NORDEN – Chapitre 170

Chapitre 170 – Le dernier duel

— Tu es vraiment sûr de toi ?

Présente sur une chaise à côté de son époux, Erevan touillait machinalement son infusion de plantes relaxantes. Jörmungand relisait une énième fois le contrat ainsi que l’invitation qu’il venait de rédiger tandis que les deux filles s’amusaient dans la chambre.

— Je ne vois pas d’autres solutions, hélas. Si je m’engage à récupérer moi-même Hrafn sans exiger de culte à mon nom ou de tribu, je pense qu’Alfadir me laissera quand même le soin de fonder une famille avec toi. Bien sûr, il ne faudra surtout pas l’avertir que toi et moi avons déjà deux enfants car je ne saurais imaginer le sort qui leur serait réservé si jamais il refuse.

— Tu crois qu’il serait prêt à céder ? À honorer ce contrat ? demanda-t-elle, les yeux brillants par l’émotion.

— Je n’en sais rien ma chère, je l’espère sincèrement. Selon ta mère, le Cerf désespère. Il sait que son fils est captif sur Pandreden, sur Providence plus précisément, mais les espions qu’il emploie ne parviennent pas à retrouver la piste de son lieu de captivité. Alors que moi je dispose d’un allié potentiel, un atout incroyablement efficace et qui me doit une fière chandelle.

— Qui donc ?

— Adam.

— La Licorne ?

— Oui… après tout, j’ai sauvé son peuple en permettant aux aranéens d’accoster sur l’île. La Licorne est un être juste. Il est loyal et réfléchi, je pense qu’il ne sera pas compliqué de m’allier avec lui pour retrouver Hrafn. Même s’il devra affronter son frère Adler pour y parvenir. C’est un gros risque mais il le prendra à coup sûr.

— Comment comptes-tu procéder ?

— Je vais tenter d’appâter Alfadir dans mon fief puis entretiendrai cette discussion seul à seul.

— Non, je reste avec toi !

— Il n’en est pas question !

— Si ! je reste ! Tu auras besoin de soutien pour l’affronter, je ne veux pas qu’il te manipule !

— C’est trop dangereux !

— Tu vas m’en empêcher peut-être ? s’indigna-t-elle en posant sur lui un doigt accusateur. Je ne te laisse pas tout seul ! Je tiens à le voir et n’oublie pas que j’ai moi aussi des comptes à régler auprès de lui !

Il fit la moue et soupira.

— Et pour nos filles ? Tu comptes les laisser seules ?

— Je les laisserai à mon frère. Je suis sûre qu’Heifir et Suzanne seront ravis de s’occuper de leurs nièces.

Jörmungand prit une profonde inspiration puis expira longuement. Erevan se redressa pour s’installer sur ses genoux et l’enlacer.

— Je vois bien que tu as peur. Moi aussi j’ai peur, avoua-t-elle en enfouissant sa tête contre sa nuque.

***

Comme convenu, les deux amants patientaient sur la plage en cette matinée du neuf octobre. Le temps était voilé, le paysage noyé sous un amas de gris délavé, et la forte houle se fracassait avec panache contre les gros rochers noirs aux formes saillantes. Irène et Hélène étaient chez leur oncle tandis que Medreva s’était réfugiée chez Aorcha.

C’était elle qui était allée prévenir le Cerf d’un tel rendez-vous. Elle qui, lorsqu’elle avait apporté la missive à son Aràn, à son sanctuaire d’Oraden, avait essuyé son courroux. Sidérée, elle n’avait pu se résoudre à assister à cette entrevue, ayant trouvé refuge chez son ex-mari une fois la réponse rapportée à Jörmungand. Le Serpent, très digne bien que nerveux, lui avait confiée les deux petites qui s’en étaient allées en pleurant, tristes d’être séparées de leurs parents l’espace d’une poignée de jours.

Main dans la main, les deux amants demeuraient debout, le port droit, observant la venue d’Alfadir qui arrivait au galop. Son imposante silhouette se distinguait de loin et la force de ses sabots claquant contre le sol résonnait en écho. Le Cerf avait l’air furieux. Et les toisaient de ses yeux bicolores chargés de colère, si visibles sur cette grande tête osseuse au pelage miteux. Il arrêta sa charge et se cabra juste devant eux pour les intimider, les oreilles plaquées en arrière et les naseaux dilatés à l’extrême. Sa cage thoracique se gonflait sauvagement.

— Mon frère, annonça Jörmungand en s’inclinant poliment, je suis ravi que tu aies décidé d’honorer l’entrevue.

