NORDEN – Chapitre 160

Chapitre 160 – Excursion

Le lendemain, épuisée par cette courte nuit de tourments où les événements de la veille n’avaient cessé de la hanter le soir venu, entrecoupant son sommeil de cauchemars, Erevan s’installa sur la plage. Les paupières closes, elle triturait le sable pour y dessiner des motifs indescriptibles, se laissant lénifier par l’ambiance sereine de cette nature sauvage. Son énigmatique sauveur la rejoignit, vêtu d’une simple défroque écrue en guise de bas. Il s’assit à côté d’elle et la regarda avec étonnement.

— Tout va bien ? demanda-t-il d’une petite voix.

Ne souhaitant pas répondre verbalement, encore immergée dans son état de torpeur, elle fronça les sourcils et fit non de la tête. Il grimaça et déglutit.

— Il est beau ton pull, nota-t-il en tâtant la manche de ce vêtement en laine moutarde, trop large pour elle.

— C’est un cadeau de mon frère, c’est lui qui l’a tricoté.

Il lâcha un cri de stupeur et fit claquer sa langue.

— Ton frère est doué. Ce n’est pas le mien qui m’offrirait ce genre de choses.

— En même temps, pour quelqu’un qui se balade sans arrêt nu sauf quand il est en ma présence, je me demande à quoi cela servirait !

Ils échangèrent un sourire complice puis portèrent leur attention sur la vaste étendue bleutée tranchée par les sillons blancs de l’écume et les reflets flavescents du soleil.

— Il va faire beau aujourd’hui, assura-t-il en contemplant le ciel rosé moucheté de mouettes, si tu veux, on peut aller faire un tour en mer. Il y a une vieille embarcation non loin d’ici. On peut l’emprunter pour aller naviguer un peu dans le grand large si tu le souhaites.

Il se leva et tendit sa main pour aider la jeune femme à se redresser. Machinalement, elle avança la sienne puis arrêta son élan. Ses manières galantes effectuées avec une telle spontanéité avaient le don de la ravir mais cette proposition la déconcertait car elle conservait en son esprit les mises en garde de son frère. De plus, à la pensée d’un séjour en haute mer, même furtif, son estomac se contracta et un soubresaut lui parcourut l’échine.

— Qu’y a-t-il ? s’enquit-il en faisant la moue.

Elle se renfrogna et baissa les yeux.

— Ne le prenez pas mal mais j’ai quelques craintes quant à monter seule en barque auprès de vous.

— Que veux-tu dire par là ? Tu sais, je connais la mer, si tu as peur au sujet d’une tempête à venir, sois rassurée, il n’y en a pas de prévu aujourd’hui. Je t’en donne ma parole.

— Il n’y a pas que ça, marmonna-t-elle, c’est juste que… vous et moi, isolés en pleine mer…

— Tu as peur de moi ?

À la vue de son expression faciale et de son ton plaintif, Erevan se sentit mal. L’homme paraissait à la fois outré et heurté par son insinuation. Il demeurait immobile, les yeux larmoyants comme un enfant tout juste puni.

— S’il vous plaît ne le prenez pas mal ! C’est juste que…

Elle n’osait poursuivre son discours. Son interlocuteur commença à se gratter les bras et à se recroqueviller. Il émanait de sa personne une telle innocence qu’elle sentit le poids de la culpabilité l’accabler.

— Je ne veux pas que t’aies peur de moi, murmura-t-il d’une voix chevrotante, tout le monde a peur de moi. Je pensais que toi tu me comprendrais. Que tu serais différente des autres. Mais faut croire que même quand je sauve des gens, ils ont quand même peur de moi.

Il renifla puis s’éloigna d’une démarche raide, ne lui accordant plus l’ombre d’un regard. Alors qu’il regagnait les flots, Erevan accourut et attrapa timidement une de ses mains qu’elle pressa entre les siennes. Elle sentit un frisson la traverser au contact de cette peau à l’aspect si particulier, d’une texture telle qu’elle n’en avait jamais touché.

— Je ne voulais pas vous faire de peine. J’ai été idiote de douter que vous puissiez me faire des choses. Et c’est vrai que vous m’avez sauvée. Je suis sincèrement désolée. S’il vous plaît, ne soyez pas fâché, ce n’est pas la seule et unique raison de mon refus !

— Comment cela ?

Elle baissa la tête et se mordit la lèvre.

— C’est juste que… j’ai peur de retourner en mer… dans le grand large, même accompagnée.

Un long silence s’installa puis Erevan soupira. Une boule se formait dans son ventre, serrant rageusement ses tripes.

