NORDEN – Chapitre 75
Chapitre 75 – La course poursuite
Sous la chaleur écrasante d’un soleil d’été, Ambre et Adèle flânaient à travers les rues animées de Varden, lorgnant chaque boutique afin de satisfaire les derniers caprices de la fillette. L’aînée avait été la récupérer à l’école et se faisait une joie de profiter de cette dernière balade avant le départ de sa petite sœur prévu le surlendemain, après le conseil. Anselme était perché sur son épaule et caquetait, encore quelque peu courroucé par le choix de son éternelle fiancée de l’envoyer en terres noréennes afin de veiller à la sécurité de la cadette.
Elles passèrent par la grande place au pavement inondé d’affiches de propagande. Des crieurs alpaguaient la foule afin de vendre la gazette du jour, le Légitimiste ou le Pacifique selon les préférences, dont les unes indignèrent les gens qui venaient de se les procurer. Ambre en acheta un et l’observa avec attention. Ses yeux s’écarquillèrent lorsqu’elle lut le titre racoleur du Pacifique : Disparition de la duchesse Irène von Hauzen. Troublée, elle se glissa sous les rangées d’arcades et entreprit la lecture.
« Disparition inquiétante de la duchesse von Hauzen, portée disparue depuis trois jours (…) mesdemoiselles Blanche et Meredith von Hauzen et monsieur le marquis Wolfgang von Eyre, n’ayant aucune information sur le sujet (…) Toute personne ayant des informations à propos de madame Irène von Hauzen, est priée de se présenter au poste de police au plus vite. »
À la lecture de l’article, Ambre se sentit mal. Connaissant l’esprit calculateur de cette femme, elle se demanda si cette disparition était intentionnelle ou s’il s’agissait d’un terrible événement qui pouvait tout aussi bien être un enlèvement qu’un meurtre. Après tout, il ne serait pas surprenant qu’elle puisse détenir des informations compromettantes et avoir été évincée par le camp adverse.
— Que se passe-t-il ? demanda Adèle, nerveuse devant la tension latente qui régnait en ces lieux ainsi que par la confusion de son aînée au visage blême.
Ambre lui prit la main et la guida vers une rue annexe ; elle voulait à tout prix quitter cette place au plus vite, se sentant implicitement en danger. Comme sa sœur ne lui répondait pas, la cadette s’arrêta net et insista.
— Ce n’est rien Adèle ! Cela ne te regarde pas.
— Dis-moi au moins ce qu’il se passe, sinon je te jure que je t’arrache ce journal des mains et je file avec pour le lire dans mon coin !
Ambre pesta et lui tendit la gazette. La petite parcourut rapidement l’article en marmonnant puis ferma les yeux, le visage empourpré sous l’effet de la concentration.
— Qu’est-ce que tu fabriques ? s’enquit l’aînée, intriguée de la voir agir de la sorte.
— Je tente de savoir si je peux la ressentir pour savoir où elle est ! Afin de voir si elle est vivante et dans le coin.
— Tu peux faire ça ?
— Bien sûr… enfin, je pense. Ça marche pour toi et père en tout cas. C’est pas aussi efficace que pour Anselme, Ernest ou Désirée mais j’arrive quand même à te sentir et à te localiser de plus en plus loin maintenant.
— C’est incroyable, c’est vraiment utile ! Et pour Irène ?
— Rien malheureusement. Pourtant, même si je ne parviens pas à savoir où elle est ni même à la ressentir, j’éprouve une étrange intuition à la savoir encore ici. Je serais même formelle en te disant qu’elle n’a pas quitté Varden ou Iriden.
— Tu… Tu es sûre de toi ?
Elle balayait les rues du regard, observant le moindre recoin à la recherche d’un potentiel indice ou danger dans cette foule agitée, lorsqu’elle fut prise d’un grondement guttural incontrôlable. Adèle rouvrit les yeux.
