NORDEN – Chapitre 168

Chapitre 168 – Sombre héritage

— Voilà, tu mets quoi après le « n » ?

— Un « d » ?

Postée juste derrière lui, Erevan acquiesça et regarda d’un air attendri son élève appliqué qui venait de terminer sa phrase. La première sans son aide.

— Je suis le Aràn Jörmungand, prononça-t-il à haute voix, je n’ai pas fait de faute ?

— Aucune mon cher, affirma-t-elle en lui accordant un baiser sur la tempe, le trait de tes lettres est un peu hésitant mais on arrive quand même à déchiffrer.

— Comment ça se passe pour la suite ?

— On peut aller sélectionner un livre et voir si tu peux lire une page intégralement sans…

Elle ne termina pas sa phrase. Assaillie d’un haut-le-cœur, elle plaqua une main devant sa bouche et se rua au cabinet de toilette. Elle s’accroupit et, pour la deuxième fois de la journée, vomit tout ce qu’elle avait dans ses tripes. Quelques minutes plus tard, elle revint dans la pièce après s’être ébrouée et avoir effectué plusieurs borborygmes pour chasser son haleine. Elle s’excusa et s’installa à côté de lui, essuyant ses yeux larmoyants d’un revers de la main.

— Je sais pas ce que j’ai ce matin, je ne me sens vraiment pas bien, miaula-t-elle faiblement.

L’homme pencha la tête puis, pris d’un doute, approcha son visage du sien et posa tendrement sa paume sur son ventre. Ne comprenant pas son geste, Erevan patienta, retenant naturellement sa respiration. Il ferma les yeux, resta ainsi un moment et finit par esquisser un sourire.

— Qu’y a-t-il ? s’enquit-elle, soucieuse.

Sans un mot, il l’embrassa et la serra fort contre lui.

— Une petite hyène va voir le jour d’ici neuf mois, murmura-t-il à son oreille.

À l’annonce de cette nouvelle qui sonnait comme une prophétie, Erevan se figea. Puis, bouleversée, elle éclata en sanglots, enfouissant sa tête contre le cou de son bien-aimé Aràn qui, en plus d’un millénaire d’existence, allait connaître pour la première fois le bonheur d’être père.

Une poignée de jours passa. Allongée dans le sable, Erevan buvait tranquillement une tasse de thé chaud, profitant de cette journée d’ensoleillement. Selki se tenait auprès d’elle, comme attirée magnétiquement par sa cadette depuis qu’elle avait, dans son instinct animal, compris qu’elle était enceinte. Elle la veillait jour et nuit, allant jusqu’à dormir dans leur lit commun, entre elle et le Serpent. Jörmungand, quant à lui, s’affairait à inciser des motifs sur l’un des rocher noir de la baie, les sourcils froncés sous l’effet de la concentration.

Quand il eut terminé sa tâche, il l’appela, un sourire rayonnant affiché sur son visage. La jeune femme se leva et le rejoignit. À peine arriva-t-elle qu’un rire s’extirpa de sa bouche. Confus, il la regarda avec étonnement, ne comprenant pas son comportement.

— Excuse-moi, dit-elle en montrant les mots gravés, mais tu t’es trompé à un endroit. Tu as écrit « Eraven » et non « Erevan ». Tu as inversé le « e » et le « a ». C’est un joli nom cela dit.

— Mince, pesta-t-il d’un air contrit, et pour l’autre ?

Elle se dressa de toute sa hauteur, suspendit ses bras à son cou et l’embrassa.

— Ton « J » et « E » sont parfaits.

Alors qu’ils échangeaient un baiser langoureux, plongés dans leur idylle sans se soucier de leur environnement, un cri de détresse résonna non loin de là, suivi par le fracas tonitruant d’une monture en plein galop. Alertés, ils se décrochèrent et remarquèrent un cavalier en train de charger en leur direction. Erevan sentit un douloureux pincement au cœur en reconnaissant cette silhouette si caractéristique : sa mère Medreva en personne.

