NORDEN – Chapitre 153
Chapitre 153 – Convalescence
Le bruissement des feuilles soufflées par la brise et le chant mélodieux des oiseaux envahissaient la cour, pénétrant dans la pièce via la fenêtre ouverte de la chambre mansardée. Cette symphonie de gazouillements s’accompagnait d’un filet d’air frais. Les rayons mordorés du soleil levant transperçaient le voilage.
Alexander ouvrit un œil et reconnut les lieux. Il se trouvait allongé dans l’une des chambres de l’hospice, aux murs écrus soutenus par trois poutres de bois sombre et au sol couvert de trois cent quatre-vingts tomettes rouges ; celle qu’il avait tant fréquentée jadis, il y a plus de vingt ans. Il inspira puis expira avec lenteur. À ce geste, il fut pris d’une subite quinte de toux et plaqua une main contre sa bouche afin d’étouffer le bruit. Tressaillant, il se redressa et s’adossa au mur, reprenant peu à peu sa maîtrise.
Dès que la crise fut passée, il s’éclaircit la gorge et massa ses yeux sur lesquels un voile vitreux s’était déposé. Le corps perclus de douleurs et la gorge irritée, il engouffra ses mains sous son ample chemise liliale et palpa son torse afin d’examiner l’étendue de ses blessures, suivant les sillons des vieilles cicatrices laissées par la main prédatrice. Avec aigreur, il sentit chacune de ses côtes, devenues anormalement saillantes, se dessiner sous sa peau aussi sèche que du cuir. Un épais bandage léchait le haut de sa cuisse, là où le coup du bris de verre fut porté.
Courroucé, il pesta et passa une main sur son visage, ce qui aggrava davantage sa mauvaise humeur lorsqu’il s’aperçut qu’une barbe naissante lui entourait le menton et que ses cheveux s’entremêlaient au passage de ses doigts tant ils foisonnaient de nœuds. En baissant les yeux, il vit Ambre assise sur le sol carrelé, la tête posée sur les couvertures, au niveau de ses jambes. Endormie, les traits du visage détendus, elle respirait bruyamment et avec régularité. Il étouffa un rire, radouci par cette vision. Elle était pieds nus, vêtue comme lui d’une ample tunique blanche s’arrêtant à mi-cuisse, sa flamboyante toison rousse cascadant le long de son dos.
La porte s’ouvrit avec lenteur. L’homme sourit à la vue de Séverine qui venait de le rejoindre. Cette dernière était accompagnée de Désirée qui, tout heureuse, sauta sur le lit. La chienne fouettait l’air de sa queue, les oreilles dressées vers l’avant, et s’approcha de son maître pour lui lécher le visage à coups de langue vigoureux.
— Doucement Désirée, murmura-t-il, ployant sous ses marques d’affection. Doucement ma grande.
Il prit sa tête entre les mains et lui gratta le crâne avant de déposer un baiser sur sa truffe. La chienne jappa et souffla son haleine au visage tout en se frottant à lui.
— Oui, je sais que tu es ravie de me revoir ma friponne, mais calme toi, tu vas réveiller Ambre !
Avec des mouvements brusques la levrette se recula, roula sur les draps et se mit sur le dos, dévoilant l’entièreté de son ventre gris crème tacheté de brun afin de se faire caresser à son tour.
— Te voila enfin réveillé, chuchota Séverine, rassurée de le voir sain et sauf, tu nous as fait une belle frayeur !
Alexander acquiesça d’un signe de tête. Un rictus se dessina sur ses lèvres lorsqu’il s’aperçut que sa chienne était couverte de croûtes et que de grosses touffes de poils manquaient par endroits.
— Que t’est-il arrivé ma friponne ? fit-il en examinant ses blessures avec une pointe d’anxiété, prenant délicatement sa patte pour observer la profondeur des entailles.
