NORDEN – Chapitre 58
Chapitre 58 – Le renard et l’hermine
Alexander ouvrit la porte du salon et invita Ambre à s’installer à son bureau. Deux verres de thé glacé étaient mis à disposition ainsi qu’une carafe en cristal. Il faisait encore chaud à cette heure, dans cette pièce orientée face à la mer et baignée par le soleil du soir. Les trois portes-fenêtres étaient déployées, laissant l’air pénétrer céans pour y apporter une délicate senteur d’herbe tondue et de fleurs, notamment des roses, provenant des arbustes qui encerclaient le pourtour extérieur du manoir. La pièce était plongée dans une lumière dorée, faisant scintiller les appareils du cabinet de curiosités, le coupe-papier argenté ainsi que les deux médaillons posés sur le bureau, fait de bronze et d’or, l’un représentant un chien et l’autre un loup, bien mis en valeur dans leur petit écrin noir.
Vêtue d’une robe légère de style noréen d’un vert pâle à motifs floraux, Ambre s’assit confortablement dans le fauteuil situé face à celui de son hôte. Elle saisit le verre froid qu’elle but à grandes gorgées puis le garda entre ses mains afin de se rafraîchir. Quelques gouttes de sueur perlaient le long de sa nuque et mouillaient le bas de ses cheveux qu’elle avait attaché en une longue natte lui descendant jusqu’à la poitrine. Alexander, quant à lui, conservait son veston et ne semblait nullement souffrir de la chaleur. Il s’éclaircit la voix et relata les incidents de la veille. Comme Ambre l’avait deviné, la rixe avait déchaîné les passions.
Après le dispersement de la foule échaudée par le discours du marquis, les marins s’étaient retrouvés sur les quais afin de reprendre leur poste. Or, ils avaient aperçu certains de leurs collègues discuter avec James de Rochester qui, selon bon nombre d’entre eux, était devenu depuis peu leur ennemi. Dès que ce dernier fut parti, les marins favorables à l’Élite s’étaient rués sur les autres et un combat sanglant s’était engagé. L’un des hommes n’étant plus maître de lui-même, avait fini par sortir un couteau. Dans sa tentative de défense, il était parvenu à blesser deux assaillants et à en tuer un troisième. Suite à cet incident, le Baron avait été averti de l’affaire et s’était empressé de rejoindre la mairie.
Alexander annonça à Ambre que ce fâcheux événement pouvait se révéler désastreux pour son image ainsi que pour la sécurité des villes. La jeune femme acquiesça et lui parla de son altercation avec Maspero-Gavard ainsi que de sa rencontre avec le marquis Desrosiers. Elle lui relata le climat tendu lors du discours haineux prononcé par la hyène Muffart à l’encontre des partisans de l’Alliance.
— Muffart n’est pas une hyène, répliqua-t-il après avoir bu une gorgée, c’est un vautour, un charognard et un opportuniste, prêt à tout pour avoir un os à ronger. Non, mademoiselle, la Hyène est plus noble, plus respectable et surtout nettement plus dangereuse.
— Qu’y est-elle ? s’enquit Ambre, surprise de voir le Baron désigner, lui aussi, les aranéens avec un titre animalier.
Il eut un rictus, reposa son verre et joignit ses mains sur le bureau. Puis il regarda en direction de la tapisserie murale dont le halo de lumière faisait briller les fils argentés des yeux d’Alfadir et les fils dorés de Jörmungand.
— La personne qui dans l’ombre semble tirer quelques ficelles du territoire. Ce n’est pas une personnalité des plus influentes, mais elle a encore assez de poids pour pouvoir imposer sa volonté et surtout protéger sa progéniture.
— Vous parlez d’Irène von Hauzen, c’est bien cela ?
— C’est exact.
— Pensez-vous qu’elle pourrait vous nuire ?
— Non, au contraire, et sa volonté d’union avec Mantis le prouve, car ce n’est certainement pas un mariage d’amour, surtout au vu de l’effroyable personne qu’est Wolfgang. Je ne sais pas ce qu’elle manigance mais elle semble favorable à ma cause pour avoir osé envisager une union avec lui. Sa prise de parti pouvant être également dû au fait que sa fille Meredith choisisse le jeune de Lussac en amant. Cela leur laisse deux familles partisanes puissantes pour leur permettre d’exister et de vivre dignement.