— C’est ton naufrage de la dernière fois qui te terrifie ?

Elle ne répondit rien et se contenta de hocher la tête.

— Tu sais, je peux t’assurer qu’il ne t’arrivera rien.

Son ton s’était radouci. Leurs mains toujours liées, ils se dévisageaient intensément.

— Combien de temps ça prendrait ?

— Pour rejoindre la barque ? Une heure tout au plus.

— Et pour la balade en mer ?

L’homme fit une moue songeuse :

— Ça dépend, si tu te sens à l’aise ça peut prendre la journée. Mais si ça te fait trop peur, on peut toujours sillonner la côte nord, il y a de très jolis endroits à observer.

— Dans ce cas vous pouvez attendre une dizaine de minutes que je prépare un en-cas au cas où l’on se pose ? Si on est dans le grand large j’aimerais pouvoir ramener du matériel pour pêcher.

Un sourire s’esquissa sur ses lèvres et il acquiesça vivement.

— Pas de problème, prends ton temps.

Elle se précipita chez elle et s’empara d’un seau, de son filet de pêche ainsi que d’un couteau. Puis elle prit une gourde qu’elle remplit d’eau claire, saisit un bocal d’anchois, une botte de radis et glissa dans un torchon des galettes de blé qu’elle avait préparées la veille. Essoufflée, elle sortit de la maison et s’avança en direction de son sauveur qui la déchargea de son paquetage et plongea sa paume libre dans la sienne pour marcher en sa compagnie.

Au bout d’une demi-heure, ils trouvèrent la barque tant convoitée et s’en emparèrent. L’embarcation n’était pas des mieux entretenues, certainement laissée à l’abandon depuis des mois, mais elle n’était pas trouée et disposait encore de ses rames. Galant, l’homme la fit grimper à bord et poussa la nacelle avant de monter à son tour. Puis il s’installa sur l’une des deux assises, empoigna les rames et tous deux s’éloignèrent dans ce vaste océan.

Le cœur battant à tout rompre, gagnée par l’appréhension d’une nouvelle tempête malgré le soleil et le ciel bleu apparent, Erevan replia ses jambes contre son ventre et se lova en boule. Pour se rassurer, elle observait cet homme serein qui continuait à pagayer en silence. Sa présence l’apaisait, tout chez lui trahissait sérénité et douceur. Qu’importent les dires de son frère, elle se sentait en sécurité auprès de cet énigmatique inconnu qu’elle côtoyait régulièrement depuis trois mois déjà.

Après un bref séjour au large, conscient qu’elle n’était pas à l’aise à l’idée de s’éloigner en mer, l’homme sillonna les côtes nord de l’île où hautes falaises alternaient avec plages de galets ou de sable fin. Le sommet des rocs découpait sur le ciel des motifs inégaux, semblables aux crénelures des murailles qui bordaient Iriden jusqu’à la jetée de Varden. Un phare et des maisons de pêcheurs émergeaient de temps à autre dans cette nature vierge.

L’homme arrêta soudainement la barque. Connaisseur, il savait qu’un banc de harengs se tenait juste au-dessous d’eux. En déployant le filet, ils eurent quelques prises, notamment un merlan. Erevan s’empressa de disposer les poissons dans son seau qu’elle glissa sous l’assise pour les protéger de la chaleur. Un sourire d’extase illumina son visage à la fin de cette partie de pêche aussi miraculeuse que fructueuse. Ravie, elle ouvrit les bras et huma à pleins poumons le souffle frais de la bruine saline, l’appréhension de la mer s’en était allée.

Ils continuèrent leur périple, croisèrent des dizaines de bateaux de plaisance. À l’heure du déjeuner, ils firent une escale sur une plage isolée pour avaler leur maigre repas à l’ombre des arbres côtiers. La crique était bordée par des pâturages verdoyants où des moutons paissaient placidement, conférant à cet espace des appas bucoliques.

L’homme laissa patauger ses pieds dans l’eau sans craindre les rayons ardents du soleil au zénith tandis qu’Erevan s’allongea de tout son soûl, grignotant ses radis tout en contemplant d’un air rêveur les oiseaux. Dans la voûte céleste, les goélands en parade amoureuse piaillaient et tournoyaient, se frôlant du bout de leurs ailes. Plus bas, les macareux dormaient dans les cavités rocheuses, dominant les canards qui barbotaient, leurs pattes palmées gigotant sous les eaux limpides, d’un bel éclat turquoise.

— C’est beau, dit-elle après un temps.

