NORDEN – Chapitre 18

Chapitre 18 – Déchéance

Le visage fermé, la posture roide et les mains jointes derrière le dos, Alexander entra dans le salon où son père tentait désespérément de jouer de son instrument. Le piano crachait une série de sons discordants extrêmement désagréables. Une complainte lugubre semblable à un râle d’agonie. Malgré le feu qui crépitait dans le foyer, un froid glacial régnait dans la pièce en cette sombre soirée de décembre. Dehors, comme souvent en cette période de l’année, la tempête se déchaînait. Une pluie diluvienne s’abattait contre le manoir accompagnée de violentes bourrasques qui faisaient trembler les volets et geindre les branches.

— Père, annonça sèchement le garçon, j’ai à vous parler.

Ulrich cessa de jouer et regarda droit devant lui, parfaitement impassible. L’heure était grave, car jamais auparavant son fils n’avait daigné le déranger lorsqu’il s’exerçait. Au bout d’un temps interminable, il tourna la tête et se redressa. Sans décrocher le moindre mot, il alla à son bureau et se servit un grand verre de whisky. Puis il s’installa nonchalamment sur son fauteuil, croisa les jambes et dégusta l’alcool tout en contemplant l’impertinent qui ne cessait de le dévisager dans une immobilité consternante.

Vêtu intégralement de noir, presque fondu dans la pénombre ambiante, Alexander restait debout, l’échine traversée par une sueur froide qui raidissait ses membres. Son cœur battait avec frénésie et il s’efforçait de serrer les poings pour dominer l’indicible terreur qui le secouait à l’annonce qu’il s’apprêtait à faire. Il aurait tant souhaité retarder l’affrontement mais l’état de Désirée ne le permettait guère. Bien qu’encore peu visible au crépuscule de ces six mois, sa grossesse lui était pénible. Elle s’épuisait rapidement et subissait des nausées aléatoires qui l’empêchaient d’exercer correctement ses tâches quotidiennes et la tenaient alitée des heures durant.

— Que veux-tu ? finit par demander le père.

Après s’être délecté de sa boisson, Ulrich posa le verre vide sur le guéridon. Le bruit résonna dans le salon silencieux, délesté de presque l’ensemble du mobilier et de la décoration. Lui qui était si fourni autrefois était devenu aussi nu que les arbres aux feuillages caducs. Seuls restaient le trio de banquettes, le bureau ainsi que le piano. Des centaines de livres, l’intégralité du cabinet de curiosité ainsi que les ultimes ornements tels que les tableaux, les vases et les bronzes avaient été vendus à l’exception des quelques pièces de collection qu’Alexander avait su préserver, éparpillées dans toutes les cachettes possibles. Une petite pendule suspendue au-dessus de la cheminée égrenait les heures dans un tintement sinistre.

Ulrich s’enfonça à nouveau dans son assise et pourlécha ses lèvres à la manière d’un fauve. Sa main meurtrie pendait à l’accoudoir comme une provocation avec ces deux moignons apparents et la phalange de l’index manquante. À cause de son immobilité forcée et de ces mois de perdition, ses longs doigts ainsi que le reste de son corps s’étaient amaigris. Enchâssés dans leurs orbites, ses yeux noirs paraissaient immenses sur ce visage au teint cireux couturé de grafignes plus ou moins visibles, aux joues creusées et à la bouche tordue, faute aux nombreuses dents qui s’empressaient de se déchausser. Jadis d’un brun uni et présents en abondance, ses cheveux clairsemés avaient viré au cendré. Trop grands pour lui, ses vêtements semblaient aussi lourds qu’une chape de plomb sur sa modeste carcasse. Ces derniers mois, Ulrich avait vieilli prématurément d’une vingtaine d’années, rattrapé par ses excès et sa mauvaise santé, alors que la quarantaine venait tout juste de l’embrasser.

— Je vous annonce mon départ prochain, père. Je quitte cet endroit pour aller vivre en pleine campagne en compagnie de nos domestiques.