Étouffée par la chaleur, Ambre ferma les yeux. Elle redressa sa tête et plaqua son verre d’eau glacée contre sa joue entaillée, soupirant d’aise. Ce geste décrocha un petit rire de la part de son interlocuteur.
— Que savez-vous sur elle, exactement ? demanda-t-elle en se resservant un verre qu’elle but goulûment, laissant choir des gouttes sur le tapis.
— Pas grand-chose hélas, mais elle est assez intimidante pour parvenir à effrayer Friedrich. C’est une personnalité dominante, secrète, au passé inconnu. Une orpheline dont je n’ai même pas pu retrouver la trace puisque les registres relatant les naissances noréennes ont été dérobés par Friedrich et demeurent encore introuvables !
À cette annonce, Ambre manqua de s’étouffer et recracha la gorgée qu’elle était en train de boire.
— Vous voulez dire que c’est le Duc qui a volé les registres ? s’étonna-t-elle, une voix à demi étranglée.
Elle toussa puis, en voyant les gouttes disséminées sur le bureau, commença à les essuyer avec son avant-bras, étalant de fines taches encore humides qui disparaissaient peu à peu sous l’effet de la chaleur.
— Cela a l’air de vous troubler ? dit-il en la dévisageant, outré par son attitude. Vous étiez au courant de leur vol ?
Elle finit de sécher la dernière tache d’un revers de la main et lui narra les faits de la bibliothèque. Elle en vint à parler de la fameuse nuit à Eden, qu’aucun des trois n’avait jamais pris le risque de dévoiler à quiconque. À l’évocation du sujet, elle commença à se sentir mal à l’aise. Elle se mordilla les lèvres et se renfrogna. Son interlocuteur la dévisageait impassiblement.
— Allez-y mademoiselle, il faudra tôt ou tard crever l’abcès, autant le faire de suite.
Elle soupira, prit une profonde inspiration et s’élança :
— Je sais bien, monsieur, commença-t-elle avec lenteur, que vous ne nous avez pas accueillies sous votre toit uniquement dans le but de vous occuper d’Adèle ou de m’avoir à disposition pour vous aider dans votre cause. Sachez que je ne suis pas dupe, je vois très bien que vous nous épiez, je vous l’ai d’ailleurs fait souvent remarquer au début. Je sais que ce que vous a dit le Duc à notre sujet vous a intrigué, que vous vous intéressez à nous également parce que, selon lui, nous sommes spéciales. Je ne sais pas ce que vous vous êtes dit avant que je n’arrive sur les lieux mais le fait que le Duc se taise encore là-dessus et se laisse condamner sans prendre la peine de nous voir couler avec lui, vous et moi, me laisse perplexe, je l’avoue. Je ne sais pas ce qu’il sous-entendait par « monstre ». Ni pourquoi, alors qu’il nous qualifiait comme tel Adèle et moi, avait-il si peur que l’on soit mortes.
Son cœur se serra et les larmes lui montèrent aux yeux.
— Et surtout…
Elle se tut, incapable de poursuivre. Comprenant son malaise, Alexander l’aida :
— Votre mère ?
— Oui, dit-elle avec dépit, je ne comprends pas comment cette affaire a pu faire autant de dégâts. Enfin, je crois qu’il s’agit de ça, puisque le Duc semblait dire que ma mère et vous y étiez mêlés.
Elle déglutit et se pinça les lèvres.
— Je ne sais pas du tout qui était ma mère, monsieur, franchement, je n’en sais rien !
— Votre père avait-il des pistes sur le sujet ? demanda-t-il posément. Vous a-t-il fait part de souvenirs ou de mots qui pourraient la concerner ?
La jeune femme eut un rire nerveux. C’était la première fois qu’elle abordait ce genre de sujet avec lui et elle éprouvait une certaine gêne à l’idée de lui révéler des traits de son passé à demi oublié.
— Non… mon père était quelqu’un de très discret. Je ne sais pas grand-chose sur lui non plus, du moins, rien en ce qui touche à sa personne. Il ne parlait jamais de maman, on évitait ce sujet à la maison. Je n’ai même jamais osé lui demander comment lui et ma mère s’étaient rencontrés, probablement à Varden, d’après ce que j’ai compris. Ma mère était couturière et tenait la boutique de son oncle, que je n’ai pas revu depuis la transformation de maman. Je sais que mon père s’y rendait régulièrement afin de faire recoudre son costume d’officier. Je pense qu’ils ont dû se connaître là-bas.
— Votre père était un officier ? fit-il, surpris.