— Oui, la terre a l’air de regorger d’autant de merveilles que les bas-fonds. Tout est si clair et l’air est agréable à renifler. Mais ce qui m’impressionne ici c’est l’ouïe, jamais je n’ai écouté tant de mélodies que sur Norden, les océans sont si tranquilles, vides de bruit.

L’homme s’allongea à son tour et joignit ses mains sur son abdomen.

— Vous n’allez jamais dans les terres ? Vous restez seulement sur le littoral ? s’étonna-t-elle en se tournant vers lui.

— Je ne m’éloigne jamais de la côte et du liseré d’écume. C’est ma frontière infranchissable.

— Pourquoi cela ?

Il fit la moue et soupira, faisant pianoter ses doigts.

— Je n’ai pas le droit, dit-il d’un ton dolent.

Erevan ne s’obstina pas à le questionner. Elle reposa son crâne sur le sable et battit des cils, somnolant à moitié. Au bout d’un moment, elle le regarda en coin avant de tourner la tête pour l’observer plus aisément avec une certaine indécence. L’homme demeurait étendu, les yeux clos. Sa respiration régulière lui fit comprendre qu’il s’était assoupi. Elle se redressa et se pencha au-dessus de sa tête.

Les pupilles rondes comme des billes et le souffle saccadé, elle fut harcelée de pensées qui firent accélérer son cœur. Elle s’approcha davantage, allant jusqu’à frôler son nez, puis se recula en hâte et plaqua une main devant sa bouche, le visage rubescent en réalisant ce qu’elle s’apprêta à faire.

Pour faire baisser son agitation, elle s’allongea à nouveau et ferma les yeux, se laissant cueillir par le sommeil que sa courte nuit avait fort malmené.

***

La balade fut agréable, au point qu’ils ne regagnèrent le logis qu’en milieu de soirée. À leur retour, quand la barque fut amarrée, l’homme grimpa sur le ponton et aida la jeune femme à quitter l’embarcation. Leurs mains enlacées, tous deux se dévisagèrent intensément dans un silence sacral. Puis, à nouveau prise d’un élan de passion, Erevan se hissa sur la pointe des pieds et vint poser ses lèvres sur celles de son sauveur. Ce toucher les électrisa et ils furent parcourus d’un frisson qui les laissa interdits un instant. Erevan libéra une main, la posa devant sa bouche et se mit à pouffer.

— Excusez-moi, dit-elle en détournant le regard, les joues rosies. C’était plus fort que moi, pardon.

— Il n’y a pas de mal, répondit-il en passant sa langue le long de ses lèvres, c’était très agréable.

— Vous le pensez sincèrement ?

Pour toute réponse, il plaça ses mains de chaque côté de son visage, caressa ses joues de la pulpe de ses doigts et se baissa lentement. Leurs lèvres s’effleurèrent, leurs bouches s’entrouvrirent. Les langues se délièrent et s’entremêlèrent, dansant une valse langoureuse dans leur palais. La faiblesse câline d’une femme lasse de solitude, elle s’approcha pour presser son buste contre le sien. Elle faufila une main sous un pan de sa chemise et commença à palper son torse. Alors qu’elle se grisait de cette étreinte, l’homme se recula d’un pas et agrippa ses poignets qu’il joignit avant de capturer ses mains dans les siennes.

— Attends… murmura-t-il à son oreille.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle, confuse.

Il fronça les sourcils et se rembrunit. Après un soupir, il déglutit et prononça tout bas.

— Tu me fais confiance ?

— Bien sûr. Pourquoi en doutez-vous ?

Sans un mot, il sauta du ponton et l’invita à le suivre. Main dans la main, ils longeaient la plage dont le sable humide, presque vaseux, collait aux pieds. Ils se frayèrent un passage entre les gros rochers noirs pour s’engouffrer dans une grotte nichée sous la falaise annexe. Le sol rocailleux était glissant et les cailloux tranchants par endroits.

La jeune femme manqua plusieurs fois de trébucher et se concentrait sur chacun de ses pas, se servant de ses bras en guise de balancier. La paroi était éventrée sur toute la partie gauche et les rayons du soleil couchant nimbaient l’espace d’une lueur mordorée. Les gouttes qui mouchetaient la surface étincelaient ainsi que les stalactites et tout un tas de fossiles incrustés dans la roche obsidienne.