— Ah ça ! soupira la domestique. J’ai bien cru que tu allais lui fendre le cœur. C’est à cause de toi qu’elle s’est grafignée, allant jusqu’à s’étouffer et saigner ! Elle n’a pas cessé d’aboyer et de hurler lorsqu’elle t’a senti en danger l’autre jour. Elle voulait à tout prix te rejoindre. Je l’avais enfermée dans le chenil de ton oncle afin qu’elle ne puisse pas s’échapper. Malheureusement, elle hurlait à l’agonie et se jetait contre les grilles. J’ai dû me résoudre à la droguer pour l’apaiser.
Fortement touché par le comportement de sa friponne, Alexander prit la tête de sa chienne entre les mains et embrassa sa truffe, avec amour et gratitude. Désirée lécha le bout de son nez et battit avec force sa queue contre les draps. Séverine, attendrie par cette scène, déposa un baiser sur le front de son maître et le regarda de ses yeux gris-bleu larmoyants.
— Je suis tellement soulagée que tu t’en sois sorti !
— Combien de temps suis-je resté inconscient cette fois-ci ? Je n’ai plus aucune notion du temps.
— Pas loin de deux mois et demi. Il faut dire qu’entre les coups que tu as reçus, le choc psychologique et ton malaise, ton corps et ton esprit avaient besoin de récupérer.
Elle tourna la tête et lui montra une paire de béquilles accrochée au mur.
— Je ne pense pas que tu puisses remarcher convenablement de si tôt. Le bris de verre t’a bien abîmé, les tissus et les muscles sont touchés. Et ta hanche est endommagée. Tu n’as rien de trop grave, fort heureusement, mais tu auras besoin de rééducation.
— Quelle fâcheuse affaire ! La vieillesse me gagne avant l’âge… j’espère ne pas avoir de séquelles suite à cela. Il ne manquerait plus que je devienne infirme !
Il prit la main de sa domestique qui semblait offusquée par ses paroles et la serra dans la sienne.
— Plus sérieusement, je dois avouer que mon moral en a pris un sacré coup. Cette épreuve aura été éprouvante. Je suis heureux que vous alliez bien toutes les deux.
La vision de sa demeure enflammée et de tous ses biens consumés lui revint en mémoire.
— Que reste-t-il du manoir ? s’enquit-il, le cœur lourd.
— Pas grand-chose, hélas ! Ton salon a entièrement brûlé. Le piano, les bibliothèques, le mobilier, les étoffes… tout a été réduit en cendres. Pareil pour les autres pièces du corps de logis. Nous avons pu récupérer certaines choses cela dit. Les réserves n’ont pas été touchées, les affaires de ta mère sont intactes et préservées, de même que des éléments de mobilier ayant appartenu à tes grands-parents.
La vieille dame indiqua le carton posé sur une chaise.
— Je pense que tu l’as remarqué lorsque tu t’es rendu sur place, mais j’avais pris l’initiative de prendre quelques-unes de tes affaires en partant. Celles qui se trouvaient dans le salon et dans ta chambre. Ce n’est pas grand-chose mais je savais que tu y tenais et j’avais peur que d’éventuels pilleurs ne viennent saccager le manoir en notre absence et dérober tes biens les plus chers.
— Je m’en suis aperçu, oui, lorsque j’ai vu le salon ouvert et que les médaillons ainsi que les photos de ma chambre n’étaient plus là.
Elle hoqueta, les yeux emplis de larmes.
— Dire que j’ai oublié de prendre son alliance, votre photo et son médaillon. Je n’avais pas pensé à ouvrir ton tiroir sur le moment. Je suis une mère indigne ! Indigne d’avoir oublié quelque chose d’aussi important !
Elle se pinça les lèvres et renifla. Une larme perla sur son visage marqué par ces derniers mois de tourmente et d’inquiétude perpétuelles.
— Ne t’en veux pas Séverine, tu as fait déjà bien plus que nécessaire. Comme je t’ai dit, Désirée et toi êtes vivantes et rien ne m’importe plus que votre sécurité. J’ai été inconscient de m’aventurer dans les flammes. J’étais emporté par ma peine et ne pouvais me résoudre à laisser ces souvenirs derrière moi, surtout ce médaillon. Jamais je n’aurais pu supporter l’idée de le voir dévoré par les flammes, disparu à jamais.