— Qui a-t-il ? demanda la fillette en dévisageant sa sœur qui se tenait droite, l’échine hérissée.
Ambre retroussa ses lèvres et serra les poings à la vue de trois hommes lourdement armés qui avançaient d’un pas rapide et décidé en leur direction, se focalisant sur l’un d’eux particulièrement. Il s’agissait de cet homme en tenue militaire qu’elle avait rencontré une fois auparavant et qui lui avait laissé l’empreinte d’un parfait malaise.
— Oh ! je le reconnais, fit Adèle sur ses gardes, c’est le monsieur bizarre qui voulait me ramener chez moi alors que j’étais avec Louis et Ferdinand sur le port. Je n’aime pas ce monsieur, les vibrations qu’il dégage me font peur.
Anselme croassa et ébouriffa son plumage avec force. Ambre, alarmée, prit la main de sa petite sœur et pressa le pas. Se sentant suivies, elles empruntèrent les venelles latérales, grimpant les escaliers en courant. Elle ne voulait pas rentrer directement de peur d’être maintenue en embuscade s’ils étaient en chasse ; mieux valait se montrer prudentes et prendre les allées annexes afin d’espérer rentrer vivantes au manoir. Elles s’enfonçaient dans les vieux quartiers lugubres et étroits, mitoyens entre les deux villes, où de vieilles maisons et échoppes à colombages se suivaient. Celles-ci étaient assemblées de guingois, tel un dédale sans fin, le long d’une route sinueuse débouchant sur de nombreuses ruelles et impasses.
Lorsqu’elles s’aperçurent qu’elles les avaient enfin semés, elles ralentirent le pas, hors d’haleine et tremblantes par cette montée d’adrénaline. Toujours sur le qui-vive, elles étudièrent ce quartier sinistre dans lequel ni l’une ni l’autre n’était déjà allée. Les lieux étaient sombres, déserts. La route pavée aux larges gouttières chargées de liquide stagnant dégageait une forte odeur d’urine mêlée d’eau croupie. Les maisons, érigées sur deux étages, disposaient de vitres sales et visqueuses derrière lesquelles s’exposaient pêle-mêle de vieux livres cornés, de la vaisselle ou tout un tas de bric-à-brac de choses méconnaissable.
— C’est pas le quartier des antiquaires ça, par hasard ? nota Adèle en considérant avec intérêt les objets étranges et rares dont elle ne connaissait ni le nom et ni la fonction.
— Tu es très observatrice dis-moi ! ricana l’aînée.
Elles examinaient les devantures, sans oser entrer dans ces boutiques obscures où seuls luisaient les yeux des propriétaires, faiblement éclairés par les lanternes disposées sur leur comptoir. Néanmoins, elles se risquèrent à pénétrer dans l’une d’elles ; Adèle, aux abois, ayant senti la présence de leurs assaillants non loin de là. À l’intérieur, la pièce était poussiéreuse et d’une crasse infinie. L’odeur d’humidité et de renfermé imprégnait l’air ambiant.
Elles s’enfoncèrent dans l’ombre, guettant discrètement le passage de leurs prédateurs à travers la vitre et virent les trois hommes, rejoints par deux autres, passer à vive allure en criant des ordres, irrités d’avoir vu leurs proies filer entre leurs doigts. Elles décidèrent de rester un instant dans la boutique et entreprirent l’exploration du lieu afin de ne pas paraître suspectes.
Soudain, Adèle fut happée par un objet fort particulier. Elle plaqua ses mains contre le verre et colla sa tête à la vitrine suintante afin de le scruter au plus près. Ambre étudia également ce gantelet fait de cuir et de métal, s’arrêtant au niveau du coude et épousant la forme du bras et des doigts. Il se pliait à chaque phalange et se terminait en pointe telles des griffes acérées.
— C’est quoi ? s’enquit Adèle. Ça doit être pratique pour creuser le sol, pour jardiner ou couper la viande.
