peu à peu sa motricité, pouvant à nouveau bouger la tête, étranglée par le collier. Lorsqu’elle parvint à ouvrir sa bouche, elle passa sa langue sur ses lèvres et réussit, après un lourd effort, à tourner la tête.
— Comment te sens-tu minette ?
Pour toute réponse, elle plissa les yeux et grogna.
— Oh je sais que tu n’es pas contente mais ça ne sert à rien de me regarder avec ces yeux-là. Ce n’est pas moi qui ai décidé de te sauver et de t’escorter jusqu’à Eraven. Je me serais bien passé de ce service !
Pour la provoquer, il passa une main dans ses cheveux. Il tira, fit pivoter sa tête et déposa un baiser sur sa tempe.
— On a bientôt quitté la ville ! Dans moins d’une heure, si tout se passe bien, nous arriverons à destination. Alors sois sage je te prie, je vois que les effets de la drogue se dissipent et je serais pas étonné que tu retrouves ta maîtrise d’ici peu. Il serait fâcheux que tu me compliques la tâche en te tortillant comme une anguille pour te libérer.
La voyant chanceler, incapable de garder l’équilibre, il reposa sa main contre son ventre pour la maintenir.
— Surtout, si tu as envie de vomir préviens-moi, que je ne souille pas mon cheval ou mes mains. Le remède que je t’ai donné est plutôt puissant, ce n’est pas dit que ton système digestif le supporte. J’ai surévalué les doses, au vu de ta résistance bien supérieure à celle de tes confrères. Et je ne tiens absolument pas à ce que tu te transformes. T’es pas véloce ni spécialement puissante, mais tu encaisses très bien les chocs. Là au moins tu es inhibée et comme une noréenne portant un enfant, tu es incapable de pouvoir te transformer. Et ce, tant que les effets ne se seront pas dissipés. Tâche juste de rester conscience, je ne veux pas que ton esprit vrille au risque que ça te provoque un arrêt cardiaque en pleine rue.
Ambre marmonna des paroles indistinctes. Une traînée de bave s’échappait de ses lèvres engourdies.
— E ai ou ué… cracha-t-elle.
— Va falloir que tu articules un peu plus si tu veux que je te comprenne ! la nargua-t-il en lui tapotant le ventre.
— E vai vou dué !
— Oh je n’en doute pas minette ! ricana-t-il. Mais garde ta colère contre moi pour plus tard, veux-tu ? J’ai d’autres chats à fouetter que de te recadrer pour l’instant. Alors sois gentille et docile. Dès que ton grand-père t’aura entre les mains et que ma liberté me sera accordée, je te promets que jamais plus tu n’entendras parler de moi.
Ils dépassèrent la mairie et remontèrent l’allée principale pour rejoindre la sortie ouest. Après un dernier poste de garde où les soldats de Laflégère étaient occupés à pourchasser des membres dissidents, Armand remit sa monture au galop, laissant son cheval dérouler ses membres dans cette avenue silencieuse et déserte. Mais alors qu’il se pensait hors de danger, un coup de feu attira son attention. Le capitaine alerté se retourna et vit trois cavaliers se lancer à sa poursuite, des hommes en costumes noirs.
— Merde ! il ne manquait plus qu’eux !
Il talonna sa monture. L’animal n’eut pas le temps d’allonger sa foulée qu’un autre groupe en provenance d’une rue annexe, fondit sur eux et stoppa leurs chevaux en travers de l’avenue, leurs fusils braqués en leur direction. Armand tira sur la bride et pesta. Ils étaient pris au piège, encerclés et incapables de pouvoir leur échapper. Il plissa les yeux et toisa le meneur qui se dressait devant lui ; cet homme au port altier semblable à celui d’un juge, vêtu d’habits aussi noirs que le plumage d’un corbeau.
— Veuillez jeter votre arme et vous rendre ! ordonna ce dernier d’une voix tranchante, dressé sur un palefroi blanc et caparaçonné des plus beaux apparats.
Réalisant de qui il s’agissait, Ambre sentit son cœur s’accélérer. Le capitaine obéit et lâcha sans réticence son revolver au sol. Alastair n’était pas un homme des plus patients ni des plus magnanimes, un simple manquement ou un regard de travers pouvait se révéler désastreux voire fatal. Faisant preuve d’autorité et connaissant la fourberie du capitaine, le marquis lui ordonna également d’ôter son gantelet. Chose faite, Armand redressa la tête et plongea son regard dans celui de son adversaire, un sourire faux se dessinant sur son visage de prédateur peu intimidable.
