NORDEN – Chapitre 167

Chapitre 167 – Les corbeaux, le Aràn et les Pandaràn

Nonchalamment assise sur le lit, sa face sereine éclairée par la lanterne annexe posée sur la table de chevet, Erevan lisait à haute voix un livre qu’elle avait emprunté dans la bibliothèque de son sauveur, intitulé « Contes et Légendes de Pandreden ». Consciente qu’elle avait entre les mains un trésor d’une valeur inestimable, elle prenait grand soin de ne pas l’abîmer davantage, tournant méticuleusement les pages du bout des doigts. Jörmungand, juste à côté d’elle, suivait les trajets de son index avec un intérêt si intense qu’il en oubliait de respirer.

— Alors que son empire venait de disparaître, lut-elle distinctement, devenant un territoire soumis aux lois de la Lionne et de l’Aigle, la Licornes’agenouilla devant les nouvelles directives soumises à son peuple. L’Empire de Tempérance, devenu la Fédération, prospérait en tant que territoire médiateur. La paix demeura un moment avant que le conflit n’éclate à nouveau entre Charité et Providence. Pour laisser son peuple vivre, la Licorne passa un accord avec ses frères et sœurs, obligeant ses loyaux sujets à quitter leurs terres pour s’établir ailleurs. La Licorne, quant à elle, s’exila plus à l’ouest, trouvant refuge dans les forêts montagneuses où, disait-on, la Salamandre et le Dragon l’attendaient…

Elle s’arrêta un instant, la mine songeuse.

— Qu’y a-t-il ?

— Je t’avoue que je ne comprends pas très bien tout ceci. Pourquoi la Lionne et l’Aigle sont-ils en conflits permanents ? Et pourquoi la Licorne est-elle à ce point passive ?

— Tu veux que je te raconte la véritable histoire du conflit de Pandreden ? Elle est assez longue mais riche en rebondissements. En plus, elle nous concerne car c’est la faute des enfants d’Alfadir si tout ce chaos a commencé.

Les yeux d’Erevan s’écarquillèrent. La voyant ainsi pantoise, il l’invita à poser le livre. Elle s’exécuta et replia ses jambes pour venir les enlacer de ses bras.

— Alors, par où commencer… Ah, je sais ! Bon, tu sais qu’Alfadir a eu deux enfants, Korpr et Hrafn, l’un ayant le Féros et l’autre la Sensitivité. Si ta mère est Shaman, je suppose que tu connais ces deux spécificités.

— Un peu, la Sensitivité, c’est un don accordé à une poignée de noréens. Ce sont des êtres sages veillant au bien-être de leur peuple. Ils peuvent déchiffrer les émotions et influencer les esprits.

— C’est cela. Ce sont ceux que vous qualifiez de Shamans. Ils sont généralement entre trois et huit sur l’île. Ils sont le lien entre les hommes et mon frère et ils sont reconnaissables par leurs yeux bleus à l’éclat intense.

— Pour le Féros, je ne connais pas grand-chose là-dessus. Ma mère me disait qu’Aorcha, mon beau-père, était un Féros latent, mais je ne vois pas de différence entre lui et nous.

— C’est normal, les Féros latents sont une des deux catégories de Féros. Ils ne sont pas différents des noréens normaux, ils peuvent juste, lors de la transformation, déclencher une forme Berserk. En revanche, il existe un autre type de Féros, très rare mais redoutable, appelé Féros Dominal. Là, l’individu peut se révéler agressif. Ils ont une résistance et une force supérieures aux individus lambda et peuvent posséder des capacités hors normes. On les reconnaît grâce à l’éclat de leurs yeux, soit dorés soit ambrés.

Erevan plissa les yeux et observa son interlocuteur.

— Oui, je possède la Sensitivité et le Féros. Je suis un Berserk majeur, comme Alfadir.

— Il existe d’autres formes de Berserk ?