Il tourna la tête et présenta la jeune femme qui se tenait à ses côtés. Erevan se sentait mal, la vue de cet être qu’elle avait fini par haïr la terrifiait en cet instant. Elle demeurait pétrifiée et tentait de réfréner ses tremblements.

— Voici Erevan, ta fille mais également la femme avec qui j’ai décidé de me lier.

N’accordant pas l’ombre d’un regard à cette créature, le fruit de ses entrailles qu’il n’avait jamais reconnu, il dévisageait son frère en piaffant.

— Comment as-tu osé ! ragea-t-il.

— Je ne savais rien de ses origines. C’est un heureux hasard qui l’a fait plonger dans mes bras.

— As-tu touché à cette créature ? As-tu souillé son sang toi qui n’es pas le bienvenu céans.

— Tu n’as pas à le savoir. Maintenant, comme annoncé dans ma lettre, vas-tu m’octroyer ce que je désire en échange de mes services ?

— Comment oses-tu me demander une telle chose ? Comment peux-tu croire un instant que je te permettrais de commettre un tel crime sur mon île ! Avec ma dernière née de surcroît ?

— Si tu ne le fais pas pour moi, alors fais-le pour elle ou pour Medreva ! Elle que tu as tant malmenée alors qu’elle te sert depuis tant d’années ! Tu devrais avoir honte d’agir ainsi !

— Elle est ma descendance, mon héritage et à ce titre me doit respect et soumission ! Je me plie à la volonté de Norden, à ma descendance de se plier à la mienne et de m’octroyer ce que j’exige. Et tu n’as pas à me juger toi qui n’es pas d’ici.

— Tu es ignoble ! Dois-je te préciser que je porte moi aussi la moitié de notre belle Norden ! Je suis son émissaire tout comme toi ! Pourtant jamais je ne m’abaisserai à régner comme tu le fais ! Je te propose une trêve, l’occasion de nous racheter et toi tu t’entêtes dans ton orgueil à ne jamais vouloir céder une infime gratification en retour.

Le Cerf s’ébroua et agita son encolure. À ce geste, Erevan recula, commençant à perdre contenance face à son père. Ne pouvant comprendre leur dialogue, elle restait muette et se contentait d’étudier la scène pour en tirer le sens. Jörmungand lui prit le bras et l’attira à lui pour l’enlacer, posant ses deux bras au niveau de son ventre.

— Ne crains rien ma chère, murmura-t-il à son oreille, je suis là. Il ne t’arrivera rien, on discute simplement.

Elle opina puis baissa la tête, incapable de soutenir le regard du Cerf. Voyant qu’elle ne pouvait esquisser un mouvement, ce fut le Serpent qui tendit le contrat, ouvertement déployé devant lui pour le faire lire à son frère.

— Tu n’as même pas la décence de reprendre ta forme humaine ? le provoqua-t-il d’une voix mielleuse. Cela sera plus simple pour toi de le signer sous ta forme originelle.

— Quel affront ! Pourquoi me donnerais-je cette peine ? Je lis que tu te proposes de récupérer Hrafn avec l’aide d’Adam. Crois-tu seulement que la Licorne soit en mesure de se rendre sur Providence et de défier son frère ? Tu es bien crédule.

— J’ai sauvé son peuple ! s’emporta-t-il à voix haute. J’ai protégé les aranéens pour leur permettre de…

— D’accoster sur mon île !

— D’exister serait le terme plus juste !

— Il est hors de question que je t’accorde ce que tu me demandes ! Tu entends ! En plus tu commets l’audace de vouloir t’accoupler avec ma fille ! Si je t’autorise une telle liberté qui sait combien de femelles tu sailliras pour créer la tribu que tu convoites secrètement depuis des siècles.

— Il n’est plus question de cela Alfadir ! Je ne désire rien d’autre que cette femme. Tu entends ? Rien d’autre qu’elle, je ne convoite plus l’idée de fonder un clan. Ça je l’ai compris. Je veux juste vivre avec elle et fonder une famille. Avoir une génération d’héritiers que je chérirais. S’il te plaît accorde-moi juste ce plaisir ! Je te promets en retour de retrouver ton fils. Hrafn sera entre mes mains dans une poignée de décennies voire une poignée d’années si je parviens à le localiser avec l’aide de la Licorne.

Il y eut un long silence. Le vent, se faisant de plus en plus violent, fouettait les trois silhouettes. Puis, le Cerf s’ébroua à nouveau et redressa sa tête.

— Non, je refuse ! Maintenant, relâche ma fille et va-t’en.