— Bien ! maintenant veuillez me suivre capitaine, je suis sûr que mon père sera ravi de vous recevoir, vous, ainsi que la vermine tachetée que vous transportez. La concubine du maire, si je ne m’abuse ? Quelle belle prise.
— Alastair, ô grand et valeureux marquis, huissier impitoyable au flair subtil dont la conscience incorruptible se révèle légendaire et rivalise avec la finesse d’esprit de son honorable père. Cela faisait quelque temps que je n’avais pas eu l’immense honneur de vous revoir ! Je ne m’attendais pas à vous croiser céans, sous cette pluie battante. Un homme éminent tel que vous ne devrait-il pas plutôt rester auprès de son père, à l’hôtel de ville, afin de le protéger ?
Le marquis inflexible porta sur lui un regard accusateur.
— En effet Maspero. Une chance que mes hommes et moi-même patrouillons chaque recoin dans le but de retrouver notre maire déserteur. Monsieur von Tassle se révèle étonnamment couard que d’avoir laissé son siège de peur d’avoir à affronter mon père et endosser ses responsabilités. Nous savons qu’il n’est pas bien loin et en compagnie de la duchesse ainsi que de votre employeur, monsieur Desrosiers. Des traîtres à la Nation.
Ambre soupira, soulagée par ces révélations. Elle émit un petit bruit qui n’échappa pas à leur ennemi. Celui-ci scruta la noréenne, un rictus affiché sur son visage.
— Vous nous direz, je l’espère, ce que vous comptez faire en dehors de la ville avec cette vermine-là ? Vous n’allez pas me dire que vous alliez sciemment protéger la chienne du maire afin de l’escorter en lieu sûr ?
— C’est partiellement exact, je l’avoue ! Mais peut-être si monsieur le noble Alastair se montre clément alors je me soumettrai à sa volonté et vous dévoilerai l’intégralité de mes projets ? Je serai enclin à vous dévoiler tout ce que je sais y compris le lieu éventuel où se trouve notre bien aimé maire et pourquoi j’escorte la vermine comme vous la qualifiez si bien. Je n’exige qu’une seule chose de votre part et je me rendrai sans le moindre accrochage.
— Que voulez-vous ? s’enquit le marquis, sceptique.
Armand lâcha les rênes et plaqua ses mains sur les épaules de sa protégée.
— Promettez-moi de ne pas toucher à cette noréenne et ce quoi qu’elle vous fasse ! Peu importe le manque de respect et l’arrogance dont elle fera preuve à votre égard. Enfermez-la si vous le désirez mais veuillez ne pas lui faire le moindre mal. Il en va de la survie de nos peuples.
Ambre écarquilla les yeux, avait-elle bien entendu et compris ce qu’il venait de dire ou sa faible conscience la faisait-elle halluciner ? Alastair, tout aussi interloqué, n’objecta pas. Après tout, la noréenne se révélerait fort utile pour appâter le maire. Il ne serait pas si compliqué de soudoyer le Baron de porter secours à son acolyte dont tout le monde à présent avait connaissance de leur relation.
— Soit ! Si ce ne sont là toutes vos revendications alors il ne sera pas mal aisé de vous les accorder.
Il la scruta avec un profond mépris, la pointant d’un doigt accusateur. En guise de défiance muette, la jeune femme soutint son regard assassin.
— Sauf si cette raclure de noréenne se montre tant revêche auquel cas je ne répondrai de rien.
— Je présume qu’il est inutile que je parlemente avec vous ? Sommes-nous d’accord ?
Pour toute réponse, Alastair acquiesça d’un bref signe de la tête puis indiqua les directives à ses hommes qui flanquèrent de part et d’autre leurs prisonniers. Le groupe rejoignit le centre d’Iriden. Alors qu’ils progressaient en sens inverse, le vacarme s’intensifiait. Un fin effluve attira l’attention de la captive. Intriguée par cette senteur qu’elle reconnaissait, Ambre tourna légèrement la tête et aperçut une silhouette familière, celle du Shaman Faùn tenant entre ses bras Mesali endormie. L’homme se cachait derrière un muret et soutenait son regard. Du coin de l’œil, elle le vit hocher la tête et s’éloigner discrètement.