— Écarte-toi de lui Erevan ! rugit-elle en effectuant des grands gestes pour la forcer à se détacher.

Mais la jeune femme dans une défiance innée fit fi de son ordre et demeura auprès de son bien aimé. Arrivée devant eux, Medreva sauta de monture et, le regard haineux porté à l’encontre du Serpent, le somma de repartir. Il y avait quelque chose d’impérial dans son regard, une haine farouche mêlée de crainte. Jörmungand prit peur et se recroquevilla comme un enfant, reculant d’instinct tant la Shaman ressemblait à Alfadir en cet instant. La femme montrait les dents et pointait sur lui un doigt accusateur.

D’une voix grave étonnamment puissante, elle assaillait le Aràn d’un flot de paroles acerbes, le dardant d’un œil noir qu’il ne parvenait pas à soutenir. Il baissait la tête en guise de soumission, continuant de reculer. Il s’apprêtait à regagner les flots quand Erevan s’interposa. Cette dernière s’opposa à sa mère et la menaça. Une violente dispute éclata entre les deux femmes, bien plus virulente que celles qu’elles avaient essuyées jusque là.

— D’où tu te permets de me dire ça ! scanda la fille après une ultime estocade.

— Je te protège Erevan ! Maintenant obéis-moi et recule !

— Me protéger de qui ? De l’homme que j’aime ? Tu te rends compte de ce que tu dis ? T’es folle ma parole ! Folle à lier ! Une hystérique !

Medreva grogna et plongea ses yeux bleus perçants dans les siens pour la forcer à capituler.

— Obéis-moi !

— Ou sinon quoi ? Qu’est-ce que tu vas me faire ? M’enfermer ? Me soudoyer avec ton don pour me forcer à fuir ? Parce que t’es incapable d’y parvenir en faisant autrement ! Bah, vas-y fais de moi ta marionnette ! Sale régisseuse !

Perdant contenance, la voix de la mère commençait à se faire fébrile. Des tressaillements agitaient ses mains qu’elle tentait de réfréner devant son enfant.

— Ne joue pas à ça avec moi ma fille ! Recule et va-t’en !

— Hors de question !

— Erevan, je t’en supplie obéis moi et va-t’en !

— Hors de question, je t’ai dit !

Démuni face à la colère des deux femmes dont les pensées internes lui broyaient le cœur, Jörmungand parvint à se ressaisir. Il posa une main tendre sur l’épaule de sa compagne et, d’une voix douce, l’obligea à les laisser seuls. D’abord abasourdie, Erevan s’exécuta et s’en alla cracher sa peine dans la campagne, laissant sa mère seule en compagnie de son amant.

Dès qu’elle fut suffisamment éloignée, la Shaman et le Aràn demeurèrent muets. La pression redescendit d’un cran puis, sans crier gare, Medreva enfouit son visage dans ses mains et pleura à chaudes larmes.

— Tu les as senties n’est-ce pas ? geignit-elle après une toux. Maintenant tu le sais…

— Je suis désolé, murmura Jörmungand en s’approchant d’elle, si j’avais su… Jamais je n’aurais pu le deviner. Jamais je n’aurais pu concevoir qu’il t’ait fait subir une telle chose !

Il glissa une main sous son menton pour la contempler droit dans les yeux. Prise de sanglots, la femme renifla. Des larmes perlaient sur ses joues peinturlurées de far noir. Il l’enveloppa de tout son être, passant une main le long de son dos. Incapable de parler ni même de bouger, la femme se laissa faire.

— Je tiens à te dire que je ne suis pas comme lui. Je te le promets. Jamais je ne…

Il déglutit et poursuivit plus bas :

— Jamais je ne lui ferais ce qu’Alfadir a osé te faire. Tu as ma parole d’honneur.

— Tu ne comprends pas, marmonna-t-elle.

— Si, détrompe-toi. J’ai depuis le début senti qu’elle était différente. Son physique, ses vibrations. Je ne connaissais pas la cause du magnétisme que j’éprouvais pour elle.