— Euh… oui, c’est exact, sur la Goélette plus exactement. Je sais qu’il connaissait bien Rufùs et qu’il était au service de monsieur de Rochester. Pourquoi ?
Alexander fronça les sourcils, sceptique. Il trouvait cela étrange qu’un homme aussi haut gradé dans la marine commerciale, en particulier sur la Goélette, puisse gagner d’aussi faibles revenus et vivre si modestement. Car Desrosiers était réputé pour bien payer ses hommes, surtout ses officiers, et versait à leur famille une pension en cas de décès ou de transformation. Or là, les deux sœurs semblaient n’avoir vécu qu’avec des revenus bien limités.
— Pour rien, mentit-il.
Elle fit la moue et balaya la pièce du regard.
— Je pense que mes parents n’ont jamais été vraiment proches, admit-elle, qu’ils ont dû se marier en ayant plein de rêves en tête, ma mère surtout. Étant orpheline, je pense qu’elle voulait fonder sa propre famille.
Elle ricana, les yeux larmoyants.
— Ça a été un fiasco, comme vous le savez. Mais bien qu’elle ait commis l’irréparable, énormément de choses à son sujet me troublent.
— Que voulez-vous dire par là ?
Elle tint son verre du bout des doigts. Ses ongles crispés esquintaient la surface, provoquant un bruit strident.
— Eh bien, pour commencer, avant de se transformer papa m’a supplié de les pardonner. Et j’ai évoqué le sujet avec une vieille noréenne à Meriden du nom d’Ortenga, la dame qui a sauvé Judith et pris soin d’Adèle lors des terribles événements. Elle m’a dit quelque chose d’étrange et j’entends encore ces mots à mon esprit. J’ai voulu aller la voir pour en reparler avec elle mais les deux fois où j’y suis allée, elle n’était pas là.
— Que vous a-t-elle dit ?
La jeune femme réfléchit et porta son regard sur les deux médaillons rangés dans leur écrin. Le loup, très clairement identifiable comme étant celui de Judith, et le second, un autre canidé moins bien ouvragé qui vu d’aussi près pouvait évoquer tout aussi bien un chien qu’un renard.
— Elle nous a dit que nous, les noréens, étions d’un naturel pacifique. Que notre force était dans l’union et dans l’amour d’autrui. Ces paroles m’avaient énervée puisque vous m’aviez mis au courant pour les actes abominables de ma mère. Pourtant, Ortenga m’a dit de prendre du recul et de ne pas voir l’acte comme de la malveillance, mais comme un acte désespéré.
Elle détourna ses yeux ambrés de l’objet pour les porter sur son interlocuteur.
— Alors je vous le demande à mon tour, monsieur. Qui était Ambroise ?
À cette question, Alexander eut un rictus et commença à frotter ses doigts contre ses paumes. Il but alors une gorgée, tentant de mettre en place ses idées.
— Ambroise était un homme à mon service, travaillant pour moi depuis de nombreuses années déjà. Il était honnête, loyal et travailleur, marié à une noréenne, Judith, sans histoire et ayant un fils, Anselme. Voilà tout ce que je peux vous dire sur sa personne.
— Rien d’autre ? Je suppose que vous devez avoir quelques détails malaisants sur lui !
— Malheureusement non, je le considérais comme un ami et son comportement a toujours été irréprochable.
— Oh, oui ! Certainement, je n’en doute pas ! Tellement irréprochable qu’il a consolé ma mère en l’absence de son mari ! Je suis sûre que Judith était au courant de leur relation et que cela ne lui posait pas le moindre problème !
— Sur un autre ton, je vous prie ! dit-il, les dents serrées.
Elle jura et pointa un doigt en sa direction.
— Peut-être serais-je plus clémente le jour où vous reconnaîtrez qu’il n’y a pas que ma mère qui est fautive dans cette histoire et que votre charmant domestique y est aussi pour quelque chose ! D’ailleurs, pourquoi vous êtes vous tant entêté à le protéger alors qu’il vous avait floué ? Car j’imagine que vous n’étiez pas au courant qu’il avait une maîtresse et encore moins qu’il allait être père ! Je trouve étrange que quelqu’un comme vous qui avez pour principe d’être fidèle et de mépriser le mensonge, puisse défendre ce genre d’individu, ami ou non !
— Assez ! pesta-t-il en se levant et en la défiant.
Surprise de le voir perdre ses moyens, Ambre posa son verre et se redressa à son tour pour lui faire face. Les membres raides, il plissa les yeux et serra les poings.