Elle mit son index devant elle, le plia légèrement et fit mine de le baisser comme pour inciser quelque chose.
— T’as même pas besoin de couteau comme ça ! ajouta-t-elle réjouie. Je peux l’essayer ? J’en veux un, je suis sûre que ça me sera très utile là-bas, à Estreden !
— Ne dis pas ça ! répliqua sèchement l’aînée, prise d’un frisson en réalisant qu’il s’agissait d’une main prédatrice. Je t’interdis de toucher à cette chose, tu m’entends !
— Pourquoi ? Tu sais ce que c’est ?
Ne voulant pas s’amuser à lui inventer une histoire, Ambre lui révéla l’effroyable nature de la main prédatrice. Elle se garda cependant de lui dévoiler le pourquoi de sa création, datant de l’époque où la D.H.P.A. circulait librement. Elle fut envahie par une sensation de dégoût en comprenant que l’empreinte de cet instrument ressemblait étrangement à celle marquant la peau de son bien-aimé Baron. Voulant éviter de trop s’attarder sur cet outil de torture, elle entreprit de fouiller les étagères garnies de livres à la recherche d’un éventuel trésor parmi ces vieux ouvrages. Son regard se posa sur l’un d’eux, très abîmé, qu’elle prit délicatement entre ses mains.
Le codex, à la couverture en parchemin fait de peau de mouton tannée usée et à l’écriture presque indéchiffrable, était intitulé Noréeden Vita signé de la main de monsieur Wenceslas Deslauriers, exemplaire 2/7, et daté de ce qui semblait être l’année 104, soit juste après la sécession du territoire Hrafn aux aranéens, en pleine période de migration noréenne. Un sigle représentant les quatre tribus : deux corbeaux, un loup et un sanglier disposés dans un cercle, illustrait la première de couverture. Elle le feuilleta et lut l’avant-propos, tentant de ne pas déchirer les pages jaunies, effilochées, qui se décollaient progressivement. L’écriture était, heureusement, encore lisible :
« Moi, Wenceslas, vous retranscrit de manière franche, sans fioritures, le récit de mon voyage de deux ans en terres noréennes, avant la fermeture définitive de la frontière territoriale. Je rédigerai donc sept codex, la moitié pour nous, l’autre pour chacune de vos trois tribus ainsi qu’un exemplaire supplémentaire pour nos alliés les Hani, afin que les faits et les récits, jamais ne soient oubliés pour un peuple comme pour l’autre. »
Ambre garda l’ouvrage entre les mains et alla au comptoir afin de l’acheter, s’enfonçant dans ce dédale d’étagères obscures au sol carrelé et collant. Un homme en costume gris tout aussi terni que son échoppe se tenait assis, les bras croisés sur le bureau. Il dévisageait avec un certain ravissement l’intrigante cliente aux cheveux flamboyants et aux yeux brillants qui s’avançait vers lui, un article à la main qu’elle allait se donner la peine d’acheter au prix fort, dans sa boutique restée si longtemps déserte.
— Bonjour monsieur, je souhaiterais vous acheter cet article. Pouvez-vous me dire son prix, s’il vous plaît ?
L’homme, aux cheveux gras plaqués en arrière et exhalant un parfum d’alcool acheté au rabais, prit le livre entre ses mains noueuses et contempla son état afin de l’évaluer. Au vu de son teint blafard, de son dos voûté et de ses yeux vitreux, il devait peu sortir de chez lui et pouvait être considéré comme une antiquité, de très mauvaise facture.
— Mademoiselle s’intéresse aux récits rébarbatifs des explorateurs ? dit-il d’une voix rauque après un râle. Quelle étrangeté pour une jeune fille, d’ordinaire vous recherchez plutôt du passionnel, du sensationnel, de quoi émoustiller vos cœurs de mésanges si facilement enflammés.
Voyant qu’elle ne réagissait pas, il reposa le livre.