L’édifice de l’hôtel de ville se dressait devant eux. Sa façade écrue encore intacte dominait l’espace. Alastair stoppa sa monture devant les portes et mit pied à terre, imité par ses hommes. Maintenu en joue par les soldats, Armand fit de même et prit Ambre à la taille afin de la descendre de selle. À peine eut-elle posé son pied au sol que ses jambes se dérobèrent sous son poids. Le capitaine la rattrapa et la soutint, sous l’air interrogateur du marquis.
— Que lui avez-vous donc fait ?
— Droguée à l’aconit napel, elle n’a pas encore dégrisé.
Sur ce, Alastair fit signe à ses hommes de le menotter, mais le capitaine l’observa avec un mépris non dissimulé.
— J’espère que vous ne songez pas à me ferrer marquis ! Laissez-moi sans entrave et je vous jure de coopérer. Vous savez que je suis un homme de parole et que jamais je ne tenterai le moindre faux pas à votre encontre !
— Armand ! Vous êtes certes connu pour exécuter les ordres et, en effet, vous nous aviez rendu de fiers services. Or vous n’en demeurez pas moins un lâche pathétique et un piètre opportuniste. Je vous mets sous fers que vous le vouliez ou non. Alors défiez à nouveau mon autorité et c’est ma lame dans vos tripes que vous rencontrerez.
La rage au ventre, le capitaine serra les poings et grogna. Puis il tendit ses bras et se laissa menotter sans broncher tandis qu’Ambre fut soulevée par le marquis qui l’attrapa par le collier et la traîna sans aucune considération. Sa main gantée de cuir noir lui broyait le bras. À cette vive pression, le corps de la jeune femme fut traversé par une douleur aiguë. Elle manquait de s’étouffer et gémissait tant le collier l’étranglait. L’écume aux lèvres, elle tentait de marcher tant bien que mal aux côtés de son ravisseur. Ses pieds mouillés glissaient sur le sol carrelé.
Jamais, l’étage n’avait paru si interminable à escalader. Gravir les escaliers se révéla une épreuve presque insurmontable tant elle trébuchait sur chacune des marches sous le regard amusé des soldats. Ces derniers marchaient juste derrière elle, riant éhontément de son désarroi. Agacé de la voir si lente et si molle, Alastair passa une main sous son ventre et la souleva tel un bagage, renversant sa tête vers l’avant. D’une emprise puissante, il la pressa contre lui et, à l’instar d’un casse-noix, lui broya les côtes et l’abdomen. Ambre ferma les yeux embués et étouffa un cri.
— Ferme-la donc vermine !
Quand l’étage fut enfin monté, il la reprit normalement, la touchant comme une bête enragée contagieuse, et se dirigea en bout de couloir. Un garde leur ouvrit la porte et les laissa passer. Alastair entra, suivi de ses deux captifs ainsi que deux de ses hommes. Ambre hérissa son échine lorsqu’elle pénétra dans cette grande pièce plongée dans la pénombre. Une atmosphère angoissante voire sinistre flottait dans cette salle austère. Le tableau peint du maire, d’ordinaire accroché derrière le bureau, gisait au sol. Alexander y avait le visage défiguré, brûlé en partie.
Trois hommes se tenaient au centre. Terrorisée, elle les reconnut tous. Les marquis Éric de Malherbes et Dieter von Dorff étaient installés de part et d’autre du bureau tandis que le troisième, Léandre de Lussac, patientait debout, les bras croisés. À la vue de la captive, un sourire narquois s’afficha sur le visage de ce dernier.
— Tiens tiens ! Mais qu’avons-nous là ! s’exclama-t-il, la mine rayonnante. La chienne du maire en personne ! Quelle surprise, quelle belle prise mon cher Alastair !
Il s’avança vers elle et se baissa à sa hauteur, plantant ses yeux bleus dans les siens. Il fit glisser son doigt sous le menton muselé de la captive afin de lui redresser la tête et l’examina intensément. Une odeur pestilentielle d’égouts et de relent gastrique traversa ses narines et il se recula en hâte, fortement incommodé.
— Voilà que vous l’avez retrouvée dans les bas-fonds ! La vermine refoule plus qu’un rat crevé !
Cette remarque décrocha un rire à Éric.
— Notre bon vieux Chien ne va pas du tout apprécier que nous ayons sa petite poupée charnelle entre nos mains ! Je serais absolument étonné qu’il ne se décide pas à sortir de son trou pour venir la secourir !