Le fils s’arrêta et guetta sa réaction. Puis, voyant qu’il ne protestait pas, il poursuivit :

— Mon départ aura lieu dans un mois, juste après le Nouvel An. Cela vous laisse amplement le temps d’engager de nouveaux employés à votre solde.

Le pianiste s’affala davantage dans son fauteuil. Il baissa la tête et, les paupières closes, esquissa un sourire en coin fort malaisant.

— Puis-je savoir quel est le motif de ta fuite précipitée, mon garçon ? dit-il d’une voix doucereuse. Ton année scolaire est encore bien loin d’être terminée et je doute, au vu des circonstances, que tu gagnes suffisamment d’argent pour te permettre de me quitter avant d’avoir signé ton admission dans la magistrature. Dans sept mois si je ne m’abuse, comme te l’a promis ton cher ami Friedrich.

Le visage d’Alexander vira au blanc et une grimace fendit ses lèvres alors qu’il tentait de refréner les tremblements qui s’emparaient de ses mains.

— Vous… vous êtes au courant ?

— Que tu choisisses délibérément de me tenir tête et de me défier de front en optant finalement pour la magistrature plutôt que pour les sciences ? Que tu espères implicitement me faire condamner pour toutes ces années de maltraitances portées à ton encontre, et ce, en te servant de la notoriété de ton oncle Desrosiers et de ton nouveau mentor, le duc von Hauzen en personne ? Crois-tu que ton ambition puisse rivaliser contre mes alliés ? Tu veux diviser l’Élite pour plaider ta cause et te rendre justice alors que tu n’as jamais eu la trempe de soutenir mon regard, sale couard, pleutre que tu es !

Il croisa les bras. Les lèvres étirées en un rictus cruel, il le défia avec la virulence d’un lynx s’apprêtant à fondre sur sa proie.

— Ai-je tort ? feula-t-il en montrant les dents.

Anxieux, le fils serra les poings et déglutit péniblement. Le souffle lui manquait et ses pensées, pourtant si ordonnées lors de ses répétitions internes, s’entremêlaient. Malgré son malaise, il tentait de maintenir sa position, désireux de ne pas se laisser déstabiliser. Il devait tenir bon pour prouver sa dominance nouvellement acquise et s’imposer contre les nombreux tyrans qu’il lui faudrait affronter un jour prochain. Jamais plus il ne redeviendrait cet enfant asservi, il s’en était fait la promesse solennelle ! Ses gens comptaient sur lui et l’épaulaient dans l’ombre, le conseillant et apaisant ses tourments.

— Vous avez tout à fait raison, père ! se contenta-t-il de dire. Et je sais, avant que vous ne me l’annonciez de vive voix, que vous désapprouvez mon choix et mon insistance à vouloir vous condamner pour vos actes. Cependant, il est inutile de tergiverser, je ne vous suis plus soumis désormais. Je ne vous crains plus père, sachez-le ! Vous répondrez de vos actions et serez traduit en justice afin d’être jugé. Vous ainsi que les marquis von Eyre et de Malherbes. Je trouverai le moyen de vous faire mettre sous fer tôt ou tard car vous méritez un procès que vous le vouliez ou non ! À cause de votre infâme Wyvern, vous avez blessé et tué de nombreux innocents. Vos crimes ne peuvent demeurer impunis.

À cette harangue, le père fut pris d’un rire effroyable qui le glaça d’épouvante puis se tut pour le toiser à nouveau, un éclat de folie luisant au fond de ses iris.

— Est-ce bien tout ce que tu as à me dire, mon fils ? Ou un second aveu peine à franchir tes lèvres ?

Le garçon suffoquait et frottait frénétiquement ses doigts contre ses paumes moites. Ulrich posa ses mains sur les accoudoirs et se leva. Il avança lentement jusqu’à venir se poster juste devant son fils, à présent de la même taille que lui.

— Me crois-tu ignorant de la situation ? fit-il d’un ton cinglant en plantant son regard noir chargé de malveillance dans le sien.

Une contraction aussi nerveuse qu’éphémère traversa le visage du jeune nobliau.

— Que… que voulez-vous dire ?