Les larmes aux yeux, Jörmungand sentit son cœur se broyer et déglutit péniblement, serrant davantage sa compagne.

— Tu ne veux donc pas que l’on s’explique autrement ? Y a-t-il une chose que je puisse faire pour obtenir ce que je souhaite ?

Alfadir dodelina des oreilles et retroussa sa babine. Il demeura impassible, étudiant sa proposition, puis observa le fruit de ses entrailles.

— Je veux bien t’accorder une femme, si c’est ce que tu me demandes. Mais pas une noréenne pure race et encore moins celle-ci.

— Quoi ?

— Tu m’as bien entendu. Je t’octroie une femme, aranéenne, aranoréenne, celle que tu veux. Mais hors de question que tu prennes ma fille ! Ta demande est déjà suffisamment ignoble pour que je songe à t’accorder un être d’une si grande lignée.

Éberlué, le Serpent chancela. Son vacillement affola Erevan qui se tourna vers lui, tremblante de la tête aux pieds.

— Je t’en prie dis moi ce qu’il se passe ! supplia-t-elle.

— Éloigne-toi de là, murmura-t-il le plus calmement possible. Je crois que mon frère ne semble pas comprendre le message qu’on veut lui faire passer.

— Tu ne vas quand même pas…

— Ne t’inquiète pas, si mon frère ne comprend pas la diplomatie alors c’est par la force que je m’en vais le soumettre, assura-t-il en défiant son jumeau.

Il déposa un baiser sur son front et défit son étreinte.

— Maintenant cours, protège-toi et ne reviens que lorsque tu sentiras mon appel.

Elle acquiesça et posa ses lèvres sur les siennes, sous l’œil outré du Cerf dont les globes exorbités manquaient de sortir de leur orbite pour cet affront. Puis elle s’exécuta et s’enfuit de la plage pour se rendre en haut de la falaise et observer de haut le spectacle effroyable qui s’apprêtait à avoir lieu.

Elle courut plusieurs minutes sur le sol sableux, manquant de choir tant il était instable. Alors qu’elle gravissait la falaise à grandes enjambées, arrivant non loin du sommet, un cri abominable, strident, se fit entendre ; Jörmungand venait de reprendre sa forme de serpent. Les entrailles lacérées, elle s’arrêta sur le rebord et, du haut de son promontoire, vit les deux frères se défier.

Le serpent tentait de mordre son aîné qui, bien plus rapide, esquivait ses coups de mâchoire. Ce jeu dura près d’un quart d’heure et aucun des deux ne voulait ployer face à l’autre afin de se soumettre. Le sol tremblait. On pouvait entendre la roche se fissurer puis céder sous ces secousses successives. Alors, ivre de rage et ne parvenant pas à le combattre ainsi, le Serpent changea de stratégie. Il fit immerger son immense queue des flots et, avec élan, l’abattit puissamment sur la plage.

Le Cerf recula de justesse, quelque peu sonné par le bout d’aileron qu’il reçut sur le crâne. Cependant, la décharge fut si intense que le sol trembla sur plusieurs kilomètres à la ronde. Il y eut une onde de choc qui fit basculer Erevan à la renverse, son dos percutant la roche. Le souffle coupé, elle fut incapable de crier.

Alors qu’elle tentait de se redresser, les oreilles bourdonnantes et les rétines assaillies par de multiples points noirs, elle observa la scène sordide de désolation qui s’étendait devant elle. Elle distingua le voilier explosé, les cabanes et le ponton détruits ainsi que la statue du serpent. Dans ce chaos, les deux rivaux avaient rejoint leur poste.

Quand elle fut enfin debout, le sol se mit à trembler sous ses pieds. En une fraction de seconde, la roche de la falaise se brisa dans un craquement sourd. Trop fébrile pour demeurer stable, la roche fissurée se rompit et se déroba sous les pieds de la jeune femme qui, emportée par l’éboulement, poussa un hurlement strident.

À l’entente de l’alerte, Jörmungand se retourna. Ses immenses billes s’écarquillèrent en regardant impuissant le corps de sa bien-aimée s’effondrer sur la plage en contre bas.

Quand son corps frêle percuta un roc noir, brisant en deux sa colonne vertébrale avant qu’il ne tombe inanimé sur le sable, un hurlement de détresse s’échappa de la gorge du Serpent tant il fut foudroyé par cette vision suivie par une vibration d’une violence inouïe. Sans attendre, il reprit forme humaine et se rua vers elle, occultant son frère qui, blessé tant dans son orgueil que physiquement, s’enfuit en boitant rejoindre ses terres.