— C’est un livre extrêmement rare et onéreux, l’avisa-t-il après une toux grasse, néanmoins son état catastrophique m’empêche de vous le vendre au plus haut prix. Que diriez-vous de trois pièces d’argent et il est à vous ?
Ambre faillit s’étouffer à l’annonce du prix, l’ouvrage valait aussi cher qu’un bijou. Elle prit sa bourse et regarda le contenu ; elle ne possédait que deux pièces d’argent, trois pièces de bronze et cinq de cuivre, soit près des trois quarts du prix. En apercevant la somme, l’homme ne broncha pas, accepta le montant et lui tendit le codex.
— Avant que vous ne partiez, permettez-moi de vous dire que vous avez de très beaux yeux. N’y voyez aucune mauvaise intention de ma part. Je tenais juste à vous le dire, ils me font penser à ceux de mon ancienne voisine.
— Qui était-elle ? s’enquit la jeune femme, intriguée de voir une potentielle Féros non loin de là.
Il toussa et lui adressa un sourire aux dents jaunes.
— Une ancienne connaissance avec qui j’ai sympathisé pendant de longues années avant qu’elle ne se change en louve il y a trois ans… Vous savez, le loup qui avait soi-disant attaqué et enlevé les enfants, c’était-elle.
— Vous parlez de Judith ? Vous la connaissiez ?
— À vous entendre je suppose que vous aussi ! Je la côtoyais un peu. Je l’aimais bien, elle tenait l’herboristerie non loin de là. On buvait souvent un thé ensemble à la pause. Je n’ai jamais su grand-chose sur elle, mais elle était plutôt calme et de bonne compagnie.
Ambre lui demanda l’itinéraire pour s’y rendre et le remercia. Avant de sortir de la boutique, les deux sœurs examinèrent les rues.
— J’ai l’impression qu’ils sont encore dans le coin ! s’écria la cadette en fronçant les sourcils.
— On va tâcher d’être prudentes ! Je ne sais pas où nous sommes, on va faire escale là-bas et on avisera sur place.
Elles poursuivirent leur chemin, prenant une bouffée d’air afin de vider leurs poumons de l’odeur pestilentielle du commerce qu’elles venaient de quitter. Elles suivirent l’itinéraire indiqué par l’antiquaire et débouchèrent à un carrefour où une herboristerie trônait sur tout un pan. L’échoppe avait la façade d’un vert tirant sur le gris et comprenait deux grandes vitres à croisillons. En haut de la devanture était écrit en lettres dorées : Apothicaire-Herboristerie, remèdes et onguents.
À la vue de l’édifice, Anselme croassa et jouait de son bec, trépignant sur place.
— Tu reconnais l’herboristerie de ta mère ? dit-elle en caressant le cou de l’oiseau. Avec un peu de chance, on va pouvoir grappiller quelques informations sur Judith.
Les deux sœurs entrèrent. La porte s’ouvrit et fit tinter la cloche afin de réveiller le jeune homme qui dormait paisiblement sur le comptoir, la tête enfoncée entre ses bras dont seule dépassait une mèche de cheveux. L’intérieur était spacieux, sentait les plantes, la cire d’abeille et le parfum des huiles. Des rangées d’étagères quadrillaient les murs, sur lesquelles de nombreux flacons et sachets de plantes séchées s’exposaient.
Au grincement des pas sur le parquet, le garçon se réveilla en sursaut et regarda les clients de ses yeux larmoyants, l’empreinte de sa manche gravée sur sa joue.
— C’est pour quoi ? marmonna-t-il après un bâillement.
Anselme croassa et voleta dans la boutique, frôlant les flacons de ses ailes, pour se poster juste devant lui. Le jeune homme soubresauta et essuya ses yeux.
— Anselme ? s’écria-t-il en donnant une petite tape sur la tête du corbeau. C’est toi mon vieux ?
Pour toute réponse, l’oiseau lui pinça gentiment le doigt et frotta sa tête plumée contre sa main.