— Je vais te le répéter plus distinctement puisque tu sembles jouer de ma patience, mais me crois-tu réellement stupide au point de me cacher pareille ignominie sans que je ne m’en rende compte ? Me crois-tu ignorant de tes attirances impures et pire ! de la tache souillée que tu as créée et qui s’apprête à voir le jour dans quelques mois ?

Une flèche harponna le cœur du garçon qui manqua de chanceler. Incapable de soutenir le regard de son géniteur, il se courba et baissa la tête dans une attitude soumise.

— Co… comment avez-vous su ? maugréa-t-il en se maudissant de flancher face à son assaillant.

Le père laissa échapper un rire sardonique et posa sa main valide sur son épaule qu’il pressa d’une poigne anormalement solide au vu de sa carrure actuelle.

— Tu n’es pas très futé pour un futur politicien et magistrat, c’en est navrant ! J’ai bien compris qu’en te voyant décliner la proposition de mariage avec la marquise von Dorff, le meilleur parti de cette île, que tu devais avoir quelque relation cachée. Et, au vu de ton incroyable lenteur à me le déclarer, je présume sans trop de mal qu’il s’agit d’une noréenne et que la noréenne en question se trouve ici, sous notre toit. Ai-je tort, mon garçon ?

— Non, père, vous dites vrai… marmonna Alexander, désemparé par la situation, des larmes naissantes irritant ses rétines.

Ainsi, son père savait et mûrissait sa rancœur depuis certainement plusieurs semaines. Telles des serres, ses doigts puissants s’enfonçaient dans la chair de son épaule. Ulrich était furieux et grinçait des dents, attendant que son fils s’explique sur sa conduite vile et débauchée, aboutissant à la disgrâce prochaine de sa noble famille.

— Je l’aime père ! avoua-t-il en un filet de voix. Et quoi que vous disiez ou fassiez cela ne changera rien. Je pars vivre avec Désirée, j’emploie sa famille ainsi que Pieter. Vous n’aurez plus à subir ma présence dorénavant et je m’engage à n’emporter que le strict nécessaire. Le domaine ainsi que tous les biens qui s’y trouvent encore seront à vous.

Un silence hostile suivit son aveu. La tête toujours ployée, Alexander peinait à respirer. Les larmes qu’il ne pouvait contenir dévalèrent ses joues et vinrent s’échouer sur le parquet. Sans honte, il essuya ses yeux d’un revers de la main. Il déglutit bruyamment puis, se sentant maître de lui-même, prit une profonde inspiration et redressa le menton pour regarder son adversaire droit dans les yeux, les sourcils froncés.

— Et moi je suis libre ! renchérit-il avec une véhémence fébrile. Libre de ne plus m’infliger quotidiennement votre horrible personne ! Libéré de votre emprise et de votre courroux. Qu’importe s’il me faut perdre le titre et le prestige, je mènerai ma vie comme je l’entends, avec ou sans votre consentement et celui de vos pairs !

Ulrich pressa davantage sa main, arrachant une grimace à son fils qui continuait à le défier nonobstant la douleur.

— Tu n’en feras rien, mon garçon ! trancha-t-il d’un ton comminatoire. Tu resteras ici et tu épouseras la fille von Dorff que tu le veuilles ou non ! Nous irons voir Dieter demain matin, tu t’excuseras et effectueras ta demande à la marquise. Tu renieras ton enfant bâtard et je chasserai cette garce de mon domaine ! Elle ainsi que sa famille ! J’expédierai ces parasites bien loin de chez nous et je m’engage à les persécuter s’ils s’entêtent à demeurer céans et à commettre l’affront de me défier. Ma notoriété est mise en jeu de même que mon honneur. Les membres de l’Hydre continuent de nous apprécier. Et malgré ma récente disgrâce, nous jouissons toujours d’un poids et d’un pouvoir considérable !

Un rire nerveux échappa au garçon.