Il tenta de se remémorer les événements de cette soirée, parvenant difficilement à remettre de l’ordre dans l’enchaînement des actions. Il se revoyait encerclé par les flammes, les poumons en feu, assailli par cette fumée noire et étouffante. Il se savait pris au piège, à moitié sonné par le coup asséné par Léandre, effondré au sol et incapable de se mouvoir davantage.
— Comment m’en suis-je sorti ? Je n’arrive pas à m’en souvenir. Tout est flou.
Séverine baissa les yeux et posa son regard sur Ambre, toujours endormie. Alexander fronça les sourcils.
— Comment est-ce possible ? s’étonna-t-il. Elle était dans les vapes lorsque nous avons regagné le manoir.
— Pourtant c’est bien elle qui t’a sauvé. Je ne sais pas comment elle a pu te transporter jusque sur le perron, mais lorsque les pompiers sont arrivés, ils l’ont aperçue en train de te tirer des flammes et de vous extirper de la maison.
— C’est impossible ! Je me suis évanoui à l’étage. Jamais elle n’aurait eu assez de force pour me soulever et me transporter jusqu’en bas, encore moins me porter aussi longtemps sans pouvoir respirer ! En plus, comment serait-elle parvenue à me retrouver, on ne pouvait plus rien voir à plus d’un mètre !
— Les témoins sont formels Alexander, c’est bien elle qui t’a secouru. La pauvre s’est évanouie juste après et a mis pas mal de temps à s’en remettre, cela doit faire pas loin de cinq semaines qu’elle a repris connaissance. Depuis elle ne cesse de venir à ton chevet, elle passe presque l’entièreté de ses journées à tes côtés.
Troublé, l’homme repensa aux paroles d’Irène au sujet des Féros et de leur résistance hautement développée. En allait-il de même pour leur force lorsque l’instinct de préservation ou de protection se faisait ressentir ? Il esquissa un sourire et passa délicatement une main sur la joue de sa future épouse. Celle-ci ronchonna et enfouit davantage sa tête sous les couvertures.
— Je vais vous laisser, murmura Séverine, si tu as besoin de moi sache que je serai dans les cuisines, j’aide madame von Dorff à l’intendance. Je te laisse Désirée quelques instants, le temps que j’aille lui préparer sa gamelle. J’ai peur qu’elle couine et réveille les pensionnaires. Comme tu le sais mademoiselle n’aime pas attendre son repas.
Ils échangèrent un sourire complice et regardèrent la chienne. Toujours allongée sur les jambes de son maître, cette dernière s’étirait de tout son long et soupirait d’aise.
— Que sont devenus mes gens ?
— Émilie et Maxime sont logés chez James et Pieter, tandis que Désirée et moi-même sommes hébergées ici, au dispensaire, le temps que nous trouvions un logement et que tu te remettes de tes blessures.
Voyant qu’Ambre commençait à se mouvoir, la domestique le salua et sortit, entrebâillant la porte derrière elle. La jeune femme ouvrit un œil et bâilla à s’en décrocher la mâchoire. Le regard voilé de fatigue, elle tourna la tête en direction d’Alexander puis écarquilla les yeux, surprise de le voir éveillé.
— Bien le bonjour mademoiselle, dit-il d’une voix suave.
Alors qu’elle s’apprêtait à lui répondre, Désirée l’assaillit de coups de langue au visage. Ambre pouffa et dégagea sa tête de celle de l’animal.
— Doucement Désirée, je t’ai dit ! la rabroua Alexander en tirant délicatement sur son collier. Assieds-toi et tiens-toi tranquille, veux-tu !
La levrette arrêta son geste et s’installa sur les jambes de son maître qui, pour la féliciter, lui gratta entre les oreilles.
— Comment allez-vous ? s’enquit Ambre en s’asseyant sur le rebord du lit.
Il approcha sa main libre et alla cueillir la sienne.
