NORDEN – Chapitre 170
Chapitre 170 – Cruelle vérité
La trachée lacérée par le sel et l’effort, Erevan se laissa choir sur le sable après s’être extirpé de la grotte. Dans sa fuite, elle s’était entaillé la plante des pieds contre les galets. De minces filets de sang s’échappaient de ses plaies ainsi que de ses coudes éraflés. Accroupie, elle dissimula son visage sous ses mains et pleura à chaudes larmes. Les muscles tremblants, elle déversait la terreur qu’elle avait ressentie quelques minutes plus tôt. Ainsi son sauveur n’était autre que le Aràn des mers, jamais elle n’aurait pu concevoir une telle chose. Pourtant, il ne lui avait pas menti, il avait joué la franchise, et ce, depuis le début. Mais comment cela était-il possible, comment le Aràn pouvait-il redevenir humain à sa guise ? La transformation n’était-elle donc pas irréversible ou bien était-ce l’apanage des entités ? Plongée dans un état second, l’esprit évadé, elle se recroquevilla sur le sable, qu’importe la fraîcheur du vent vespéral qui la faisait frissonner. En silence, elle regardait droit devant elle, l’œil légèrement vitreux, ne distinguant que des formes floues, diluées dans cet espace que la brume enveloppait de ses vapeurs caligineuses. Un cri l’arracha de ses pensées, Selki venait de la rejoindre. La face trempée, tout juste sortie des flots, elle renifla bruyamment, posa sa tête de veau sur les cuisses de sa cadette et se blottit. Erevan l’enserra et la câlina jusqu’à la tombée des derniers rayons du jour, nimbant le ciel d’un vaste dégradé outremer grignoté par le brouillard de plus en plus persistant.
Quand le vent frais commença à devenir trop mordant, la jeune femme se redressa. Avant de regagner sa maisonnée, elle partit récupérer les poissons qu’elle avait pêchés tantôt. Ceux-ci ne se portaient pas au mieux dans ce seau étriqué à l’eau trop tiède. En rentrant, et désireuse de ne pas faire souffrir inutilement ces bêtes, elle les acheva d’un coup de couteau bien placé et donna un hareng au phocidé qui l’engloutit en à peine trois bouchées. Sans entrain, elle fit rôtir le reste à la poêle avec un oignon et une pincée d’herbes aromatiques puis accrocha également une marmite remplie d’eau. La chaleur du feu présent dans le foyer la détendit quelque peu, réchauffant son corps mouillé qui grelottait par intermittence. Les flammes rougeoyantes l’hypnotisaient, la rendant comateuse, léthargique.
Le repas prêt, elle se révélait incapable de manger tant son estomac était noué et ses pensées capturées dans de multiples réflexions contradictoires. Elle mit les poissons frits en bocal, le rangea sur un coin de la cheminée et versa le contenu de la marmite dans un seau, prenant garde à ne pas s’ébouillanter. Puis elle se déshabilla, ôtant ses vêtements trempés à l’odeur d’eau croupie qui lui collaient à la peau comme une mue de serpent. Ils retombèrent comme de vieilles serpillières, éclaboussant le sol. Postée devant la cheminée, armée d’un gant et d’un morceau de savon, elle entreprit de se laver pour chasser le sel qui avait tant irrité sa peau, créant des plaques de boutons rouges sur les zones de frottements. Avec lenteur, elle soigna ses coudes ainsi que ses pieds meurtris et couina au contact du tissu contre les blessures. Par chance, aucune entaille n’était profonde, rien que du superficiel. Pour aider à la cicatrisation, elle se les massa avec de l’huile de millepertuis et les banda. Chose faite, elle se glissa sous les couvertures glacées puis, l’esprit libéré de toute tâche à effectuer, elle craqua et fondit à chaudes larmes.
Les jours suivants, Erevan ne daigna sortir de chez elle. Ayant perdu tout entrain, elle restait la plupart de son temps clouée au lit et se nourrissait peu, ne possédant pas assez de volonté pour ne faire autre chose que de gésir allongée sous les draps. En pleine déréliction, elle ne cessait de repenser à celui qui hantait son esprit. Elle revoyait en permanence ce visage anguleux à l’expression si douce et enfantine. Or il y avait également ce serpent, ce monstre impitoyable et cruel, que tout humain craignait, sur Norden comme sur Pandreden, tant sa force et sa colère étaient redoutées. Comment ces deux êtres que tout paraissait opposer pouvaient-ils être la même personne ? Cependant, malgré cette effroyable identité, Jörmungand éveillait en elle un sentiment qu’elle n’avait jamais connu jusque là, un magnétisme qu’elle ne saurait expliquer. Cette attraction primitive, viscérale, la chamboulait tant elle ne parvenait pas à mettre de l’ordre dans ses idées ni un mot sur son ressenti. Après tout, les moments passés à ses côtés étaient agréables, empreints d’insouciance et de légèreté ; une complicité qu’elle n’avait jamais pu établir avec un autre, pas même avec sa sœur.