— Tu connais Anselme ? demanda Adèle, heureuse de pouvoir discuter avec une nouvelle personne.
Le garçon l’observa avec ébahissement, perturbé devant la blancheur irréelle de l’albinos. Il se redressa et descendit de sa chaise afin d’aller la saluer.
— Tu dois être Adèle, je présume.
La fillette acquiesça et lui tendit la main, amusée par ce garçon chétif ayant tout d’un étourdi avec ses cheveux en bataille, sa chemise agencée de travers et ses yeux noisette voilés de fatigue.
— Enchanté, moi c’est Simon !
Puis il porta son regard sur Ambre et rougit de timidité, peu habitué à côtoyer la gent féminine.
— Je suis un camarade d’école de ce bon vieux Anselme. Un ami même… hum… oui, je crois qu’on peut dire ça.
— Bonjour Simon, le salua chaleureusement l’aînée en lui tendant sa main.
Le garçon examina cette paume tendue vers lui et approcha lentement la sienne afin de la serrer. Il risqua une œillade en sa direction et détourna aussitôt le regard. Ce sacré Anselme avait eu de la chance d’avoir une telle fille entre les doigts. Elle avait bien changé depuis qu’il avait aperçu lors de l’Alliance ; cette jolie petite noréenne perdue dans un milieu qui n’était pas le sien. Il l’avait trouvée mignonne ce soir-là, amusé de voir son ami se laisser séduire par cette créature. Or, en la revoyant actuellement, la demoiselle paraissait fort changée, plus fougueuse, poussant davantage au vice plutôt qu’à l’ascétisme.
— Vous désirez quelque chose ? s’enquit-t-il en se focalisant sur Adèle.
La jeune femme gloussa devant son attitude singulière.
— Pas spécialement, j’ai cru comprendre que Judith travaillait ici autrefois, je voulais savoir si tu avais des informations sur elle, à tout hasard.
— Euh… non pas spécialement… enfin, je ne sais pas, peut-être… quels genres d’informations ?
— Je ne sais pas. Des choses sur elle, sur sa personnalité, ses habitudes… ce genre de choses quoi !
— Euh… va falloir demander à Louise dans ce cas… hésita-t-il en passant une main dans ses cheveux. Elle est en bas, à l’atelier… je peux l’appeler si vous voulez ?
Ambre opina. Le garçon appuya sur la sonnette du comptoir. Il toussota et patienta la venue de sa collègue.
— Elle ne devrait pas tarder à monter… murmura-t-il en s’efforçant de regarder Adèle qui s’amusait à observer et à toucher le moindre objet curieux présent dans la pièce.
D’humeur taquine, Ambre se rendit au comptoir et se tint face à lui, dans son champ de vision. Un sourire en coin, elle tentait de titiller les ardeurs de ce jeune mâle en mal d’attention. Le garçon joignit ses mains devant lui, tapotant des pouces contre ses paumes.
— Puis-je savoir ce que tu veux encore ? demanda-t-il d’une petite voix aiguë.
— Rien, rétorqua-t-elle d’une voix mielleuse, tu m’as l’air troublé, je te fais tant d’effet que ça ? Ah moins que ce soit mon horrible cicatrice qui t’effraie… Oh non, je sais ! C’est Anselme qui t’a dit des choses ignobles à mon sujet et je te fais peur ! C’est ça ?
— Euh… non, non ! répondit-il avec vigueur, tentant de soutenir son regard.
Un bruit de pas résonna dans l’escalier et Louise, un immense carton entre les mains, remonta de l’atelier. Elle déposa le paquet au sol, s’épousseta les mains sur son tablier et alla voir son collègue.
— Qu’est-ce que tu veux, mon Simon ? demanda-t-elle d’une voix bourrue en resserrant le foulard à carreaux qui ornait le haut de son crâne.
— Ces deux filles veulent avoir des infos sur Judith. Comme t’as travaillée avec elle, tu pourrais les aider.