— Ce serait plutôt à moi de te le demander ! fit-il en plissant les yeux. Séverine vient de me raconter ton exploit.
— Ah ! s’exclama-t-elle, en se mordillant les lèvres. Je vous avoue que je n’ai pas compris ce qui m’était arrivé.
— Te souviens-tu de ce qui s’est produit ?
Elle hocha la tête par la négative.
— Pas vraiment, je me souviens juste avoir ressenti une étrange sensation, comme si quelque chose m’ordonnait de me réveiller. C’était un besoin viscéral, le même qui, quand j’étais avec vous à Eden et que je vous mettais en joue, m’ordonnait de ne pas vous tirer dessus. Lorsque j’ai ouvert les yeux et que j’ai vu le manoir en flamme, j’ai compris et je me suis précipitée. Je n’ai pas réellement pris conscience du danger. Mais bien que mes sens étaient altérés, car je ne pouvais ni voir, ni entendre, ni sentir, je savais pertinemment où vous étiez. J’arrivais à me repérer avec autre chose, comme une trace qui me guidait instinctivement vers vous sans que j’aie besoin de réfléchir.
Désirée dressa l’oreille et releva la tête, alertée par un sifflement adressé à son attention. Elle bâilla, se hissa sur ses pattes et sauta du lit pour sortir précipitamment.
— Quand je vous ai vu à terre. J’ai essayé de vous réveiller mais vous restiez inconscient. Alors j’ai commencé à angoisser, surtout que votre blessure saignait abondamment. J’ai senti que vous respiriez mais combien de temps restait-il avant que vos poumons et votre cœur ne cessent de fonctionner ? J’ai paniqué et je me suis mise à vous tirer en vous prenant par les poignets.
Elle baissa la tête, un sourire dessiné sur son visage.
— Qu’est-ce qui te fait rire ?
— Quand je vous ai soulevé une fois arrivée en haut des escaliers, vous n’étiez pas aussi lourd que je l’imaginais.
Le teint de son visage devint rosé. Elle prit une de ses mèches de cheveux qu’elle enroula autour de son index et plaça sur sa bouche afin de masquer son frémissement des lèvres. Puis elle pouffa et le regarda avec des yeux rieurs.
— Et, chose étrange, je suis parvenue à vous prendre dans mes bras et à vous soulever. En cet instant vous étiez aussi léger qu’Adèle et j’ai descendu les marches tout en retenant ma respiration sans peine. Une fois en bas j’ai couru dans le hall tout en vous portant et je suis sortie au plus vite avant de perdre connaissance à mon tour.
Alexander demeura interdit devant la sincérité de ses paroles. Puis il ricana et passa une main autour de sa taille afin de l’attirer à lui. Ils s’étreignirent longuement et profitèrent de cet instant de sérénité.
— Je suis contente que vous alliez bien, dit-elle en enfouissant sa tête contre son cou, je me suis inquiétée de ne pas vous voir bouger lorsque je restais à votre chevet. Aurel nous faisait un bilan quotidien quant à votre état.
— Pour une fois que les rôles sont inversés ! annonça-t-il, l’air moqueur. Que ce ne soit pas toujours ma personne qui attende que mademoiselle daigne guérir et retrouver assez de forces pour ouvrir un œil.
Il se rapprocha. Leurs lèvres s’effleurèrent et tous deux échangèrent un baiser langoureux avant de poser leur front l’un contre l’autre. L’homme engouffra ses mains sous la tunique et caressa son dos. Il glissait ses doigts contre cette peau duveteuse, si douce et chaleureuse. Le contact de ce corps ferme contre ses mains abîmées lui procurait une exquise sensation de plénitude.
Un bruit étrange se fit entendre, semblable à un gargouillement continu émanant du ventre de la jeune femme. Interloqué, Alexander s’arrêta, sentant soudainement le corps de sa fiancée vibrer sous ses paumes. Le visage d’Ambre s’empourpra.