— Maintenant que tu le sais, tu dois comprendre qu’il ne faut plus que tu l’approches. Quitte à la faire souffrir, je t’en supplie laisse-la et éloigne-toi d’elle à jamais.

— Je ne peux pas Medreva.

Elle ferma les yeux et renifla.

— Jörmungand, je t’en supplie, laisse ma fille ! Va-t’en par pitié. Elle n’est pas pour toi ! Je sais que tu l’aimes, je le ressens dans tes vibrations. Mais tu ne peux pas rester.

Elle redressa la tête pour le contempler droit dans les yeux, le regard témoignant d’une détresse infinie.

— Malheureusement, il est trop tard pour ça Medreva. Erevan et moi sommes liés… Elle porte notre enfant.

Le cœur de la Shaman manqua un battement. Fébrile, elle vacilla. L’homme la retint et la guida au sol pour la faire s’asseoir dans le sable. Inconsolable, son corps convulsait.

— Si Alfadir l’apprend… finit-elle par dire.

Jörmungand déposa un baiser sur son front et la berça.

— Nous garderons à nous trois ce petit secret. Et si Alfadir l’apprend alors j’en prendrai l’entière responsabilité, Medreva. Je t’en fais le serment.

De son pouce, il massa sa joue pour y ôter une larme.

— En attendant, il te faut lui dévoiler cette vérité qui te ronge depuis trop longtemps. Tu ne peux plus garder ça pour toi.

— Je peux pas… je n’en ai pas la force, jamais elle ne m’écoutera.

— Tu te trompes, crever cet abcès vous fera du bien à toutes les deux. Tu seras libérée de ce mal, et elle aura enfin la réponse à cette question qui la brise. Elle souffre autant que toi Medreva. Vous devez faire la paix.

— Je… j’ai peur qu’elle aille le voir… je ne veux pas qu’elle s’y rende.

— Rien ne l’y oblige, mais peut-être aura-t-elle la force et le courage de le rencontrer si telle est sa volonté.

— Je ne veux pas qu’il la voie ! s’indigna-t-elle. Elle est mon enfant. Si fragile… qu’importe la sombre origine de sa conception. Il n’a pas le droit de me l’enlever, je refuse qu’il la touche ou même qu’il la voie… Il n’en a pas le droit !

N’ayant pas les mots pour l’apaiser, le Serpent n’objecta rien. Le silence revint, seuls le vent et le roulement des vagues entonnaient leur rituel monotone. Ayant repris un tant soit peu de maîtrise, Medreva se libéra de son étreinte. Aimablement, celui-ci l’invita à rentrer en leur nouvelle demeure, l’aidant à marcher. Il l’installa sur la chaise de la cuisine et, se comportant en un vrai hôte digne de ce nom, prépara un thé comme la bienséance aranoréenne l’exigeait. La femme eut un rire étranglé lorsqu’il lui servit une coupelle garnie de madeleines déformées.

— C’est moi qui les ai faites, dit-il en avalant l’une d’elles pour accompagner sa boisson, elles sont pas très jolies mais elles sont bonnes. J’ai essayé de suivre ta recette à la lettre.

La dame en prit une qu’elle porta à ses lèvres. Elle la dégusta lentement pour en tirer le goût puis elle avala sa bouchée et but une lampée pour dénouer sa gorge.

— En effet, elles sont bonnes, dit-elle en l’observant.

Après un temps de réflexion, analysant ses vêtements avec intérêt, elle ajouta tout bas :

— Te voilà parmi nous dorénavant. Tu trouves même le moyen de t’habiller comme nos semblables. Je présume qu’il ne sait rien de tout cela.

— Voilà longtemps que je ne communique plus avec lui. Vu le peu d’intérêt qu’il me porte, je doute fort qu’il sache que je suis ici et que je fréquente sa fille.

Medreva eut un rictus et se renfrogna.