— Il y a trois stades oui. Le premier est le Berserk mineur qui se décline en deux catégories, Ardent et Volontaire. Les premiers font preuve de violence inouïe difficile à canaliser alors que les seconds se transforment ainsi car le porteur a une mission à accomplir.

— Il en existe sur Norden à l’heure actuelle ?

— Pas sur le territoire mais connais-tu Saùr ?

— Le chef de la tribu des Ulfarks ? Le grand loup gris ?

— Lui-même !

— Oh ! je n’avais jamais réalisé, mais c’est vrai que maman m’avait dit qu’il a les yeux dorés et qu’il est énorme.

— Ah ! ça oui, il est très grand !

— Pourquoi Saùr a-t-il hérité de cette forme ?

— Tu te souviens qu’on a parlé du fait qu’Alfadir avait laissé le territoire de Hrafn aux aranéens en échange de leurs services pour récupérer son fils ?

Elle hocha la tête en silence.

— Et bien, le territoire des carrières Nord appartenant aux Ulfarks était lui aussi inclus. Saùr qui était chef à cette époque n’a pas du tout apprécié qu’Alfadir lègue son territoire aux aranéens et s’est transformé pour défier le Aràn. Il a donc pris sa forme Berserk et l’a défié des années durant.

— Je comprends, ça a dû être terriblement dur pour lui d’encaisser pareille décision sans pouvoir objecter.

— Et pour le dernier cas de transformation Berserk, le stade majeur, sache qu’on ne compte que trois individus à ce jour. Et tu les connais tous très bien.

— Les fondateurs des tribus à tout hasard ? Ulfarks, Svingars et Hrafn. Le loup, le sanglier et le corbeau ?

— Tout à fait ! Hormis Hrafn, les deux autres ont vu le jour pour protéger l’île lors des invasions par Providence. Ils ont été créés avant que Norden ne décide de scinder son enveloppe pour me faire naître à mon tour.

— Pourquoi Providence nous a-t-elle attaqués ? La genèse du conflit n’est jamais expliquée et rien n’en relate les faits. Tout n’est que mythe et suppositions.

— Ah ma chère ! on en revient aux mêmes questions que ce qui concerne la genèse du conflit sur Pandreden. Tout est lié et tout à une seule et même origine, Hrafn.

— Je ne comprends pas, marmonna-t-elle.

— Imagine-toi, il y a bien longtemps. Après avoir gouverné des siècles durant, mon frère venait de se retirer dans son sanctuaire et avait laissé les rênes à ses deux fils, transformés en corbeaux. Korpr gouvernait le sud de l’île tandis que Hrafn régnait sur le nord. Malheureusement, la forme Berserk qu’il avait acquise au cours de sa transformation lui conféra un terrible fardeau. Personne ne pouvait l’approcher sans ressentir les effets néfastes de ses phéromones qui rendaient les habitants violents !

— C’est horrible !

Erevan sentit une coulée de sueur froide dévaler son dos.

— Oui, une malédiction que l’isola de tous. Il vivait reclus, ruminant son infortune. Pour lui redonner le goût de vivre, son jumeau l’invita à voyager à travers les océans. Et après plusieurs jours à voler vers l’ouest, ils ont découvert l’île de Pandreden où ils ont fait la connaissance d’Alaàn, une entité tout aussi puissante et sage que leur père.

— Alaàn ?

— Un être chimérique, l’enveloppe de Pandreden qui s’est liée d’amitié avec les deux corbeaux. Désireuse de gouverner elle aussi ses terres sous une forme plus adéquate, Pandreden a par la suite scindé son âme en cinq animaux que sont la Lionne Leijona, l’Aigle Adler, la Licorne Adam, le Dragon Nahash et la Salamandre Andrias.

Il reprit le livre et l’ouvrit en première page où une vieille carte de Pandreden avec des illustrations fantasmagoriques se trouvait mise.