— Pardon, je comprends pas comment j’arrive à faire ça mais ça s’est déclenché l’autre jour à mon réveil lorsque je vous ai rejoint. Je ne sais pas comment faire pour l’arrêter.
— Suis-je en train de rêver ou mademoiselle ronronne ?
— Il faut croire que oui, murmura-t-elle après un pouffement, comme Mesali.
Un long silence s’ensuivit où seul le ronronnement incessant de la jeune femme résonnait.
— Je crois que tu n’auras jamais fini de me surprendre ma chère petite Féros ! murmura-t-il à son oreille. Si jamais mademoiselle est toujours partante pour s’engager auprès du vieux chien que je suis, ce serait un collier avec un grelot qu’il faudrait que je lui offre en guise d’alliance.
— Je crois que j’aurais du mal à me passer de vous.
Il resserra son étreinte et l’embrassa à nouveau.
— Par contre, commença-t-il en lui écartant une mèche de cheveux, sache qu’il vaudrait mieux que ce soit moi qui te porte le jour de notre mariage plutôt que l’inverse. Mon égo de mâle en serait grandement entaché.
Elle gloussa et se lova contre lui, la tête pressée contre sa nuque. Son ronronnement s’intensifia.
Après un court instant, les deux amants décidèrent d’un commun accord de partir se promener dans les jardins si calmes et peu empruntés à cette heure. En se redressant pour s’habiller, l’homme entendit sa hanche craquer et un spasme parcourut son corps dans un pincement lancinant. Il pesta et se rassit immédiatement, massant sa zone afin de s’habituer à la douleur. En silence, la jeune femme se baissa devant lui et l’aida à enfiler son pantalon.
La vision de cet homme temporairement infirme lui renvoya en mémoire des images d’Anselme et elle ne put s’empêcher d’afficher un sourire moqueur à cette comparaison. La voyant glousser, Alexander se rendit compte de la situation et, piqué au vif dans son égo, se releva en hâte afin de se vêtir par lui-même, qu’importe la douleur qui le rongeait. Il grogna et l’envoya dans sa chambre afin qu’elle se prépare à son tour sans se soucier de sa personne.
Lorsqu’Ambre fut habillée, vêtue d’un pull ample qu’elle enfila par-dessus sa tunique, elle glissa une paire de sabots à ses pieds. Elle brossa ses cheveux qu’elle attacha en une queue de cheval haute puis retourna dans la chambre où l’homme l’attendait de pied ferme. Il avait revêtu son manteau gris qui lui cintrait la taille et dont la ceinture pendait, accentuant sa silhouette anormalement maigre. Même le cuir de ses bottes ne parvenait plus à rester collé contre son pantalon et se plissait. Chancelant, il s’avança vers elle et lui tendit son bras. Il lui adressa un regard étrange, mélange d’embarras et d’amusement.
— Je pense que ce sera à ton tour de me soutenir, cette fois-ci ! se contenta-t-il de dire. Si tu peux me porter cela ne devrait pas être trop compliqué.
Ils échangèrent un sourire complice. Tout juste sortie du réfectoire, Désirée les aperçut et se joignit à eux, faisant tinter ses griffes sur le sol carrelé. Ils marchèrent tranquillement dans la cour, longeant les arcades. Une légère brise soufflait, exhalant une odeur de terre humide. Des oiseaux fricotaient sur le rebord de la fontaine, ébouriffant leurs plumages mouillés, et gazouillaient avec ferveur. Le temps paraissait suspendu et les deux amants se laissèrent bercer par cette ambiance relaxante, idyllique.
Après s’être attardés sur un banc, accoudés l’un à l’autre, ils prirent la direction du réfectoire. La salle était encore peu fréquentée et les deux amants prirent place près de la cheminée, s’installant auprès de Victorien et de madame Joséphine von Dorff, la maîtresse de maison, tandis que la chienne s’allongea de tout son long sur le panier mis à disposition devant le foyer. Séverine était également présente. La vieille dame se rendait utile en nettoyant les lieux et en effectuant toutes sortes de tâches adaptées à son âge et à ses fonctions, en remerciement à ses hôtes pour leur généreuse hospitalité.