Désireuse de ne pas se laisser dominer par ses angoisses, Ambre montra les dents et grogna. Pour la faire taire, Alastair lui asséna une gifle sur le haut du crâne avant de poursuivre sa route et de l’emmener devant le bureau.
— Incline-toi ! ordonna-t-il.
— Allé ous faire fou’re !
Alastair la jeta avec violence contre le bureau. Pour la forcer à s’incliner devant son père, il plaqua sa tête contre la surface glacée du meuble. Ambre couina.
— Je t’apprendrai la politesse sale vermine !
— Doucement, fils ! annonça posément le vieil homme. Ne l’abîmez pas davantage. Il serait fâcheux qu’elle nous lâche entre les doigts alors qu’elle est certainement notre seule chance d’appâter le maire.
Alastair relâcha son emprise et la redressa. Puis il se retourna et invita le capitaine à s’avancer. Celui-ci, bien plus coopératif que la jeune femme, inclina nonchalamment la tête en guise de respect et dit d’un ton mielleux :
— Messieurs les marquis que je me réjouis de vous voir !
— Plaisir non partagé ! s’amusa Éric.
S’en suivit un interrogatoire incessant où les marquis inflexibles assaillaient le capitaine de questions. Comme il l’avait promis, le soldat à tête de lion répondait inlassablement et de bonne grâce. Dans les moindres détails, il expliquait sans aucune gêne la mission confiée par son employeur auquel il était totalement assujetti et l’importance capitale qu’Ambre avait à ses yeux. Le vieil usurpateur autoproclamé maire demanda l’identité de cet homme.
Ne pouvant bouger les bras, Armand baissa la tête, montra la poche de sa veste et invita Alastair à prendre le morceau de papier qui s’y trouvait. L’huissier s’exécuta et prit le document qu’il déplia puis tendit à son père sans même le regarder. Dieter scruta le papier avec intérêt, ne laissant pas transparaître une once d’émotion sur son visage, puis jeta un bref coup d’œil à la captive. Après la lecture, il passa le document à Éric qui, bien moins subtil, haussa les sourcils et fit les yeux ronds. Léandre, présent juste derrière lui, se pencha au-dessus de son épaule.
— Ce document est-il officiel ? demanda l’avocat en prenant la feuille, l’examinant sous toutes les coutures.
— Le document en lui-même non, répliqua le capitaine, en revanche les informations révélées sont globalement exactes. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître.
Alastair prit le document des mains de son associé, le lit hâtivement et croisa les bras.
— Que voulez-vous dire par partiellement vrai ?
— Sur la branche maternelle, le nom du père concernant la personne prénommée Erevan est faux. Il ne s’agit pas d’Aorcha mais de H.
— Le même H que celui désigné comme le père de la duchesse ? s’enquit le vieux marquis. Une relation incestueuse entre Erevan et son père biologique ?
— Non, ils sont deux êtres bien distincts. Des personnes portant cette lettre non anodine.
— De qui s’agit-il ? s’enquit Léandre. Et pourquoi exiger l’anonymat, serait-ce une personne de haute importance ?
Armand tourna la tête et observa la jeune femme qui tentait de soutenir son regard, semblant elle aussi très avide de connaître la réponse à cette question. La voyant peiner à rester debout, il leur quémanda un siège pour chacun d’eux. Dieter acquiesça tandis qu’Alastair ordonna à ses hommes de les leur apporter. Chose faite, le capitaine secoua la tête, laissant retomber ses cheveux trempés sur sa veste, puis s’éclaircit la voix.
— Les H désignent respectivement le Hjarta Kóngur Alfadir et le Höggormurinn Kóngur Jörmungand, les Aràn.
Ces révélations incongrues laissèrent un moment de flottement. Ambre, la plus abasourdie d’entre tous, gardait la bouche entrouverte. Un claquement de mains résonna, brisant le silence. Léandre applaudissait et riait aux éclats.
— Ah capitaine ! finit-il par dire. Vous avez toujours autant d’humour. Quel culot que de nous débiter ce genre d’absurdités ! Vous n’avez pas froid aux yeux de vous amuser de la crédulité de vos ennemis ?
— Ce que je vous dis est vrai, monsieur de Lussac. Que vous le vouliez ou non ! D’où le fait que je ne souhaite pas que vous molestiez cette jeune femme. Que je déteste soit dit en passant. Je pense que je n’ai pas à me justifier là-dessus comme vous le savez si bien.