— Depuis combien de temps est-ce que…

— Nous nous voyons régulièrement depuis que je l’ai sauvée du naufrage. D’ailleurs, je tiens à te dire que tes paroles et ta prière ce matin-là m’ont profondément touché. Quant à notre union charnelle, je dirais que cela fait à peu près un mois qu’elle et moi nous nous accouplons. Cette enfant est un cadeau inattendu et je tiens à t’assurer que je ne l’ai pas forcée ni soumise.

La femme ne dit rien et se contenta de hocher la tête, les yeux perdus dans le vide. Elle s’apprêtait à le questionner à nouveau lorsque des bruits de pas se firent entendre sur le pont. Quelques secondes après, Erevan, les yeux rougis et les traits du visage tendus à l’extrême, entra dans la cuisine. Un regard fut échangé entre la fille et la mère puis, sans un mot, cette dernière l’invita à s’asseoir ; il fallait qu’elles aient une petite discussion.

Suite à cet échange, Erevan se rua sur le pont où Selki se trouvait allongée et hurla à pleins poumons sa désolation, manquant de briser ses cordes vocales. Puis elle s’effondra sur le ponton et pleura en enfouissant sa tête dans le pelage humide du phocidé qui ronronnait pour tenter de l’apaiser.

Jörmungand monta la rejoindre, Medreva n’ayant pas la force de l’affronter tant cette révélation l’avait bouleversée également. Le Serpent l’avait donc tranquillisée de paroles puis donné l’ordre de se reposer dans leur couche, le temps qu’elle recouvre ses esprits. Sur le pont, il s’avança vers sa promise mais demeura à distance, regardant la mer qui s’étendait jusqu’à l’horizon, où le soleil du crépuscule auréolait les lieux d’une lueur orangée mêlée d’outremer.

Une demi-heure passa ainsi, dans ce silence sacral.

— Alfadir… finit-elle par dire, sois franc, tu le savais ?

— Non, je savais que tes vibrations étaient étranges, mais jamais je n’aurais pu concevoir pareille idée.

— Ce qu’il lui a fait… parvint-elle à articuler, les tripes broyées et les larmes aux yeux. Comment ose-t-elle travailler pour lui alors qu’il l’a… alors qu’il l’a…

Elle voulut vomir mais ne cracha que de la bille aigre qui lui irrita la gorge. Elle redressa dignement la tête et regarda au loin.

— Et dire que je suis leur enfant… Son enfant ! Dire qu’Aorcha savait pour ça. Qu’il a tenté de m’élever comme sa fille tout en sachant ce que ma mère avait subi. Je comprends mieux leur tristesse. Toute cette distance, cette peine qui nous liait tous.

Elle renifla, le visage décomposé.

— Tu n’as pas à te sentir coupable de quoi que ce soit.

— Bien sûr que si ! Toute ma vie je n’ai cessé d’en vouloir à ma mère, à Aorcha… toute ma vie je me suis rebellée. J’ai même haï ma mère car je voulais tant connaître mon père et comprendre pourquoi il m’avait abandonnée… pourquoi maman refusait de me parler de lui et pourquoi elle avait trompé son mari alors que tout semblait aller pour le mieux… et maintenant que je sais…

Sa voix s’étrangla en un sanglot et elle passa sa langue sur sa bouche, buvant les gouttes salées qui venaient s’échouer à la commissure de ses lèvres.

— J’ai envie de mourir ! cria-t-elle en s’allongeant de tout son long sur le ponton.

Jörmungand s’allongea également et se pressa contre elle. Tendrement, il posa une paume sur son ventre et entonna une berceuse. La jeune femme, épuisée par ses émotions, vit ses paupières se clore et fut cueillie par le sommeil. L’homme la prit délicatement dans ses bras pour l’emmener dans leur lit où Medreva s’en trouvait endormie. Il posa la fille à côté de sa mère et glissa la couverture sur ces deux corps féminins avant de leur poser une main sur le front de chacune et de murmurer des paroles indistinctes qu’il accompagna de vibrations douces.