— Comme si t’avais pas bossé avec elle toi aussi ! répondit-elle d’un ton réprobateur.
Elle contempla les clientes et pouffa.
— Bon allez, rends-toi utile, file à la remise et range-moi ce qu’il y a dans le carton.
Le garçon hocha la tête et s’exécuta. Ambre fut amusée par la scène tant ils ressemblaient à un vieux couple mal assorti. Louise était une grande femme d’une petite trentaine d’années. Sa poitrine garnie était mise en valeur par son tablier blanc cintré sous les seins et ses cheveux châtain foncé coiffés en deux tresses cerclaient son visage joufflu empli de bonhommie. Une fois que son collègue fut parti, elle s’accouda au comptoir et étudia ses deux clientes.
— Ne prêtez pas attention à l’attitude de Simon, il est toujours bizarre quand il voit une fille de son âge, les hormones sans doute…
Anselme caqueta et sautilla vers elle.
— Oh ! bonjour toi ! fit-elle en prenant le corbeau dans les bras. Je ne vais pas te dire que tu ressembles à ta mère, ce serait te mentir ! Mais t’es bien mignon et bien gras ! Tu t’es remplumé, t’en serais presque appétissant !
Elle reposa l’oiseau. Ambre lui demanda s’il était possible de rester auprès d’eux quelque temps ; des soldats venaient de pénétrer sur la place et patrouillaient le quartier. La gérante acquiesça, les invitant à aller discuter dans l’arrière-boutique pour plus de discrétion, et leur proposa d’attendre le retour de leur coursier afin qu’il les raccompagne chez elles sans encombre.
Ambre lui emprunta un morceau de papier ainsi qu’un crayon et écrivit une lettre à la va-vite qu’elle accrocha à la patte du corbeau dans le but d’avertir Alexander de leur changement de programme. Louise ouvrit la porte, laissa s’échapper l’oiseau avant de fermer la boutique à clé. Puis elles s’installèrent dans une pièce cosy qui leur servait de réfectoire. L’hôte les fit s’asseoir à table, mit de l’eau à bouillir et leur servit une tisane élaborée par ses soins.
Ayant récupéré de sa maîtrise, Simon s’apprêtait à se joindre à elles lorsque la sonnette d’entrée retentit. Interloquée, Louise se leva. Ambre tendit l’oreille et reconnut la voix de cet homme qui demandait à son hôtesse si elle avait aperçu les deux noréennes définies à l’heure actuelle comme « ennemies de la nation ».
Affolée, elle tenta timidement un regard vers l’entrée et vit qu’il s’agissait du capitaine Herbert Friedz. Un grondement guttural s’extirpa de sa gorge et ses muscles se raidirent. Adèle posa sa main sur la sienne afin de la rassurer. Après de violents efforts, Ambre parvint à rester calme et à se dominer ; heureusement pour elles, Louise savait se montrer diplomate et compréhensive.
Dès qu’il eut terminé son verbiage, elle annonça au militaire que si elle les apercevait, elle s’empresserait, bien entendu, de le contacter. Le capitaine fit une moue de déception et quitta la boutique. La biologiste, quant à elle, retourna dans la salle, se frottant les mains avec nervosité.
— Je vois que vous êtes convoitées, c’est à croire qu’ils s’abaisseraient à s’en prendre à de jeunes femmes. Je trouve cela odieux et malsain.
— Merci à toi de ne pas nous avoir dénoncées.
Louise fut prise d’un rire nerveux.
— Il ne manquerait plus que ça ! Je hais ces gens qui disent représenter l’Élite et la noblesse mais ils nous font honte.
— Vous êtes des nantis ? s’enquit Ambre, pantoise.
— Louise seulement, répondit Simon, moi je suis d’une famille plutôt modeste. Mais Louise est une von Dorff !
À cette annonce, Ambre manqua de s’étouffer.