Voyant les regards réprobateurs voire haineux de ses interlocuteurs, le capitaine s’engagea dans une longue explication. À la fin du discours, les quatre hommes dévisageaient la noréenne. Ambre se contentait de rester la plus droite possible, le dos plaqué contre le dossier de sa chaise. Elle sentait sa motricité revenir peu à peu, les muscles moins engourdis et l’esprit plus alerte à chaque minute écoulée. Or, elle ne pouvait toujours pas se défendre ou s’enfuir, entravée par les fers et le collier. La parole lui manquait tant elle était assaillie de questions. Après un temps, Dieter joignit ses mains et s’éclaircit la gorge.
— Qui parmi la population est avisé de cette filiation ?
— En dehors des membres concernés sur cet arbre généalogique ? Personne hormis James et William de Rochester, le marquis Desrosiers ainsi que moi-même et mes anciens confrères. Et possiblement le Baron. Je ne serais pas étonné que la duchesse l’ait informé de l’affaire.
Léandre se leva et alla en direction de la fenêtre.
— Admettons que ce que vous dites est vrai, trancha Alastair, qu’encourons-nous à tuer ce monstre ? Si ce que vous dites se révèle juste, que le Serpent s’inquiète de son sort et que le cerf vienne remettre de l’ordre sur notre territoire. Dans quelle mesure seraient-ils prêts à négocier ?
— Si tant est qu’ils existent ! maugréa Éric en levant les yeux au ciel, exaspéré par ces verbiages.
Armand s’enfonça dans son fauteuil et se gaussa :
— Vous voulez négocier avec les Aràn ? Des Sensitifs qui d’un simple regard peuvent vous manipuler et vous faire plier à leur volonté ? Ce serait terriblement stupide ! Jamais ils ne négocieront avec vous. Vous n’êtes que des êtres insignifiants à leurs yeux.
Devant l’irrespect du capitaine vis-à-vis de sa personne, Alastair se massa les mains et lui asséna un violent coup de poing au visage faisant craquer sa mâchoire. Armand jura et cracha au sol un filet de bave ensanglantée.
— Putain, modérez vos ardeurs Alastair ! Ce que je vous dis est vrai, vous perdrez votre temps à palabrer avec eux.
— Si nous vous suivons bien, cela voudrait dire que, quoi que nous fassions, nous sommes fichus, notre tentative de prendre les rênes du territoire est vouée à l’échec ? s’indigna Éric, manquant de fissurer son monocle qu’il était en train de nettoyer. Et cet enfoiré de chien reviendra à son poste triomphant sans que nous ne puissions rien faire ? Plutôt crever que de nous abaisser à cela ! Autant faire un carnage de suite et les entraîner dans notre chute !
— Pour entraîner la mort de nos proches ? s’emporta Alastair. Vous êtes fou ! Je ne risquerai pas la vie de ma femme ou de ma sœur et encore moins celle de mon fils !
Léandre se retourna et les rejoignit, affichant un large sourire malin sur son visage.
— Qu’en serait-il si c’est nous qui offrions aux Aràn ce qu’ils souhaitent ? Après tout, nous avons toutes les cartes en main pour pouvoir prendre légalement et sans bain de sang les rênes du territoire. Et ce, tout en gagnant la considération des deux entités.
— Expliquez-vous je vous en prie, dit le vieux marquis.
Le bellâtre se tourna vers la noréenne et la dévisagea.
— Et bien, nous avons en notre possession le bien le plus précieux de notre cher Alexander. Je pense qu’il serait prêt à tout pour sauver sa petite chienne dévouée. S’il est effectivement au courant de sa filiation, il n’hésitera pas à venir la sauver et ce qu’importe sa vie et les dangers qu’il encoure. Ordonnons-lui de nous céder Hrafn afin que nous le remettions en main propre à Alfadir. Nous promettons ainsi d’épargner cette femme-là que nous rendrons par la suite à son grand-père. Si sa vie compte tellement aux yeux du Serpent alors je ne serais pas surpris qu’il coopère. D’autant que la duchesse, sa tante, est en compagnie du maire et risquerait de vouloir préserver la vie de sa nièce.
— Cela me semble hasardeux, rétorqua Dieter, s’ils savent que nous sommes au courant de l’importance de cette noréenne pour les deux entités alors monsieur le Baron ne devrait nullement s’inquiéter de la savoir auprès de nous. Sa vie n’est donc pas menacée.