Elle se rendit à la grotte, s’enfonça dans cette caverne obscure mais elle ne le vit pas. Un chandelier à la main, elle explora plus minutieusement cet étrange espace où un silence absolu régnait, seulement tranché par le crépitement des flammes et le clapotis des gouttes. Son regard se posa sur la gigantesque armoire vermoulue à patte de lion qu’elle ouvrit en grand. Un cri de stupeur, qui résonna en écho, s’extirpa de sa gorge en apercevant des piles de vêtements ainsi qu’un foisonnement d’ouvrages, le tout rangé soigneusement. Que ce soit les étoffes ou bien les livres, rien ne paraissait abîmé. Les mains tremblantes, elle s’empara d’une chemise et la renifla. Elle sentait l’humidité des lieux mêlée à son odeur ; une fragrance marine subtile, mélange de sel et de vieil ambre gris. Voyant son attitude déplacée, son visage prit une teinte cramoisie. Elle la replia et la rangea à sa place, honteuse de son comportement.
Pour faire baisser son émoi, elle parcourut les ouvrages où les écrits demeuraient lisibles bien que certains fussent dans une langue qu’elle ne reconnaissait guère. Ses yeux s’écarquillèrent lorsqu’elle remarqua celui intitulé Le peuple de Norden. Elle le prit délicatement, en examina rapidement le contenu et s’attarda sur la table des matières. À la mention de Jörmungand, elle ne résista pas à la tentation de l’emprunter pour l’étudier plus en détail. Elle referma les portes et prit la direction de la sortie, le précieux livre en main, pressé contre son ventre. Assise sur le sable, adossée contre un roc, sous un timide soleil de fin de matinée, elle entreprit la lecture. Studieuse, elle analysait chaque phrase, passant son index sur le vélin moucheté aux bords grignotés pour mieux suivre sa progression. Son front se plissait et elle retenait inconsciemment sa respiration sous l’effet de la concentration. Elle se surprit même à lire un extrait à haute voix :
— Jörmungand, ô bête effroyable, terreur des mers, seigneur des océans, qui d’un simple coup de mâchoire, parvint à couler le plus puissant des navires. Qui, d’un vif coup de queue, brise la coque et les voiles pour laisser l’ennemi sombrer dans vos eaux, rejoignant ainsi votre sanctuaire abyssal. Que votre nom soit respecté, que vous soyez traité avec le plus grand respect pour nous avoir permis d’effectuer cette interminable traversée sans encombre. Nous, peuple meurtri, brisé, en exil. Merci de votre clémence. Nous, aranéens, promettons de glorifier votre éminence pour votre incroyable bonté. Nous vous serons éternellement redevables.
Erevan ne parvint à décrocher de la lecture, parcourant les pages une à une pour y graver les informations en sa mémoire. Il lui fallut une poignée d’heures pour achever l’ouvrage. À la fin, une question émergea en son esprit. C’était une question simple mais déconcertante au point qu’elle n’en trouverait pas le sommeil de la nuit si elle n’obtenait pas de réponse ; pourquoi l’avait-il sauvée, elle, plutôt qu’un autre parmi ces innombrables noyés ? Cette humaine insignifiante, une noréenne parmi des millions que sa très longue vie avait dû croiser sur les flots.
Un soir, n’y tenant plus, elle décida de sortir afin d’espérer l’apercevoir dans les parages. Vêtue d’un long manteau, elle sillonna la plage. Elle s’arrêta à la lisière de l’écume et tenta de discerner au loin la silhouette monumentale du Serpent. Or, aucune ombre ne tranchait l’océan qui, comme endormi, n’ondulait point. Elle était seule, définitivement seule. Le cœur gros de soupirs, elle hoqueta et balaya le paysage de ses yeux voilés. Pas un bruit hormis le roulement discret des vagues se faisait entendre. Son regard finit par se poser sur la statue du Aràn. Elle s’y rendit, prenant garde à ne pas marcher sur les cailloux effilés. Elle posa timidement sa main sur la surface rêche de la sculpture dont elle caressa lascivement le ventre. Puis elle approcha sa tête et vint poser son front contre la gueule du reptile.
— Je suis désolée, murmura-t-elle, sincèrement.
Consciente qu’il ne reviendrait peut-être jamais céans, elle sentit un poids peser sur ses épaules, une horrible sensation de manque pareil au déchirement qui l’avait tiraillée lorsque Selki s’en était allée. Une idée germa, simple et limpide. Sans attendre, elle courut jusque chez elle et se rendit au coin du feu où une soupe mitonnait. Elle y plongea une louche qu’elle versa dans un gobelet et s’en retourna au pied de la statue, marchant d’un pas lent afin de ne pas renverser une goutte du breuvage qu’elle posa sur le socle, dans le creux provoqué par l’enroulement de la queue. Pour le conserver un tant soit peu tiède, elle le couvrit d’un linge sec. Enfin, elle accorda une dernière caresse sur la tête de l’animal et s’en alla à son logis.
Le lendemain, à peine réveillée, elle se rua vers la statue. Elle ôta le linge et remarqua que le récipient était vide, il ne restait plus une goutte. Le cœur battant à vive allure, elle laissa échapper un cri de stupeur et continua cette opération chaque soir, des jours durant.