— Famille éloignée bien sûr ! la rassura-t-elle. Je ne connais que très peu le marquis. C’est un homme respectable et intimidant mais mes parents ne l’apprécient pas. En revanche, j’admire son petit-fils, Edmund. C’est un gentil garçon, médecin et altruiste. Et lui au moins ne fait pas de fixette sur la pureté de la peau et sur la soi-disant suprématie aranéenne.
Ambre se renfrogna, peu convaincue par cette réponse. Louise ouvrit la porte d’un placard et en sortit une boîte de biscuits qu’elle disposa sur un plateau pour les convives.
— Donc vous avez connu Judith ? demanda Adèle en dévorant un à un les petits sablés mis à disposition sur la table. Je l’ai jamais vue moi, juste en photo et peinture. C’est une Féros comme Ambre.
— Une Féros ? s’écria Simon. C’est quoi ça ?
Adèle leur expliqua avec ses mots, la bouche pleine de gâteaux, la définition de ce mot qui les laissa perplexes.
— Je comprends mieux l’éclat de ses yeux, lança Louise après avoir bu une gorgée, remarque, au vu de ce que tu me dis, je sais maintenant pourquoi notre patronne tenait tant à prendre son traitement en temps et en heure !
— Comment ça ? s’étonna Ambre. Tu veux dire qu’elle prenait des médicaments ?
— On peut dire ça oui, des gouttes plus précisément. Elle n’était pas facile à vivre, la Judith. La pauvre s’obligeait à prendre quotidiennement sa dose de « liqueur » comme elle l’appelait, afin de dissiper sa nervosité.
— Nervosité ? s’indigna Simon. T’es gentille toi ! Elle était tyrannique et agressive lorsqu’elle ne les prenait pas. Elle a littéralement explosé tout le matériel et défoncé la table lorsqu’elle avait voulu s’en passer plus d’une semaine. J’ai cru qu’elle allait nous buter et… Aoutch !
— Tais-toi andouille ! s’écria Louise après lui avoir asséné un vif coup sur l’épaule pour le faire taire.
— S’il vous plaît, dites m’en plus là-dessus ! s’enquit Ambre, gagnée par la curiosité et l’appréhension.
— T’as des problèmes avec ton mal, toi aussi ? s’inquiéta Simon. Parce que si c’est le cas, je te préviens tu sors direct… avec ou sans milice dehors !
Louise lui donna une violente tape sur le crâne et le rabroua sèchement.
— Dis pas de sottises, tu vois bien qu’elle est tranquille et que ses yeux ne brillent pas !
Elle prit sa tasse entre les mains et avala le contenu.
— En plus, t’as jamais connu lorsqu’elle avait fait sa vraie crise. Remarque, c’était pas sa faute ce soir-là, elle avait senti l’odeur, ça l’avait rendue folle.
— Quel genre d’odeur ? s’emballa Ambre dont le cœur battait à vive allure.
— Un mélange de datura et de jusquiame noire, mêlée à de la mescaline et du sang. Elle disait que c’était l’odeur de son enfance, une odeur à la fois pestilentielle et enivrante. Apparemment, c’est à cause de ça qu’elle serait devenue folle et que son père a été obligé de l’interner en pensionnat situé en pleine campagne pendant qu’il tentait de trouver un remède à son mal. Balthazar était médecin et désespérait de la voir dans cet état sans qu’aucun traitement ne lui fasse le moindre effet.
— Wahou ! fit Adèle subjuguée.
À l’inverse de sa cadette, Ambre vacillait, livide.
— Et donc… parvint-elle à articuler. Vous avez un remède contre ça ? Quelque chose qui marche ?
— Ouais… répondit Louise après avoir croqué un biscuit. L’ennui est que ça rend accro son machin. Les doses ont sans cesse été réévaluées afin de procurer l’effet désiré. C’est désastreux car c’est un remède brutal et elle en a tellement pris depuis l’enfance qu’elle en est devenue complètement dépendante. C’est un tranquillisant très violent et ça détruit le cerveau et l’estomac. Ah ! ça, on peut dire que ça fonctionnait et qu’elle n’avait plus de crise mais ça la rendait léthargique et somnolente. J’ai même cru à un moment qu’elle ne se réveillerait pas la pauvre.