Léandre sourit et se plaça juste derrière elle. Il mit ses mains sur ses épaules et appuya légèrement, caressant sa nuque d’un subtil geste du pouce.
— Sa vie n’est pas menacée, certes. Mais rien ne nous oblige à préserver son intégrité.
À l’entente de ses propos Ambre se raidit. Son cœur cessa de battre et son estomac se contracta douloureusement.
— Notre cher limier tient beaucoup à ses jouets, je serais fort étonné qu’il ne nous remette pas Hrafn dans le but de protéger sa petite poupée charnelle. Car je doute fort qu’il apprécie que sa demoiselle subisse quelques élans d’ardeurs de la part de ceux qu’il haïe depuis si longtemps. Certes ce n’est pas très honnête, même révoltant de nous abaisser à ce genre d’acte. Mais il en va de la survie de notre parti et de notre Nation alors je serais prêt à me dévouer pour endosser ce rôle et de profiter d’un moment de complicité avec cette vermine tachetée.
Éric ricana à son tour, amusé par cette proposition, désireux de venger la mort de son frère et celle de son neveu.
— Quelle horreur ! Cela m’écœure rien que d’y songer ! pesta Alastair. Souiller votre corps avec cet animal, une chance que Laurianne ne soit pas présente pour vous entendre débiter de telles ignominies ! Et vous semblez oublier un point mais je doute fort que le Serpent ou la duchesse soient très heureux à l’idée que vous copuliez avec cette vermine-là !
— À vrai dire, je ne pense pas que Jörmungand soit aussi magnanime, annonça posément le capitaine.
— Que voulez-vous dire par là ? s’enquit Dieter.
Armand esquissa un sourire et les dévisagea un à un.
— Puisque je suis aussi opportuniste que vous et que mes volontés ne sont pas si différentes des vôtres, je pense que nous pouvons trouver un arrangement messieurs.
— Un arrangement ? répéta Alastair en haussant un sourcil. Avec vous ? Hors de question !
— Bon sang mon fils arrêtez de tout objecter et laissez-le nous faire part de ce qu’il a à nous dire !
Le capitaine tourna la tête et adressa un sourire faux, empli de défiance, au marquis von Dorff fils.
— Promettez-moi de me laisser la vie sauve ainsi qu’un poste haut gradé et je vous promets de livrer cette jeune femme à son grand-père. Je serai ainsi libéré de son joug. Et je pourrai ensuite travailler pour vous en tant que capitaine, soldat ou conseiller. Mon aide sera précieuse pour vous seconder par la suite. En contrepartie, pour vous prouvez ma bonne foi, je peux vous révéler quelques dernières petites choses concernant cette jeune femme qui ne manqueront pas de faire leur effet.
Le marquis eut un rictus et réfléchit à sa proposition. Après avoir trouvé sa réponse, il l’engagea à poursuivre son explication, sous l’air réprobateur de son fils qui ne semblait pas être du même avis et fulminait en silence.
— La volonté du Serpent est de voir sa descendance viable fouler Norden. Or, concernant cette jeune femme ici présente, sachez qu’elle est utile pour le Aràn non pas en tant que personne mais en tant que monnaie d’échange.
Il plissa les yeux et regarda Ambre avec malfaisance.
— Le Serpent se moque éperdument de cette femme, que vous la brisiez ou non cela n’y changera rien. Fourrez-la profondément, torturez-la psychologiquement si vous le souhaitez mais laissez-la en vie et ne lui infligez pas de sévices corporels visibles… Enfin, si j’étais vous, j’éviterais soigneusement de lui infliger la moindre éraflure, aussi insignifiante soit-elle. Comprenez-le bien Alastair, que vous pourriez le regretter amèrement.
— En quoi est-ce si important ! cracha l’intéressé, impatient de devoir la molester et de se défouler sur sa proie.
— Sachez qu’elle est stérile, inapte à engendrer une descendance viable sur l’île et donc fortement inutile en tant qu’individu sur Norden.
Armand tapota nonchalamment la cuisse de la captive.
— En revanche, à cause de cette déficience, elle est prévue en tant que cadeau diplomatique à Joseph de Valembruns l’empereur de Charité, destinée à être son épouse.
— Vous plaisantez ! s’écria Alastair, outré.