— Vous mentez père et vous vous mentez à vous-même ! Vous avez dilapidé notre fortune et ruiné votre santé pour satisfaire vos passions lubriques. Voilà plus de sept ans que vous vous vautrez dans le jeu et la débauche sanguine dans ce foutu cabaret ! Tout cela pour assouvir votre soif d’importance et de dominance ! Mais cette illusion vous leurre, père ! Je sais que vos amis se sont détournés de vous. Les créanciers vous harcèlent, les femmes vous craignent, les hommes vous méprisent et vos alliés vous fuient. Vous êtes incapable de maîtriser vos ardeurs et vous avez exterminé en quelques mois tous les efforts que vous avez si durement acquis ces nombreuses années !

Le baron grogna. Sa tempe palpitait et ses paupières se plissèrent en deux fentes. L’espace d’une seconde, Alexander crut que son père allait le frapper. Au lieu de cela, l’homme s’éloigna d’un pas et scruta sa main blessée où seuls ne restaient que trois doigts dont l’un sauvagement rogné.

— Tu as raison, mon fils ! finit-il par avouer. J’ai prodigieusement échoué et je le regrette amèrement. Cette satanée Wyvern m’a totalement soumis à son emprise et, depuis l’incident, je tente chaque jour de m’en sevrer afin de retrouver un semblant de dignité et redorer mon blason, notre blason ! Ne serait-ce que par respect pour toi, mon fils. Je suis désolé d’avoir perdu le contrôle de mon existence et d’entacher tes chances d’un avenir glorieux au sein de l’Élite.

Il se racla la gorge et poursuivit d’un ton rauque :

— Je regrette d’avoir succombé à mes pulsions et de t’avoir tant malmené. Je n’aurais jamais dû porter la main sur toi, mon fils, mon unique héritier. J’aurais dû te soutenir et me montrer aussi tendre que ta mère pouvait l’être à ton égard. Mais je n’ai jamais été capable d’exposer mes sentiments à quiconque et encore moins à toi. Ta colère contre moi est légitime, je le sais et je le déplore, mais j’en suis responsable et je me dois de l’assumer. Je te propose d’effacer nos années de rancunes et de faire table rase du passé pour rebâtir un avenir meilleur. Nous devons sauver notre nom et notre renommée ! En cela je ferai tout mon possible pour remonter la pente et retrouver ma place au sein de la société afin que toi, comme moi, puissions régner ensemble.

Le garçon vacilla à l’entente de cette justification qui sonnait comme une excuse. Comment son père osait-il lui avouer cela en un tel moment ? Cette sentence le déstabilisa. Alexander ne sut que répondre et contempla son interlocuteur d’un air ahuri, la bouche entrouverte. Les traits d’Ulrich s’étaient radoucis et il vit filtrer dans ses yeux une étincelle de regret.

— Alors, je t’en prie mon fils, ne gâche pas cette aubaine et les nombreux efforts que nous avons mis en œuvre pour parvenir là où nous en sommes aujourd’hui. La renommée baronniale est en train de regagner son éclat de jadis. Avant mon mariage auprès de ta mère, les von Tassle avaient depuis longtemps perdu leur prestige. Évidemment, à cause de tes grands-parents que l’on savait trop conciliants envers le bas peuple et qui avaient fini par être boudés par la bonne société. Ils n’étaient invités qu’à de rares dîners et jamais consultés pour des sollicitations politiques. Au fil des ans les von Tassle sont devenus une lignée presque éteinte et raillée par ses pairs. Mais toi, mon fils, tu es notre ultime espoir, le dernier descendant légitime. Le poids de ce noble héritage pèse sur tes épaules.

Le baron soupira et porta son regard sur la petite photographie encadrée sur le bureau où le portrait d’Ophélia lui souriait. Il fut comme hypnotisé et caressa l’image avec une profonde dilection qu’Alexander ne lui avait pas vue depuis des lustres.