— Tout ce qui concerne cette histoire ne vous regarde pas, j’ai déjà tant perdu avec mon entêtement ! Je m’en suis mordu les doigts et encore plus lorsque j’ai compris ce qu’il avait fait ! Et Friedrich qui, visiblement, a lui aussi essuyé bon nombre de problèmes suite à cette affaire, m’a très clairement remis à ma place !
Comprenant qu’il s’emportait, il prit une grande inspiration et fit les cent pas afin de calmer ses nerfs, marchant les bras croisés dans le dos et la tête haute.
— Je ne sais toujours pas pourquoi ce foutu Duc a voulu protéger votre mère et cette enfant ! Ni pourquoi il m’a écarté de l’enquête afin de faire cavalier seul, pour ensuite rédiger un contrat avec elle et voler les registres afin de masquer ses origines. Maintenant que je sais qu’Adèle et vous êtes spéciales, je me dis qu’il y a très certainement une raison ! Des « spécimens H » comme il vous a nommées. C’est à se demander qui était réellement votre mère, en effet ! Car dans cette histoire, Friedrich voulait non seulement protéger l’enfant à naître, cela est certain. Mais aussi protéger les hommes de l’Hydre que votre mère avait engagés et qui ont été assez stupides pour se laisser embrigader et s’emporter dans leur acharnement !
— Vous pensez que ma mère aurait un lien avec la personne pour qui le Duc travaillait ?
— Je me suis posé la question en effet, dit-il d’un ton légèrement radouci, or comme tout ce qui touche de près ou de loin à cette affaire je n’ai pas de piste concrète mais seulement deux hypothèses tangibles diamétralement opposées ! Ce qui fait que je suis incapable de pouvoir les approfondir sans me trahir si jamais je fais fausse route, ce que désirait Friedrich en ne me dévoilant qu’une infime partie de son plan macabre ! Il voulait me troubler et je dois dire qu’il a réussi son coup. D’autant que je ne peux aller m’entretenir avec lui sans que cela paraisse suspect.
— Quel genre de piste ? s’enquit-elle, intriguée.
Il s’arrêta net et la scruta de pied en cap, le visage grave.
— Je veux bien vous en parler, fit-il d’un ton à nouveau posé, à condition, bien sûr, que vous me promettiez de tenir votre langue et de ne pas vous morfondre par la suite ! Cela vous fera un os à ronger et pourra certainement, je l’espère, vous donner matière à réfléchir sur votre passé et refaire émerger en vous des souvenirs enfouis. Souvenirs dont vous ne manquerez pas de me faire part à votre tour en signe de bonne foi comme la charmante et fidèle partenaire que vous êtes !
Ambre le regarda avec dépit et s’appuya sur le bureau. Le pied posé sur le rebord, elle croisa les bras, attendant sagement son explication.
— Ôtez votre pied de mon bureau !
Prise au dépourvu, elle le dévisagea et s’exécuta avec lenteur. Une fois qu’elle eut mis les deux pieds au sol, il reprit sa marche et poursuivit :
— Je suppose pour la première et j’insiste sur le fait qu’il s’agisse bien entendu d’une supposition, que l’un des parents de votre mère ne provient pas de Norden mais de Pandreden, de Providence pour être plus précis.
Elle écarquilla les yeux et ouvrit la bouche mais n’osa pas l’interrompre. Devant son scepticisme, il lui expliqua qu’il y avait plusieurs facteurs qui permettaient d’étayer cette conjecture.
Le premier était que Norden et Providence entretenaient des liaisons maritimes depuis plus de deux siècles et qu’il était fort probable, au vu du nombre de traversées annuelles, que certaines personnes de l’empire puissent être montées à bord. Cela appuyait l’existence du duel entre Jörmungand et Alfadir afin que le Serpent se remette au travail et assure la bonne sécurité de l’île car, depuis son inaction, des gens avaient pu y accoster.
Le deuxième point était que le Duc aurait pu découvrir qu’Hélène, et par conséquent ses filles, étaient issues d’une personnalité éminente de la Grande-terre. Cela expliquait pourquoi Friedrich était paniqué à l’idée qu’elles soient tuées ou envoyées sur Charité, l’empire ennemi.