— C’est sûr, mais au moins ça lui évitait de se tailler les veines et de s’attaquer aux gens ! pesta Simon.
— En effet ! J’ai cru qu’elle allait se donner la mort ce soir-là tellement elle s’était tranché les veines à vif avec ses ongles. J’ai dû la piquer au sédatif et me résoudre à l’enfermer dans la cage de l’atelier avant de la soigner.
— Que s’était-il passé ? demanda Ambre, tremblante.
— Elle avait ressenti cette affreuse odeur. Ça l’a aveuglée et elle est entrée dans un état de fureur intense. Fort heureusement, elle ne s’est pas transformée ce soir-là et j’ai pu la prendre en charge à temps.
— Elle aurait dû la pauvre car au vu de la terrible nouvelle qu’elle a eu au réveil… Franchement si ça avait été moi j’aurais préféré crever.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? s’enquit Adèle, happée par le récit pourtant si brutal et choquant pour une personne aussi jeune.
— C’était le soir du 24 septembre 300, poursuivit Louise, le jour de l’assassinat de son mari Ambroise et du lynchage d’Anselme. C’est à croire qu’elle a dû ressentir le drame et en est devenue folle. Quand j’ai dû lui annoncer l’incident au petit matin alors qu’elle s’était calmée…
Elle n’osa pas poursuivre son discours, la gorge nouée et les yeux humides en se remémorant cette scène tragique. Ambre sentit les larmes piquer ses rétines à cette révélation, plus que peinée pour cette femme qui n’était finalement pas si différente d’elle.
— Pouvez-vous m’en donner une dose, s’il vous plaît ? L’odeur court encore en ville par moments et j’ai déjà eu plusieurs crises suite à cela. Il m’a même fallu une semaine pour que je parvienne à me calmer.
Elle observa tristement sa petite sœur, angoissée à l’idée de lui faire du mal. Pour la réconforter, Adèle enroula ses bras autour de sa taille et l’enlaça avec ferveur. Louise et Simon se regardèrent, le visage grave.
— Qu’y a-t-il ?
— On veut bien t’en donner, l’ennui c’est que franchement je ne sais pas si c’est mieux pour toi d’en consommer, précisa Simon, certes, ça marche très bien pour les crises mais c’est une drogue aussi dangereuse que la D.H.P.A.
— Qu’y-t-il de si dangereux là-dedans ? Je pourrais juste prendre quelques gouttes et si jamais vous le voulez bien, je serais prête à venir vous voir régulièrement pour que vous me la confectionniez. Comme ça je pourrais consommer ma dose quotidienne sans risquer de trop en prendre.
Simon grimaça et réfléchit :
— C’est que c’est un puissant sédatif et neuroleptique ! Les effets peuvent varier en fonction de ton état lors de la prise. Ça peut te rendre somnolente, tu pourrais avoir des hallucinations, devenir dépressive et surtout ça fera baisser tes capacités cognitives, en plus de te rendre dépendante. C’est clairement pas plus enviable, tu sais. Sans parler des spasmes violents que cela provoque lors de certaines ingestions. Ton organisme n’étant pas habitué, tu risques d’avoir des rejets. La Liqueur est un poison, ça va te broyer les entrailles et te donner de vives brûlures internes.
— Laissez-moi tenter le coup, s’il vous plaît ! supplia-t-elle. Je préfère prendre le risque pour moi, quitte à m’abîmer plutôt que de blesser quelqu’un ! Même Judith a préféré s’infliger ça plutôt que de se plier au Féros.
Les deux collègues s’échangèrent quelques mots à voix basse puis cédèrent, sous le regard lamentable d’Adèle, prostrée et gagnée par les larmes.