— Pendant longtemps je t’ai jugé indigne de ta condition. Mais je suis parvenu à ouvrir les yeux et comprendre tes qualités. Fort bien cachées certes au vu de ton insupportable couardise et de ton physique qui, durant des années, a été d’une débilité navrante ! Mais tu as su éveiller la curiosité de von Dorff et en cela je dois dire que je t’en serais éternellement reconnaissant. Or, lui comme moi voyons d’un mauvais œil ton rapprochement avec ce duc impie. Car ce foutu Friedrich fera tout son possible pour te laver le cerveau avec ses réflexions révoltantes. La saillie avec ta noréenne de compagnie doit être l’une de ses idées, je suppose ? Tu voudrais l’imiter pour mieux t’intégrer auprès de cet hérétique, succomber aux charmes du nouveau pouvoir en place pour mieux régner à l’avenir ? Cela peut se concevoir dans une certaine mesure. Néanmoins, ton alliance avec Laurianne te permettra de conserver les pieds sur terre et de ne pas t’enliser dans ces bassesses égalitaires qui ne sont en réalité qu’un laxisme d’une perversité sans nom !

— Vous êtes ignoble, père ! aboya Alexander, à cran et chamboulé par une myriade d’émotions contradictoires. Dois-je vous rappeler que c’est grâce au laxisme de mes grands-parents que mère a pu vous épouser, qu’importe votre absence de titre ou votre modeste fortune ? Qu’elle a pu vous choisir par amour parce que, justement, Aristide et Aurélia étaient tolérants et se moquaient éperdument de vos origines ! Et là, vous me refuseriez ce qui vous a été accordé de bonne grâce il y a vingt ans ?

— Ne me parle pas de ta mère ! Comment oses-tu la mentionner toi qui souilles sa descendance sans le moindre scrupule !

— Vous êtes pitoyable, père ! cria Alexander en perdant son sang-froid. Vous rendez-vous compte de la stupidité de vos paroles ? Mère serait fière de me voir heureux auprès de la femme que j’aime et avec qui j’ai décidé d’avoir des enfants. Et en quoi Désirée serait-elle plus impure que n’importe quelle aranéenne de haut rang, dites-moi ? À cause de la folie des taches que vos amis von Dorff et de Malherbes vous ont mis dans le crâne ? Vous craignez quoi, que j’en attrape moi aussi ? Sachez que grâce à vous j’en ai obtenu des centaines et pire encore ! Vous avez brisé mon corps et ma jeunesse.

— Ils ne sont que des animaux Alexander ! Des êtres primitifs et limités ! Bon sang, je pensais que Léandre et tes amis étaient parvenus à te persuader là-dessus ! C’est à croire que tu joues bien ton petit jeu !

— Désolé de vous décevoir père mais vous semblez oublier quelque chose de fondamentalement important. Désirée et Ambroise sont aranoréens ! Dois-je vous rappeler que leur mère, Séverine est la fille d’un des membres du clan Deslambres qui, comme vous le savez, côtoie le comte de Laflégère basé à Wolden ! Et que ses enfants, par conséquent, bien qu’ils aient été reniés par leur famille, se trouvent être les héritiers d’une des plus puissantes familles de la côte est ! Nous partageons une partie de leur sang !

Ulrich jura. Les mains crispées, il fit les cent pas, faisant claquer ses talons sur le parquet tant il écumait de rage.

— Ils n’en sont pas moins inférieurs à toi fils, et ce en tout point ! Dire qu’avec toutes les aranéennes que tu as conquises j’ai nourri l’espoir que tu en trouves au moins une qui te convienne ! Une seule ! Et tu as eu l’incroyable chance de réussir à charmer la marquise !

— Laurianne ne m’aime pas, père ! Elle ne fait qu’exécuter les ordres de son père. Je sais qu’elle convoite Léandre ! Il lui correspondra tout à fait… Ils formeront un magnifique couple de vermines !

— Comment oses-tu dénigrer tes pairs de la sorte ! hurla Ulrich en perdant toute sa contenance, son visage déformé en un masque grotesque.

Le baron pointa un doigt accusateur en direction du fruit de ses entrailles, le dardant d’un regard empli de révulsion. Emparé d’un sursaut de courage et ne pouvant se résoudre à valider ces affronts, Alexander chassa ses angoisses. L’infime lueur de réconciliation auprès de son géniteur se révélait impossible, un abîme sans fin séparait le père et le fils qu’aucun motif ne pourrait combler ni qu’aucune excuse ne saurait réparer.