Le troisième point concernait les événements survenus suite à l’assassinat d’Ambroise et la volonté farouche du Duc à sauver les hommes de l’Hydre. Ces derniers travaillaient pour le marquis de Malherbes, le propriétaire de l’Alouette. Le marquis pouvait avoir eu connaissance du passage d’un éventuel émissaire étranger sur Norden. Cela rendait donc les hommes de l’Hydre de mèche avec des individus de Pandreden et prouverait pourquoi les registres noréens avaient été volés, afin de dissimuler les preuves de l’existence de madame Hélène Hermine et de sa descendance si elles étaient issues d’un providencien.
Le quatrième point concernait le fait que le Duc avait ordonné à Enguerrand d’enquêter en toute discrétion sur les sujets H. Ces spécimens pouvaient potentiellement désigner les héritiers de providenciens mêlés à une population noréenne depuis un nombre d’années indéterminées. Par conséquent, ils pourraient se retourner contre Alfadir en dévoilant à l’empire des informations compromettantes.
Ambre déglutit péniblement et demeura muette, se rongeant les lèvres avec acharnement.
Hum… c’est un peu tiré par les cheveux mais en même temps, ça laisse quatre points non négligeables pour appuyer ça. D’ailleurs, j’aurais du mal à croire que maman serait la fille d’un providencien. Serait-ce pour ça qu’elle serait devenue folle ? Ambroise l’aurait découvert et elle l’aurait fait tuer pour ça ? Dans ce cas, Ortenga aurait raison… ça ne serait finalement pas un crime passionnel mais un acte pour nous protéger ? Et papa le savait mais ne disait rien pour nous préserver également ? Le Duc aurait fini par le découvrir…
— Et Irène dans tout cela ? parvint-elle à articuler.
Alexander énuméra les points concernant la duchesse :
— Une orpheline, placée à l’Allégeance soit une glorieuse institution visant à introduire les jeunes filles au service de la noblesse. Trouve grâce aux yeux du Duc. Légèrement plus âgée que votre mère, orpheline également…
— Vous… vous sous-entendez que ma mère et Irène seraient… sœurs ? le coupa Ambre, choquée.
— Pas spécialement sœur, non, mais liées c’est certain ! Et je doute que Friedrich connaissait cette liaison avant l’assassinat. Qui sait combien de spécimens H existent sur l’île et qui ils sont. Pour l’instant, ce chiffre selon cette conjecture se porte à cinq : vous, Adèle, Meredith, Blanche et Irène.
Ses mots eurent l’effet d’un coup de poignard. Oppressée par la chaleur étouffante du salon, Ambre manqua de défaillir. Elle prit son verre, but le peu qui restait d’une traite et se resservit à nouveau. Chancelante, elle se dirigea vers l’une des portes-fenêtres et s’affala sur le plancher, laissant pendre ses jambes le long du mur. Elle inspira à pleins poumons une bouffée d’air. Alexander la rejoignit et s’adossa sur le côté opposé de la fenêtre, regardant sereinement le paysage. À une dizaine de mètres s’étendait la roseraie où des petites statues d’animaux s’érigeaient entre les rosiers. Un splendide rosier blanc étendait ses pétales immaculés à l’ombre du noyer.
— Votre théorie est intéressante, finit-elle par articuler en scrutant la statue de cerf avec intérêt, mais vous oubliez un détail. Pourquoi Alfadir nous laisserait vivre sur Norden si l’on représente une menace pour lui ? C’est insensé.
— C’est le gros point noir de cette première théorie. Même si au vu des événements passés, j’ai de sérieux doutes quant à sa toute-puissance et en sa clairvoyance.
Il porta son regard vers le ciel où mouettes et moineaux volaient paisiblement en piaillant.
— Ce qui amène à ma seconde hypothèse. Il serait également possible que votre mère et Irène soient des espionnes travaillant pour quelqu’un d’influent, peut-être pour les de Rochester voire Alfadir lui-même. Selon cette théorie, vous êtes de simples noréennes et le Aràn tient à vous et vous protège d’éventuelles malveillances. Voilà pourquoi le Duc se devait de protéger Hélène et a donc volé les registres. L’ennui est que je ne connais rien en matière d’espions. Je ne sais ni qui ils sont ni combien. Tout ce que je sais c’est qu’ils sont de la plus haute importance pour Alfadir puisqu’ils ont pour but de chercher son premier fils né, Hrafn, maintenu en captivité sur la Pandreden.
Ambre, morose, cueillit une des roses rouges déployée sur l’arbuste juste à côté d’elle. Elle la porta à son nez, huma son parfum et la contempla sans en train, enlevant les pétales un à un. Ceux-ci retombaient au sol, formant ainsi de délicates taches pourprées sur le parquet qui décrochèrent un rictus à son hôte.