— Les cinq chimères fabuleuses se répartirent l’ensemble du territoire. Ainsi, Adler s’établit au nord en fondant l’empire de Providence, Leijona au sud avec l’empire de Charité, Nahash et Andrias à l’ouest avec les royaumes de Sagesse et Justice. Et, pour finir, Adam gouvernait le centre avec l’empire de Tempérance.

Erevan regarda la carte, tentant d’imprimer en sa mémoire les informations relatées.

— Au début tout allait pour le mieux. Les Pandaràn et les deux corbeaux s’entendaient à merveille et les territoires de Pandreden se développaient dans la prospérité comme sur Norden. Et puis, un jour, quelque chose changea…

Il pointa l’image de la Lionne. Représentée assise, le regard digne, la féline avait une patte posée sur un globe où le nom de l’Empire de Charité était inscrit.

— Leijona et Korpr tombèrent amoureux. Aveuglés par leur idylle, Leijona a délaissé son empire qui continuait son évolution de manière autonome, laissant le pouvoir aux hommes, et Korpr n’accordait plus aucune attention à son frère…

Un bruissement d’ailes conjugué de cris stridents se firent entendre. Dehors, deux mouettes se livraient bataille, leurs ombres se reflétant à l’intérieur de la chambre.

— Les premières rivalités ont donc commencé à germer, car le pouvoir accordé entre les Pandaràn était devenu inégal. L’harmonie était brisée. Nahash et Andrias, trop faibles, peinaient à gérer leur royaume tandis qu’Adler menait son peuple dans une immense expansion. Mais le pire était qu’en délaissant son frère au profit de la Lionne, Hrafn est devenu jaloux. Une jalousie maladive qui s’est muée en haine à l’égard de ces deux êtres.

Jörmungand glissa son doigt griffu pour pointer l’aigle impérial aux ailes déployées.

— Pour se venger, conscient que Adler commençait lui aussi à nourrir de la rancune envers sa sœur Leijona, Hrafn a fait un marché avec lui. Il lui a demandé de tendre un piège à Korpr pour l’éliminer. Désireux que sa sœur reprenne de sa maîtrise et dirige à nouveau son empire, Adler a accepté et a fait tuer Korpr.

— Hra… Hrafn a aidé Adler à tuer Korpr ?

Le visage devenu aussi blanc que la literie, Erevan se sentit défaillir. Ses membres tressaillaient et son estomac se noua farouchement. Pour l’apaiser, Jörmungand la fit s’allonger. Avec délicatesse, il posa la tête de sa protégée sur son ventre et caressa doucement ses cheveux.

— Tu veux qu’on arrête là ? C’est dur à encaisser. Je comprends que ça te choque.

— Non c’est bon, je préfère savoir. C’est juste que… être l’héritière d’un meurtrier… comprendre que tout ceci est de notre faute… c’est très dur. Je me sens souillée.

— Tu n’as pas à te sentir mal. Tu n’as rien fait de mal toi. Ce n’est pas ta faute si tu es issue d’un monstre.

— Il s’est passé quoi après ? marmonna-t-elle.

Il continua de lui gratter les cheveux. Ce geste doux la détendit quelque peu, la rendant cotonneuse.

— Après la mort de Korpr, Hrafn s’est rendu à Charité pour rendre visite à Leijona. Apparemment, il lui aurait dit que son bien-aimé restait sur Norden pour s’occuper de son peuple et l’avait missionné de prendre soin d’elle en son absence. Leijona l’a pensé sincère et l’a laissé s’installer dans son palais.

— Il voulait lui faire payer elle aussi, c’est horrible !

— Les monstres, le monde en est rempli ma chère… Au fil des années, l’emprise du corbeau sur la Lionne est devenu puissante et destructrice. Il l’avilissait, la maltraitait et, pour finir, la torturait. Un jour, alors qu’elle était totalement désespérée, Leijona s’enfuit rejoindre son frère Adler pour qu’il l’aide à se débarrasser de lui. L’Aigle a compris qu’il avait été dupé et est devenu furieux, ému par le sort de sa sœur que ces années de tourmentes avaient fragilisée.