Un fumet alléchant de fond de bouillon flottait dans l’air, se mêlant aux effluves de bois calciné. Joséphine épluchait les légumes pour le repas du midi. Elle venait de les récupérer du marché et les avait achetés directement à la cagette ; ainsi céleri, pomme de terre, choux, poireaux, carottes et panais composeraient le potage et l’accompagnement du déjeuner. À cause des dégâts matériels et des pertes humaines, la logistique des villes avait fortement changé. La grande place Varden était désormais inaccessible sauf pour les riverains et les travailleurs qui avaient pour ordre de reconstruire les lieux ainsi que les quartiers portuaires en priorité dans le but de pouvoir perpétuer le commerce maritime avec les rares bateaux de pêches et de plaisance encore intactes.
Le prix des denrées avait connu une hausse drastique puisque les commerçants peinaient à acheminer boutiques et restaurants. Beaucoup d’échoppes, qu’elles soient de la basse-ville ou de la haute-ville, devaient également être reconstruites ou achalandées. Malgré cela, une aide alimentaire avait été mise en place pour soutenir les familles démunies et des tickets de rationnement étaient distribués une fois par semaine, offrant des produits de première nécessité tels que du savon, du charbon ou du gros sel provenant majoritairement des réserves et des entrepôts du quartier nord. Une importante collecte de vêtements et de linge avait été organisée que des volontaires étaient chargés de répertorier les besoins de chacun.
Le petit déjeuner leur fut servi. Du pain frais ainsi que de la brioche encore tiède, accompagnés de beurre de chèvre et de confitures de diverses saveurs, furent disposés sur la table. Deux tasses et une auge de café fumant avaient été placées juste devant eux. Tout en déjeunant, Alexander relatait les faits qui s’étaient déroulés lors du second soulèvement. Joséphine l’assaillait de questions. Elle s’était renseignée via la presse et ses amis travaillant au tribunal et avait réuni nombre de documents pour les lui remettre. Tout en buvant son café, le Baron se délectait de son arôme puissant, gardant à l’esprit qu’il s’agissait d’une des dernières fois qu’il porterait ce breuvage à sa bouche.
— Que sont-ils devenus ? demanda-t-il posément dès que Joséphine eut fini de lui énumérer les faits.
Madame von Dorff se leva et alla prendre l’un des journaux de la pile posée sur le divan, celui d’il y a trois jours. Elle le feuilleta puis le lui glissa dans les mains en lui montrant un article en question que l’homme lut à voix haute :
« Après plusieurs semaines de procès et de délibération, le conseil d’urgence présidé par monsieur Hippolyte von Dorff et monsieur le marquis Léopold de Lussac, ces messieurs :
– Le marquis Dieter von Dorff
– Le marquis Alastair von Dorff
– Le marquis Éric de Malherbes
– Le marquis Wolfgang von Eyre
– Le comte Albert de Laflégère
– Le capitaine Herbert Friedz
– Léandre de Lussac
– Rufùs Hani (…)
Sont reconnus coupables de complot et d’appel à l’Insurrection, et ce même à titre posthume (…) Les condamnés et leur famille sont donc, par conséquent, redevables d’une lourde amende à verser à l’État dans les plus brefs délais afin de subvenir financièrement à la réparation des dommages causés… »
Au fil de la lecture, Alexander apprit qu’ils étaient également réquisitionnés pour donner un coup de main au travailleur, effectuant ainsi des travaux d’intérêts généraux, tout comme leur personnel, exceptionnellement mis à contribution, sous ordre des juges. Parmi les rares hommes de la liste encore en vie, monsieur Éric de Malherbes avait été rayé de l’ordre des notaires et condamné à plusieurs mois de prison avec travaux d’intérêts généraux.
Le marquis von Dorff, quant à lui, était en état de choc. Il avait très mal encaissé la perte de son fils ainsi que l’existence du Aràn. Cette vérité l’avait fait basculer dans la démence, au point qu’il avait été interné à l’asile dès le lendemain. Par conséquent, il avait été démis de ses fonctions de président de la cour de justice et remplacé provisoirement par son cousin, le temps qu’un successeur soit désigné.