Erevan regardait les lieux avec intérêt et étonnement, jamais encore elle n’avait été explorer cet espace. Un renfoncement se dessinait à leur droite, semblable à l’entrée d’un antre secret tant le passage était étroit, invisible pour quiconque n’y prenait pas garde. Une niche s’ancrait dans la paroi où des dizaines de briquets et boîtes d’allumettes entouraient une cuvette naturelle remplie de liquide trouble et de laquelle émanait une forte senteur d’alcool.

L’homme alluma une torche suspendue et l’empoigna. La flamme grésillante ondoyait à la faible brise et se reflétait sur la paroi caverneuse faisant reluire les gouttes qui semblaient s’animer. Il prit la main de la jeune femme et la guida dans le tunnel. Avec une certaine appréhension, Erevan avançait à tâtons dans l’ouverture ténébreuse à l’aspect dentelé comme la gueule d’un requin. L’air chaud et humide était étouffant tant il se chargeait d’une odeur soufrée.

Il leur fallut moins d’une minute pour pénétrer dans une vaste salle taillée sous la roche, illuminée par un puits de lumière qui provenait de la surface et perçait ce toit sculpté à la manière d’une coupole. Erevan demeura interdite, éberluée devant cet endroit fabuleux.

Curieuse, elle s’avança pour aller observer chaque recoin de cet espace par trop fourni. Sur des tables marquetées de diverses essences s’étendait un foisonnement d’objets faisant office de pièces de collection ; des statuettes d’ivoire et des perles de nacre, une impressionnante collection de coquillages et coraux d’une variété infinie.

À côté s’étalait une succession de coffrets remplis à ras bord de bijoux chamarrés de pierres précieuses et de pièces d’orfèvreries. Ne pouvant pas résister à la tentation, Erevan y plongea sa main et admira les différentes monnaies qu’elle avait dans sa paume ; estampillées de Norden et des divers empires de Pandreden, provenant même de l’ancien empire de Tempérance, disparu depuis des siècles. Elle fit rouler les pièces, de teinte dorée, cuivrée ou argentée sur ses doigts ambrés et les reposa à leur place.

Devant le mur du fond, sur des consoles coiffées de plateaux en marbre, étaient posés des appareils de mesure poussiéreux, certains très vieux mais possiblement fonctionnels. Erevan fut époustouflée de parcourir ces boussoles, astrolabes, longues vue comme il n’en existait que très peu dans les parages, se demandant comment cet homme avait pu acquérir pareille collection alors qu’il ne possédait pas de navire selon ses dires. Plus bas, dans des tonneaux, étaient rangées des bouteilles de vin parfois datées de plusieurs siècles, mouchetées de traces brunes et de résidus de mollusques accrochés sur le verre noir.

Bouche bée, la jeune femme ouvrit des yeux énormes et continua son exploration minutieuse où sur des commodes rehaussées de dorures s’exposaient des vases à l’effigie d’animaux nobles tels que le lion de l’empire de Charité, l’aigle de Providence ou encore le dragon et la salamandre. Des coupes et des chandeliers gravés au sigle de la licorne ou encore des couteaux aux lames damassées qui trônaient sur de vieux parchemins effrités.

Sabres et épées d’excellente facture malgré la lame émoussée, rouillée et fêlée, se superposaient sur une étagère en bois d’acajou. Il y avait même des jeux d’échecs avec des pièces manquantes, une immense carapace de tortue fossilisée ainsi qu’une armada de crânes. Des squelettes si petits voire minuscules comparés à la défense du narval qui s’érigeait à proximité.

Elle stoppa brièvement sa progression pour venir observer son sauveur qui se tenait debout au centre de la pièce et la regardait faire. Elle voulait lui demander d’où provenaient ces créatures, surtout la dernière, si rare en cette partie du monde mais elle le sentit mal à l’aise et se ravisa. Debout, raide comme un piquet, il gardait ses mains repliées devant lui, le regard tourné légèrement vers le bas.

S’en suivirent alors des cartes maritimes, à l’encre délavée. Des tapisseries aux teintes verdies et effilochées ornaient les murs tandis que des couches successives de tapis aux motifs désormais effacés parsemaient le sol gorgé d’eau, produisant un son spongieux à chaque pas effectué sur le textile. En guise de mobilier, une grande table trônait au centre avec tout un tas de chaises et de sièges disparates, sans aucune unicité. Un lit s’enfonçait dans un coin. Le matelas semblait moelleux mais exhalait un important relent d’humidité. Pour finir, un miroir fêlé séjournait proche d’une imposante armoire aux pieds à patte de lion.