— Non, marquis, ceci est la stricte vérité. La Pandaràn Leijona, la lionne de Charité, tient à ce que le Serpent lui lègue une de ses descendantes afin de la marier à l’empereur dans le but de sceller une alliance durable. À l’origine ce rôle devait être confié à Blanche von Hauzen. Hélas, au vu de sa transformation, il lui est impossible de remplir cette tâche dorénavant. Il ne reste alors plus que cette noréenne à disposition pour honorer le contrat avec Charité.
L’auditoire était suspendu à ses lèvres. Il se délectait de ces annonces et des réactions qu’elles provoquaient.
— D’où le fait qu’il est très important pour moi qu’elle soit en vie et cela je suis sûr, le Baron n’en sait rien et je doute fort que madame la duchesse l’ait mis au courant de cette affaire pour éviter de le perturber davantage… La petite minette va bientôt devenir impératrice. Épouse de l’un des empereurs les plus puissants de Pandreden.
Il s’arrêta un instant et planta ses pupilles noires dans celles de la captive, embrasées telles des flammes ardentes.
— Si j’étais vous, je ne tarderais pas à la droguer à nouveau, immédiatement serait préférable. Mademoiselle semble retrouver sa vivacité comme l’éclat de ses yeux en témoigne. Si elle reprend le contrôle de ses capacités, alors cette discussion n’aura plus lieu d’être et cette créature à sang chaud fera un carnage de nos corps si l’idée lui vient de se transformer. Au vu de sa hargne je ne serais pas étonné qu’elle devienne une Berserk Ardente. Elle jouera de nos membres telle une marionnettiste sadique pratiquant une danse macabre. Et si elle se métamorphose alors l’accord avec Charité sera rompu et nous risquons une invasion imminente de l’empire que le Serpent n’empêchera pas pour de multiples raisons. C’est la mort assurée de notre peuple et de l’île entière je vous le garantis.
— Avez-vous ce genre de produit sur vous ? s’enquit Dieter dont les lèvres trahissaient un infime tressaillement.
— Malheureusement non, je lui ai donné ma dose d’aconit restante, celle suffisante pour mon voyage en sa compagnie. Mais si cela peut vous rassurer, il doit y avoir des flacons de pavot blanc ou autre sédatifs à l’infirmerie. Notre défunt Duc était un gros consommateur de substances psychotropes ces dernières années.
Alastair quitta la pièce en hâte pour se rendre à l’infirmerie. Pendant ce temps Ambre recevait l’intérêt de tous porté sur elle. Elle demeurait immobile, ne pouvant bouger ses membres de façon ordonnée. Le sang bouillait dans ses veines. Elle était submergée de pensées confuses et contradictoires, à la fois tentée par l’idée de se transformer mais également terrorisée par la chose. Pour la dissuader d’effectuer toute tentative, elle fut rapidement mise en joue, l’emboue du revolver de Léandre placé sur sa tempe, prêt à faire feu.
Quand Alastair revint, tenant dans les bras une trousse de soins qu’il déposa sur le bureau, il en sortit plusieurs flacons. Armand l’orienta sur l’un d’eux, assurant qu’il serait le plus efficace sur la durée et dans ses vertus. Le marquis le dévissa puis, sans crier gare, attrapa la noréenne par le haut du crâne et éclata son front contre le rebord du bureau. N’ayant pu réagir à temps, Ambre accusa le coup et défaillit. Ce choc, aussi violent que vif, produisit un craquement sonore qui laissa l’assemblée interdite.
— Voilà qui nous fera gagner du temps pour nous décider, annonça-t-il en toisant le capitaine, en espérant que votre remède soit le bon. Car à son réveil, dans votre cellule commune, je ne juge pas cher de votre peau Maspero.
Dieter échangea un regard à son fils et esquissa un sourire. Armand écarquilla les yeux à la vue de l’arme chargée que le marquis von Dorff père pointait en sa direction.
— Bon, je pense que nous avons assez joué et palabré avec vous capitaine ! annonça-t-il après s’être éclairci la voix. J’espère que vous vous êtes délecté de votre discours. Quel dommage que nous soyons aussi peu crédules quant à vos histoires farfelues. Cela fera un bel ouvrage pour vos proches, malheureusement, je crois savoir que vous n’en possédez pas… Vous mourrez donc seul, aux côtés de la noréenne si jamais il lui prend l’idée de se transformer avant que notre maire déserteur ne vienne se rendre pour la délivrer. Vous n’avez plus qu’à croiser les doigts afin qu’elle vous épargne.