Il resta un moment à les contempler ainsi, la mine rêveuse devant ce spectacle. Puis, ivre de rage, il s’en alla rejoindre les profondeurs de l’océan pour ne reparaître que le lendemain après avoir commis un carnage au fond des eaux.

Lorsqu’il revint à bord du Hús, la mère et la fille étaient réveillées et déjeunaient en tête à tête, engagées dans une timide conversation où ni l’une ni l’autre n’osait se regarder. À son arrivée, Jörmungand déposa un baiser sur la tempe de sa femme et s’installa auprès d’elles.

— Pour répondre à ta question, je suis venue après avoir été avertie par ce milicien. Il voulait effectivement savoir si j’étais bien la mère d’une certaine Erevan et m’a donc raconté ta mésaventure. Je pensais au début que c’était ton frère ou Aorcha qui t’avaient donné l’argent. Mais je suis allée les voir tous les deux l’autre jour et aucun d’eux n’était au courant de l’affaire. Heifir m’a dit que tu étais venu lui quémander une certaine somme et qu’il n’a pas rechigné à te donner une partie des économies qu’il avait mises de côté pour son mariage. Quand il m’a dit que tu côtoyais quelqu’un, j’ai été prise d’un doute et ai décidé de venir te voir, qu’importe comment tu me recevrais.

— Pour son mariage ? s’étonna Erevan, bouche bée. Heifir va se marier ?

— Tout à fait, avec Suzanne. Cela fait des mois qu’ils se côtoient. Et pour se protéger l’un l’autre car ils achètent leur boutique en commun alors ils ont décidé de s’unir.

La jeune femme se renfrogna.

— Je ne savais pas, pourquoi n’a-t-il rien dit ? Si j’avais su, jamais je ne lui aurais emprunté une telle somme !

— Ton frère est cachottier ma fille. Il s’inquiète pour toi mais comme il ne sait jamais comment te parler de peur que tu t’enflammes alors il n’ose pas te confier ses choses là.

— C’est injuste ! Je ne suis pourtant pas si méchante. Certes je n’aime pas ce qu’il peut sous-entendre parfois et ce qu’il me dit me blesse par moment. Et je sais que je lui dis des choses vexantes ou qui le mettent mal à l’aise. Mais jamais je n’aurais pensé qu’il me cacherait des choses par peur de mes réactions.

— Sur ce point vous êtes tous les deux pareils, deux sauvages au tempérament ardent. Seule Selki était tranquille.

— Il faudrait que j’aille le voir. J’irai dans sa boutique pour y acheter une belle étoffe.

Elle se tourna vers son homme et le regarda de ses yeux brillants.

— Je t’offrirai un pull. Un comme celui que tu aimes.

Jörmungand sourit et posa une main sur la sienne.

— Pourquoi ne pas le convier ici ? Tu as la place pour le recevoir. Tu pourrais également recevoir ton beau-père si l’envie t’en prenait. Cela vous ferait du bien de vous réunir je pense. Vous avez tant de choses à vous dire maintenant que les informations sont dites.

— Je ne sais pas si j’oserai…

— Rien ne ferait plus plaisir à Aorcha que de te revoir ma fille, l’avertit la mère, quoi que vous vous soyez dit ce soir-là, il y a trois ans. Sache qu’il regrette ses paroles et que rien ne lui procurerait plus de bonheur que de pouvoir enfin revoir celle qu’il a toujours considérée comme sa fille.

Erevan se pinça les lèvres, manquant de pleurer à nouveau. Elle déglutit péniblement et hocha la tête en silence.

***

Une poignée de mois s’écoula. Pendant ce laps de temps, la mère était restée au chevet de sa fille. L’abcès percé, elles avaient réussi à renouer des liens. D’abord fébriles, elles échangeaient des phrases formelles qui, au fil de la journée, devenaient plus intimes. Des haussements de voix, des railleries et des piques houleuses demeuraient parfois mais toutes deux tentaient de mesurer leurs ardeurs.