Après avoir terminé de fureter, Erevan retrouva quelque peu de maîtrise. L’esprit moins confus par cette vision fantasque, onirique, elle plongea ses yeux pervenche dans ceux de son sauveur. Elle s’apprêtait à le questionner mais il posa son index sur sa bouche et lui fit signe de le suivre. La grotte franchie, ils se trouvaient sur l’autre versant, dans une baie cernée par les hautes falaises à la manière d’une cuvette et dont le sol rocheux était inondé jusqu’aux mollets.

L’homme finit par s’arrêter. La jeune femme écarquilla les yeux à la vue du trou béant, d’une circonférence supérieure à celle des plus gros navires ou édifices qu’elle avait pu apercevoir, qui s’étendait devant eux et qui s’enfonçait sous plusieurs mètres. Même en s’y attardant, il était impossible d’y apercevoir le fond.

— Qu’est-ce que c’est ? s’étonna-t-elle en s’accroupissant pour observer le phénomène.

— La fosse de Jörmungand, expliqua-t-il en se mettant à sa hauteur, c’est là que le Aràn vit. C’est là que je vis.

Son cœur manqua un battement, elle demeura immobile, incrédule face à cette annonce.

— C’est impossible ! finit-elle par dire en tournant la tête vers lui. S’il vous plaît, arrêtez de jouer à ça. Soyez franc et dites-moi qui vous êtes ! Quel est cet endroit et pourquoi passez-vous votre temps à vous prendre pour le Aràn ?

— Je ne te mens pas Erevan ! C’est la stricte vérité.

Elle se redressa et serra les poings.

— Arrêtez ! s’écria-t-elle en perdant patience. Arrêtez de vous amuser de ma crédulité ! Jörmungand est un putain de serpent marin ! Il dort depuis des siècles et si ce n’est plus le cas, je crois qu’il aurait des choses bien plus importantes à faire que de rester bavarder et flâner auprès d’une insignifiante mortelle ! Vous êtes gentil mais je ne veux plus jouer à votre jeu ! Vous commencez à me faire peur !

Il se renfrogna et recroquevilla ses mains devant lui.

— Ce n’est pas un jeu, murmura-t-il plaintivement, tout ce que je te dis depuis le début est vrai. Je n’aime pas mentir. Et quoi que tu en penses, oui c’est important à mes yeux d’être ici, auprès de toi.

Il se redressa à son tour et la gratifia d’un regard désolé puis, ne pouvant plus soutenir son allure sévère, il se résigna et plongea dans les eaux noires. Aussitôt Erevan se pencha à la surface mais ne parvint plus à distinguer sa silhouette d’hermine avalée par les ténèbres.

Avec une pointe d’anxiété, elle balayait la fosse du regard. Des bulles commençaient à remonter, devenant de plus en plus grosses. Deux billes lumineuses finirent par se découper dans les eaux troubles, l’une dorée comme l’or et l’autre bleue comme le saphir. Elle se recula en hâte et tomba à la renverse. Ses coudes heurtèrent la roche.

Elle cria sous la douleur du choc puis fut assaillie par une vague qui la trempa intégralement et la projeta contre la paroi. Grelottante, les muscles fébriles et quelque peu sonnée, elle cracha l’eau qu’elle avait ingurgitée par mégarde, manquant de vomir tant elle était salée. D’une main frêle, elle s’essuya le visage et toussa avec acharnement.

En rouvrant les yeux, l’espace s’était assombri. D’abord déboussolée, la vue troublée, elle hurla en examinant la créature qui se dressait face à elle et dont la large gueule était bardée de crocs aussi hauts que des mâts. Incapable de parler ou de décrocher ses rétines de cette mâchoire qui l’engloutirait sans peine, Erevan gisait immobile, le corps traversé de spasmes. L’immense serpent approcha lentement sa tête pour venir l’effleurer du bout de ses naseaux. Mais celle-ci hurla de plus belle et dissimula son visage sous ses bras ; elle était devenue insignifiante, plus chétive qu’une souris face à un tigre.

— Ne me mangez pas par pitié !

Jörmungand se recula, redressant davantage sa tête aux écailles blanches luisantes pour y dévoiler le haut de son cou cerclé de sa collerette ainsi que la base de ses barbillons. Il la contemplait sans bouger, envoyant dans son esprit des paroles affables que la jeune femme, totalement paniquée n’écoutait guère.

Le cœur battant ardemment et les poumons comprimés dans sa cage thoracique, elle finit par révéler son visage et regarda le serpent d’un air implorant. Puis dans un acte déraisonné, envahie par une terreur primitive, elle se hissa sur ses jambes et courut aussi vite qu’elle put en direction de la grotte. Et ne reparut plus.

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