— Ils ne sont pas mes pairs, père ! Ils sont la vermine infâme qui ronge Norden et avilit le peuple en se sentant supérieure à autrui ! Une poignée d’individus néfastes et dangereux qui désire prendre le contrôle de l’île ! Île dont nous sommes des invités et que les noréens, dans leur grande bonté, nous ont permis de partager ! Et l’Élite veut détruire cette alliance… Tout cela à cause de votre damné commerce avec Pandreden, de votre fortune croissante et de votre orgueil démesuré ! Mais vous êtes pitoyables ! Abjects ! Des monstres qu’il faut enfermer et museler pour le bien commun !

Horrifié par ses propos, le père devint livide. Il se figea et toisa son rejeton qui, pour la première fois de sa vie, osait enfin s’opposer à ses injonctions. Sa cage thoracique se gonflait puissamment et des spasmes agitaient sa main valide. Comment avait-il pu engendrer pareille ignominie ? Était-ce la faute d’Ophélia qui, depuis la prime jeunesse de son unique enfant, lui avait implanté ces perfides pensées dans le crâne ?

Dès le début, il aurait dû faire preuve de sévérité et la reprendre afin que leur fils soit éduqué convenablement et ne dévie pas du droit chemin. Par sa bonté innée, la baronne avait créé un monstre qui, inoffensif jusqu’alors, s’apprêtait à sévir puis à détruire tout ce qu’Ulrich avait mis tant d’années à bâtir. D’abord un rival, son fils était devenu un ennemi farouche qu’il fallait éliminer, c’était inéluctable.

La pendule carillonna six tintements successifs. Après un silence d’une insoutenable lourdeur, où les deux hommes s’affrontaient du regard, le père, sans crier gare, se jeta sur sa progéniture, aveuglé par la haine et à bout de nerfs. Désarçonné par cet assaut brutal, Alexander accusa le coup et bascula à la renverse sous sa charge impressionnante. Il s’effondra et une douleur foudroya son corps quand il heurta le sol, la tête frôlant de peu le guéridon. Son souffle l’abandonna et ses poumons furent coupés par l’impact. Malgré sa santé défaillante, Ulrich faisait preuve d’une force et d’une rapidité inouïes. Il le roua de coups sans nullement freiner ses ardeurs.

Paniquée à l’entente du fracas causé par la chute, Désirée ouvrit violemment la porte du salon. En apercevant Alexander maîtrisé à terre, elle accourut en hâte et, dans un acte tant désespéré que déraisonné, se rua sur son maître pour défendre son futur époux. Un désir de protection l’animait. Et elle parvint à dégager Alexander de l’étreinte de son géniteur. Puis, la tête proche de celle du baron, elle grogna et planta ses dents dans la chair molle de sa nuque, le mordant solidement. Ulrich hurla de douleur et empoigna les cheveux de son assaillante afin de la détacher mais l’emprise de la domestique était ferme. Il tira davantage et lui asséna un violent coup dans l’abdomen suivi de plusieurs autres.

Au quatrième heurt, Désirée finit par céder, ployant sous les lancinations qui lui broyaient le ventre. Elle desserra sa mâchoire sanglante et gémit. L’homme la projeta à terre, la faisant s’échouer comme une feuille morte. La jeune femme tremblait de tous ses membres, tordue par la souffrance, la joue plaquée contre les lattes de bois et les paumes posées sur son ventre meurtri. Ulrich se releva puis, tiraillé par une douleur aiguë, fit glisser ses doigts pour palper sa nuque où un lambeau de peau pendait mollement. Le toucher l’électrisa. En étudiant sa main, il vit qu’il saignait. Le liquide gouttait le long de son cou, imbibant ses vêtements d’une mare pourpre.

Furieux, il fusilla la domestique du regard. Recroquevillée sur elle-même, la peste avait les yeux écarquillés et affichait une expression de supplication mêlée d’effrois, totalement à sa merci.