— C’est pour ça que Providence a envoyé les navires. Adler voulait voir Hrafn partir de Pandreden.

— Oui, mais jamais Hrafn n’a bougé une aile pour libérer Leijona de son emprise. Il savait que ces assauts étaient vains car Alfadir protégeait Norden. Il n’y a que lorsqu’il s’est lassé de rester sur Pandreden qu’il a quitté l’île pour rejoindre son père. Mais avant son départ, il a voulu adresser une ultime provocation à Adler ; si l’Aigle promettait de stopper ses assauts, qu’importe les supplications de sa sœur pour la venger, alors jamais il ne dévoilerait à la Lionne que c’est avec son aide que Korpr a été tué. Vaincu, Adler s’est incliné à son tour et Hrafn a regagné Norden avec triomphe.

— Comment tout cela s’est su ?

— La Licorne a surpris leur conversation. Je ne sais pas si c’est parce que Leijona l’a missionné d’enquêter sur Adler ou si c’est de son propre fait mais Adam a surpris leur échange et s’est empressé de tout révéler à sa sœur. En apprenant la nouvelle de cette trahison, la Lionne est entrée dans une fureur ardente dirigée à l’égard de son frère. Elle s’est mis à le défier et a envoyé ses hommes assaillir Providence. Ainsi a commencé la guerre sur Pandreden.

— Il n’y en a pas eu plusieurs… des guerres ?

— Beaucoup oui. Mais au départ, Adler se sentait coupable et se contentait de repousser les assauts de Charité. L’ennui était que le territoire d’Adam se tenait entre les deux empires en conflit. Et la Licorne devait se résoudre à voir ses habitants périr sous le feu et les lames.

— Les aranéens ont donc essuyé une guerre qui n’était pas la leur. Beaucoup ont péri à cause de Hrafn.

— Oui, et quand ce dernier est revenu sur Pandreden des siècles après ce chaos, l’Aigle a réussi à le capturer et la guerre entre Providence et Charité a cessé. L’empire de Tempérance est devenu un territoire visant à établir la stabilité entre les deux empires rivaux et a été renommé la Fédération.

— Ce n’est donc pas à cette époque que les aranéens ont fui Pandreden ?

— Non, bien plus tard. Vois-tu, malgré la fin des hostilités, Adler voulait se venger de Hrafn et donc de Norden. Il a donc attendu des siècles pour préparer de nouvelles invasions et envoyer des navires assaillir l’île pour tuer tous les noréens qui s’y trouvent. Mais Leijona était contre cette idée. Elle ne voulait pas que la descendance de son bien-aimé Korpr périsse, ne voulant voir mourir que le peuple de Hrafn. C’est ainsi qu’une autre guerre a éclaté et que la stabilité de la Fédération a volé en éclats. Pour protéger le peuple de leur frère, Leijona et Adler ont permis à Adam de laisser son peuple fuir en exil.

— C’est à ce moment que les aranéens sont venus… Personne ne te craignait plus si Providence envisageait d’assaillir à nouveau Norden ?

— En réalité je me serais manifesté pour protéger l’île. L’ennui est que ce conflit se déroule encore et toujours sur Pandreden et que rien ne dit que Charité et Providence ne viennent un jour prochain nous assaillir en finissant par s’allier. Tout ceci à cause de la folie d’un unique individu.

Le cœur lourd, Erevan se mit à pleurer. Pour faire baisser son agitation et la forcer à dormir, Jörmungand éteignit la lanterne. Plongés dans le silence obscur, ils demeuraient immobiles, perdus dans leurs pensées respectives. De minces raies de lunes perçaient à travers le hublot, nimbant l’espace d’une lueur diaphane, presque mystique, créant un jeu d’ombre en mouvance sur les parois de la chambre.

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