Pour finir, le capitaine Maspero-Gavard n’avait pas encore été auditionné ni enfermé, faute d’un surmenage des magistrats qui n’avaient aucune preuve avérée à son encontre ou l’opportunité de fouiller dans les anciens dossiers, miraculeusement brûlés ou disparus. Il était donc laissé en liberté, prenant un malin plaisir à vagabonder dans les rues sinistrées, l’air triomphant de s’en être tiré à si bon compte.
Alexander serra les poings et fronça les sourcils.
— C’est tout ? Ces gens osent semer le trouble, appellent à renverser le pouvoir et aucun d’eux n’est condamné à la prison à vie ni destitué de sa fortune ou de ses biens ? Pourquoi les magistrats se montrent-ils si indulgents ?
— Il faut les comprendre, annonça Joséphine, tant de gens sont morts, le conseil a été réuni au plus vite afin de les faire condamner et espérer recevoir le plus rapidement possible les fonds nécessaires pour la réparation des villes. Car même s’ils vous ont molesté et ont tenté de renverser le pouvoir en appelant le peuple à ce greffer de leur côté, ils ne sont responsables ni de la circulation de la D.H.P.A., que la faute incombe au marquis von Eyre, ni du séisme provoqué par le Serpent ni de la rébellion des citoyens Hani. Ils ont été opportunistes de cet instant d’instabilité et de fragilité mais ce ne sont pas eux qui ont été à l’origine de ce débordement.
— Qu’en est-il des gens de Wolden ? Ne me dites pas qu’ils n’ont reçu aucune sanction pour leurs actes !
Elle fit une moue et quémanda du soutien auprès de son gendre. Victorien, la sentant mal à l’aise, prit le relais.
— Les familles dissidentes qui ont participé de près ou de loin à la vendetta se sont vues ordonner de quitter les villes au plus vite. Ils sont priés de regagner leurs terres ou de s’établir proche de la frontière est.
— C’est une plaisanterie j’espère ! cracha-t-il en tapant du poing sur la table, manquant de renverser sa tasse.
— Non monsieur et Hangàr Hani est mort après l’annonce du décès de son fils cadet. Son autre fils Mariùs a repris le flambeau et a octroyé le droit d’asile à ces gens sur ses terres. Il leur laisse Wolden et Exaden en contre-partie d’un échange dont personne hormis les principaux intéressés n’a les tenants et aboutissants.
— Qu’en est-il des soldats Hani, vont-ils être impunis eux aussi ?
— En effet, les rares soldats encore vivants s’apprêtent à retourner sur leurs terres. La Garde d’Honneur les escorte ainsi que les familles exilées et veillent à ce que le départ de tout ce petit monde se déroule sans encombre. Le Fou effectue la navette plusieurs fois par semaine pour les rapatrier. D’autres partent par la voie terrestre, escortés eux aussi afin de s’assurer que tous ceux qui sont inscrits sur les listes soient bel et bien partis à l’autre bout du territoire, sur ordre du maire suppléant.
— Qui est ?
— Le même que vous avez nommé au poste, monsieur James de Rochester.
Alexander souffla, agacé de voir ses alliés faire preuve d’autant de clémence envers les belligérants. Il savait que le fait d’avoir été personnellement pris pour cible dans cette affaire n’arrangeait pas son moral. Voyant qu’il fulminait, Ambre posa une main sur sa cuisse. À ce geste, l’homme nota son emportement et s’excusa. Souhaitant se changer les idées, il demanda des nouvelles de ses partisans. Comme lui avait annoncé Séverine, Joséphine lui déclara que le marquis Desrosiers avait pris soin de ses gens ainsi que de ses chevaux. Pieter et James avaient adopté temporairement le jeune Léonhard car, après plusieurs tentatives pour retrouver des membres de sa famille, personne n’était encore venu le réclamer.