Il cria son nom à tant de reprises sans aucune réponse puis se baissa pour libérer puis ramasser le corps inerte de son épouse, ensevelie en partie par les débris de roches et noyée par les eaux. Le choc fut terrible et l’avait tuée instantanément. Son corps était broyé par toutes sortes de perforations, l’éboulement avait fini d’achever son cadavre dont il ne restait presque plus rien d’humain. La pressant tout contre son être, il se mit à pleurer, le visage décomposé par la souffrance et le cœur ravagé.

Les heures défilèrent. Dans la tourmente, le Serpent n’avait pas bougé et continuait d’enlacer le cadavre disloqué de la défunte. Un autre hurlement résonna non loin de là. Arrivée au grand galop Medreva mit pied à terre puis, observant la scène, elle s’effondra en larmes et se pressa à son tour contre son enfant, le corps traversé de spasmes.

Quand le soleil disparut derrière l’horizon, plongeant l’île sous la couleur rougeoyante du sang, le Aràn et la Shaman se levèrent puis la mère déposa le corps de la défunte dans l’une des cabanes encore miraculeusement debout pour la mettre à l’abri en attendant de l’enterrer.

Chose faite, Medreva déposa un ultime baiser sur le front de sa fille puis sortit. Jörmungand était encore à l’extérieur et demeurait prostré, l’esprit ôté de toute conscience. Les yeux mouillés de larmes, la Shaman regarda intensément le Serpent avant de s’effondrer au sol puis de se prosterner, une main posée sur le cœur.

— Qu’importe si je trahis mon serment et mon rang, annonça-t-elle d’un ton solennel malgré la voix enrouée, c’est auprès de toi, Jörmungand, que je donnerai allégeance.

Incapable de parler, il ferma les yeux puis hocha la tête.

***

Plusieurs semaines s’écoulèrent. Le visage grave, Medreva montait la grande avenue pavée menant à Iriden. D’une main, elle crispait fermement l’anse d’une valise et, de l’autre, tenait la mimine d’Irène. L’enfant ne comprenait pas trop où sa grand-mère voulait l’emmener et la suivait docilement sans broncher, plongée dans un mutisme total depuis que sa mère avait disparu, deux mois auparavant. Elle était emmitouflée sous une épaisse couche de vêtements, serrant dans sa main libre son totem.

Avant de quitter Heifir, Medreva avait ordonné à sa petite fille d’embrasser sa cadette et de lui dire adieu pour une très longue séparation. Du haut de ses trois ans, Irène n’avait pas compris toute cette agitation. Pourquoi son père n’avait-il pas reparu ? Pourquoi toute la famille pleurait sans cesse et les regardait elle et sa sœur comme des bêtes bizarres ? Tant de questions l’assaillaient auxquelles personne ne lui donnait de réponse.

Elles traversèrent la place de la mairie où le drapeau du territoire, le cerf et la licorne, flottait vigoureusement à la brise, poursuivirent leur route dans une longue avenue et s’arrêtèrent devant un immense bâtiment. La Shaman s’arrêta devant la porte. Elle hésita un instant puis sonna.

Un homme d’un certain âge leur ouvrit. Le visage souriant, il prit la valise et les dirigea vers le hall où de jeunes filles en robe noire et tablier blanc jouaient dans la cour. Irène les regardait de ses yeux de givre puis se tourna vers sa grand-mère qui se baissa pour se mettre à sa hauteur. Cette dernière posa une main tendre sur sa joue et la caressa.

— Mon enfant, il te faudra énormément de courage pour affronter ta destinée, murmura-t-elle d’une voix enrouée, ne crois pas que nous allons t’abandonner. Mais il te faut demeurer ici car toi seule seras digne de la mission qui va t’être confiée.

Elle eut un sanglot et se racla la gorge.

— Tu ne comprendras pas bien sûr ce que je suis en train de te dire présentement. Mais sache que nous t’aimons et ne faisons cela que pour ta sécurité. Nous veillerons sur toi et serons toujours là pour t’aiguiller. Lorsque tu seras plus grande, tu comprendras. En attendant, ici tu grandiras. Car parmi l’Élite plus tard tu régneras et par ta force et ton courage Alfadir tu défieras.

Elle se pencha et déposa un baiser sur son front.

— Höggormurinn Kóngur veit allt.

Elle se redressa lentement puis, après avoir échangé quelques mots avec le personnel, accorda un ultime regard à sa petite fille qui, les pensées confuses, regardait sa grand-mère franchir les grilles, la laissant dans l’édifice, seule, ne pouvant compter que sur elle-même.

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