— Dans ce cas, pourquoi le Duc aurait-il peur de nous ?
— C’est là le défaut de cette deuxième hypothèse. Sauf si, comme certains noréens, vous êtes sujette à subir une transformation particulière à l’instar de ma défunte Judith. Monsieur Stephan Dusfrenes est d’ailleurs en train d’étudier son cas puisqu’elle vient d’être officiellement innocentée sur cette affaire d’enlèvement. Sa dépouille n’est donc plus utile aux magistrats.
Elle inspira et récita un passage de Serignac à propos des noréens spéciaux, qu’elle avait lu et relu au point de le connaître par cœur :
— « Il existe sur Norden des noréens effroyables, semblables à des bêtes indomptables, sans pitié ni raison ni morale dont l’ambition est centrée sur le meurtre et la destruction. Des créatures sauvages et sanguinaires, souvent immenses et puissantes, aux yeux luisants d’un éclat semblable aux flammes de l’Enfer. »
Elle prit la tige de la rose, utilisa une des épines pour se pincer le bout du doigt, produisant un petit trou duquel s’échappait une goutte de sang. Alexander la regarda faire.
— Ne vous morfondez pas là-dessus, rien de tout ceci n’est purement avéré. Mais j’ai bon espoir qu’à l’issue du procès, les différentes pièces à conviction, bien gardées par les magistrats, pourront être données au plus vite à l’observatoire afin de les étudier plus en détail. Je sais que vos analyses ainsi que celles des enfants noréens enlevés y sont répertoriées. J’attends également avec une certaine impatience les notes de Stephan au sujet de ma femme.
Ambre mordillait le bout de son doigt ensanglanté. Elle laissa le goût ferreux du sang glisser dans sa gorge, lui procurant un sentiment de réconfort.
— Comme vous pouvez le constater, les deux théories sont diamétralement opposées, poursuivit-il en étudiant son comportement insolite. Et je ne sais surtout pas si les propos prononcés par Friedrich ce soir-là sont tous fiables.
Il plissa les yeux et examina les mains de sa partenaire dont les paumes étaient entaillées. Ce n’était pas la première fois qu’il s’en rendait compte puisque depuis sa majorité, elle avait une fâcheuse tendance à l’automutilation, surtout au niveau des bras et des mains. Pour cela, elle usait de ses ongles qu’elle limait et taillait en pointe.
Pantois, il se remémora son isolement suite à son élan d’ardeur d’origine inconnuelors de l’Alliance, comme elle lui avait avoué sans entrer dans les détails. Il n’avait pas osé insister là-dessus de peur de la voir fuir définitivement. D’autant qu’Ambre avait mis plus d’une semaine à se calmer et à redevenir maître d’elle-même. Aujourd’hui encore, elle était incapable d’en expliquer la cause et n’en parlait à personne, jugeant ridicule l’idée qu’une simple odeur puisse provoquer tant de dégâts sur elle.
Interloqué et inquiet, le Baron avait engagé son médecin personnel afin qu’il examine son cas de peur qu’elle eût subi une agression inavouable. Or après diverses auscultations, le docteur Aurel Hermann le rassura sur ce point et était parvenu à lui remettre les lombaires ainsi que le bassin en place. Il avait été subjugué par sa faculté de rémission démesurément rapide par rapport à ses patients ordinaires, que ce soit au niveau de ses ecchymoses ou musculairement parlant.
L’état physique de la jeune femme s’était amélioré à vue d’œil. Cependant, cet événement l’avait traumatisée ; elle était revenue au manoir craintive et n’avait daigné quitter sa chambre ou manger pendant une longue période. Son hôte l’avait fait surveiller de près pensant également que la pression qu’elle accumulait depuis son entrée en politique pouvait être trop importante pour une personne si jeune.
Il se racla la gorge et conclut :
— D’où l’importance pour moi que vous n’en dévoilez rien à personne. Me comprenez-vous ?
Ambre laissa échapper un rire nerveux.
— À qui voulez-vous que j’en parle ? se contenta-t-elle de répondre en jetant la tige dans le jardin.
Elle se releva mollement et jeta un regard en sa direction.
— Surtout, ne m’attendez pas pour dîner. Je n’ai pas faim et je tiens à être seule.
La tête basse et le pas traînant, elle s’en alla en direction de la porte et sortit.