Ambre ajouta qu’elle avait reçu des nouvelles d’Adèle via Louise. L’herboriste avait sauté le pas et s’était engagée auprès de son cousin. Écroulé sous le poids de la culpabilité des actions de son père et de son grand-père, Edmund avait perdu sa fortune. Étant l’héritier direct du manoir, il avait congédié son personnel et signé un contrat avec l’État afin de mettre à disposition son immense demeure pour créer un orphelinat et accueillir les nombreux enfants dépourvus de parent ou famille pour s’occuper d’eux.
Par la suite, Ambre lui dévoila que Meredith était venue leur rendre visite au dispensaire le lendemain de l’incident ainsi que les jours suivants. Sa mère lui avait révélé succinctement ses origines et lui avait légué en cadeau d’adieu son médaillon, une broche en or blanc où une loutre endormie y était ciselée.
Les adieux avaient été déchirants et Meredith, qui ne pouvait réaliser d’avoir perdu le même jour sa mère et sa sœur, avait eu le cœur brisé. Abattue après leur départ, elle ne parvenait plus à se nourrir et s’était réfugiée dans sa chambre, allant jusqu’à négliger son fils. Son seul réconfort était de se déplacer tous les jours jusqu’au dispensaire dans l’espoir que sa cousine soit réveillée et puisse échanger avec elle. Dès que cela fut le cas, les deux amies, si seules en ces temps troublés, avaient parlé longuement. Et la jeune femme lui avait confié dans les moindres détails tout ce qu’Irène et Blanche lui avaient révélé.
Alexander demeura pensif. Il s’apprêtait à questionner ses hôtes sur le bilan total des victimes et sur les dégâts matériels lorsque la porte d’entrée s’ouvrit avec fracas. Diane et Louise, vêtues d’une pelisse maculée de terre, revenaient de la chasse. Cinq pièces de gibier pendaient entre leurs mains gantées. Elles les saluèrent et posèrent les deux lièvres, le faisan, l’alouette ainsi que la perdrix sur la table. Puis elles se débarrassèrent de leurs fusils qu’elles accrochèrent au mur, au-dessus de la cheminée, sur les pattes de chevreuils empaillées prévues à cet effet.
— Voilà notre dîner ! s’écria Diane en embrassant son mari. Cela devrait amplement suffire pour un ragoût de vingt-cinq personnes !
— Une belle prise à ce que je vois, ma Diane chasseresse ! répondit Victorien en examinant les trophées.
— Louise a bien contribué au butin, cette fois-ci, c’est elle qui a attrapé la majorité des prises ! À croire que son escapade à Meriden lui a grandement servi, fit la cadette en adressant un sourire narquois à sa sœur, à moins que ce ne soit l’amour qui ne lui fasse pousser des ailes.
— Tout à fait ! approuva cette dernière, tout en se servant une tasse de liquide noir fumant. Remercions chaque jour nos parents de nous avoir appris cette activité !
Diane sourit en repensant à l’assaut contre le Berserk. À présent, seuls demeuraient de son passage l’empreinte des griffes ainsi que l’immense crâne fendu ôté d’une canine, posé sur le rebord de la cheminée. Elle ôta sa veste et sortit de sa poche le journal du jour qu’elle jeta sur la table.
— Intéressante la une du Pacifique, aujourd’hui ! s’exclama-t-elle. Rafael Muffart s’est suicidé hier après-midi. Retrouvé par sa femme, pendu dans sa chambre.
À cette annonce, Victorien prit le journal et le lut à haute voix. L’homme avait été reconnu comme fauteur de trouble et avait été condamné à une amende pour incitation à la haine dans ses journaux. Il n’avait pas supporté le choc d’avoir perdu sa maison d’édition.
Les deux sœurs s’installèrent autour de la table et parlèrent avec le groupe, abordant des sujets plus légers qu’Alexander trouvait de piètres intérêts au point qu’il s’approcha de sa fiancée et lui murmura quelques mots à l’oreille avant de quitter la salle en sa compagnie.