Le Serpent s’amusait de cette complicité mère-fille, les regardant l’une l’autre avec un faible sourire, se demandant intérieurement s’il en serait ainsi, plus tard, lorsque sa petite hyène serait une femme avec ses idées et son caractère propre. L’enfant se développait bien, grossissant chaque jour dans les flancs de sa mère. Erevan était assaillie de questionnements à ce sujet. Questions que sa mère qui avait mis au monde et élevé trois enfants, répondait avec son expérience.

Un midi, la famille au complet vint déjeuner au navire. Pour rester auprès d’eux et faire plus ample connaissance avec la famille de sa future fille, Jörmungand fut habillé d’une tunique de marin qui lui allait fort bien. On le baptisa Svefn, qui signifiait en langue noréenne « sommeil » ou bien « rêver », un nom qui lui correspondait parfaitement, un énième à rajouter à sa liste de qualificatifs.

Malgré un début dans une ambiance lourde où tous restaient muets, on trouva le moyen de briser la glace. La présence de la nouvelle venue, Suzanne, égaya cet instant trop solennel. La demoiselle était charmante et savait mettre à l’aise avec cette jovialité innée ; « un rayon de soleil » la qualifiait Heifir, fol amoureux de son adorable écureuil.

Les retrouvailles entre Aorcha et sa fille furent cordiales. Avant la venue de son ex-mari céans, Medreva avait été le voir pour le mettre au courant de sa discussion afin que le tragique événement soit scotomisé aux oreilles d’Heifir, le seul de la famille à ne pas être dans la confidence, préservé de ce sombre fait.

Du haut de ses quarante ans, Aorcha affichait comme sa femme une certaine prestance. Grand, blond, les yeux bleus, il avait une peau léopardée, bardée d’éphélides. Heifir lui ressemblait trait pour trait. Selki aussi fut heureuse de retrouver ses êtres si chers à ses yeux et ronronnait avec ferveur en leur présence.

La vue de sa sœur animalisée fit de la peine à son cadet qui réprima une larme en la voyant sous cette forme. Néanmoins, l’ambiance était à la fête et on chassa immédiatement les réflexions moroses pour jouir de cet instant de retrouvailles, si précieux. Tous se mirent à table, dressée sur le ponton. Un immense plateau de fruit de mer trônait au centre. Les crustacés avaient été pêchés aux aurores par Jörmungand. Le repas s’accompagnait de salades diverses, de crudités et de fruits secs.

Assise à côté de son frère, Erevan massait son ventre dont la proéminence devenait visible.

— Comment allez-vous l’appeler ? s’enquit Suzanne en regardant son ventre avec envie. Vous savez si c’est une fille ou un garçon ? Oh ! et son totem ? Je suis sûre que madame doit savoir.

— Je t’en prie Suzanne, appelle-moi Medreva.

Erevan accorda un regard à son amant qui esquissa un sourire.

— On ne sait pas vraiment encore comment l’appeler, dit-elle d’une voix chaleureuse, mais mademoiselle sera une petite hyène apparemment.

— Une Irène ? s’étonna la jeune blonde en se tournant vers son époux. Qu’est-ce donc ? Je crois savoir que ça veut dire « paix » mais je ne savais pas que ce prénom désignait un animal. Je le dirai à ma cousine, elle s’appelle comme ça.

Tous ricanèrent.

— Une hyène ma douce, répondit Heifir, les yeux rieurs. Un animal carnivore vivant sur Pandreden.

— Il en existe sur Norden ? demanda-t-elle, intriguée.

— Plus depuis des siècles, répondit Medreva après réflexion, il y en avait énormément à l’arrivée des noréens sur l’île. Elles étaient de bonnes gardiennes et d’excellentes chasseuses, mais se sont raréfiées avec le temps. Les humains ont préféré les chiens, plus dociles.

À l’entente du prénom annoncé, Erevan eut une révélation et regarda Svefn d’un air entendu.

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