— Toi, sale chienne sache que je vais te faire passer un sale quart d’heure pour tout le malheur que tu nous as apporté ! Tu vas gémir et couiner crois-moi !

Il la darda d’un œil noir empli de dégoût, posa sans ménagement un pied sur son ventre arrondi et s’y appuya de tout son poids. Désirée hurla. Elle se tortillait comme une anguille hors de l’eau et usait de ses ongles pour tenter désespérément de se libérer. Reprenant un soupçon de lucidité, Alexander se redressa et se projeta sur son père, l’éloignant de sa compagne sans parvenir à le faire chanceler. Ulrich riposta d’un horion qu’il lui asséna à la tempe suivi d’un coup de genou dans l’abdomen, manquant de lui faire perdre connaissance. Le fils se recula. Ses jambes flageolantes peinèrent à le soutenir et il s’effondra au sol, haletant et campé sur ses coudes. Il geignit puis vomi une bile sanguinolente. Une armada de points blancs brouillait sa vue et ses oreilles bourdonnaient.

— Je… je vous interdis de la toucher ! parvint-il à articuler, la voix enrouée.

Ulrich toisa tour à tour les deux amants gisant à ses pieds, faibles et vulnérables. Il jubilait de son triomphe, de cette puissance inestimable que cette fameuse drogue lui avait octroyée et qui, même après des mois de sevrage drastique, infusait encore ses veines. Devant son hésitation, le fils usa de ses dernières forces pour se relever et l’affronter dans un élan désespéré.

— Si vous osez la blesser davantage, je jure que je vous tue de mes mains ! Vous ne toucherez plus à ma femme !

Le père demeura quelques instants interdit. Puis un sourire carnassier transperça ses lèvres. Ses yeux brillèrent d’une aura infernale.

— Très bonne idée ! annonça-t-il en se frottant les mains.

Enivré par la colère et révolté par le comportement ainsi que par les attirances malsaines de son fils, il s’élança à nouveau sur lui. Son poing fermé le heurta à l’arcade, fendillant sa peau. Alexander bascula à la renverse. Le haut de son crâne cogna le mur et il s’effondra une troisième fois, à demi assommé. Ulrich grimpa à califourchon sur lui, bloqua ses jambes entre ses cuisses puis agrippa sa nuque et la serra de toutes ses forces. Dépourvu de la moindre énergie, les muscles entravés et les sens éthérés, Alexander abandonna toute résistance.

Ses yeux s’embuaient, son visage se marbrait de rouge et les battements de son cœur déraillaient à mesure qu’un goût ferreux pénétrait dans sa gorge et que son souffle s’étiolait. Défaillant, il ne parvenait plus à percevoir les hurlements de Désirée qui, traversée par des spasmes ininterrompus, le regardait avec détresse, une main tendue vers lui et l’autre repliée contre son ventre. Ne pouvant plus lutter, le garçon ferma les paupières. « Tu diras bonjour à ta mère pour moi ! » crut-il entendre avant que le noir l’engloutisse totalement.

Quand il reprit connaissance, effondré sur le plancher, il remarqua à travers le voile vitreux plaqué sur ses rétines, la silhouette de son père gisant à terre, à un mètre de là. Ulrich était inconscient, Pieter et Ambroise postés juste au-dessus de lui. Le premier était avachi de tout son poids sur son maître, tentant de le ligoter à l’aide d’une corde et le second tenait entre les mains ce qui semblait être un chandelier duquel perlaient des gouttes écarlates. Alexander bougea légèrement la tête et vit également Séverine, présente aux côtés de sa fille en larmes, le visage décomposé et les bras tachés de sang frais.

Dès qu’Ulrich fut fermement attaché, Pieter et Séverine échangèrent quelques paroles que le baronnet ne sut saisir puis le palefrenier sortit en hâte. Ambroise, quant à lui, accourut vers son jeune maître et posa sur son épaule une main réconfortante. Ce fut là la dernière chose qu’Alexander put apercevoir avant de sombrer dans l’inconscience.

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