NORDEN – Chapitre 89
Chapitre 89 – Le salon du Lys d’or
À demi allongée sur un divan tapissé de velours pourpre et le bras droit accoudé à un coussin rembourré, Blanche savourait son champagne qu’elle portait avec grâce à ses lèvres. Sa longue robe mauve à motifs floraux épousait sa silhouette à la manière d’un drapé, s’échouant jusqu’en bas de ses chevilles. Elle demeurait silencieuse et contemplait avec vif intérêt ces lieux qu’elle ne connaissait nullement. Elle se trouvait en compagnie de Meredith et des amis d’Antonin à la brasserie du Lys d’or.
Les cinq amis avaient l’habitude d’y louer un salon privatif presque chaque mois afin de se retrouver et de profiter de l’ambiance chaleureuse de cette institution de prestige réservée à une clientèle aisée. Teintés d’un bleu sourd, les murs arboraient des motifs d’arabesques, de fleurs et d’oiseaux, délicatement peints dans des dégradés de vert mêlé de jaune, tandis que le sol se tapissait d’une moquette aussi soyeuse que charbonneuse. Des cadres ornaient les murs, alternants avec des miroirs à moulures dorées qui agrandissaient la pièce. Des consoles damassées soutenaient les vases cristallins garnis de lys et de roses aux couleurs mirifiques. En guise de mobilier, banquettes et sièges faits de velours possédaient des formes arrondies, tout comme la table sur laquelle trônaient un assortiment de petits fours ainsi que des bouteilles d’alcool déjà bien entamées.
Meredith et Antonin se tenaient à table. Accoudés l’un à l’autre, ils s’échangeaient des minauderies tandis que Théodore, avachi sur son fauteuil, buvait machinalement son verre de whisky tout en observant les trois autres membres du groupe. Ceux-ci venaient de s’engager dans une partie de billard, après cette interminable session de poker où ni Théodore ni Diane ne voulaient s’avouer vaincus.
La voix de Diane sortit la jeune duchesse de sa rêverie :
— Encore une ! s’exclama-t-elle, réjouie d’avoir engouffré une troisième boule dans l’une des fentes.
Une cigarette à la main, elle reposa nonchalamment sa queue et prit une bouffée.
— Décidément, plus rien ne t’arrête ! fit Victorien en la prenant par la taille et en plongeant son visage dans le cou de l’oiselle afin d’y déposer un baiser. Quelle femme remarquable tu fais !
D’un geste désinvolte, elle écarta sa tête de sa personne.
— Joue au lieu de tenter de m’amadouer ! railla-t-elle.
Blanche s’attarda un instant sur le couple, les examinant avec une certaine curiosité. D’après ce que sa sœur lui avait raconté, Diane et Victorien, âgés de vingt-quatre ans, étaient voisins et se connaissaient depuis la naissance. Le temps et la force de l’habitude les avaient réunis, liant charnellement ces deux êtres diamétralement opposés de prime abord.
En effet, Victorien était un grand homme à la carrure solide, au visage carré, blond aux yeux bleus, tandis que mademoiselle von Dorff était une femme aux traits caractéristiques de la noblesse aranéenne : elle était menue bien que musclée, avait un visage longiligne, des iris foncés ainsi que des cheveux bruns attachés en une queue de cheval haute. À leurs côtés se tenait Louise, joueuse elle aussi, qui s’arma de sa queue une fois que le garçon eut tiré et manqué son coup.
— Monsieur est décidément plus habile pour soigner plutôt que pour tirer, se moqua-t-elle.
— Tu te moques quand je rate un coup, mais lorsque mademoiselle s’en va à la chasse, rate toutes ses cibles et s’en revient bredouille, personne ne la blâme ! répliqua-t-il en lui adressant un sourire narquois.
Louise écarquilla les yeux, faisant mine d’être offusquée, et regarda sa sœur.
— Qu’est-ce que tu lui as dit encore à celui-là !
— La vérité, lança-t-elle cynique, t’as même pas pu toucher ce pauvre renard boiteux et malade. Alors que même Théodore aurait pu l’abattre !
Cette remarque fit rire tous les convives.
— Oh, mais que t’es mauvaise ! objecta ce dernier en grimaçant. Je tire pas si mal figure toi ! En plus, depuis que je travaille à la mairie, j’ai même repris des cours pour apprendre à viser, je te signale.
— Comme c’est mignon ! annonça Victorien. C’est pour protéger sa demoiselle que monsieur le Baron vous demande de savoir manier le revolver ?
— Effectivement, la vie de sa petite protégée lui tient tant à cœur. À croire que ce vieux Chien en pince pour la jeune chatte noréenne de la moitié de son âge, son ex-belle fille qui plus est. Et je dis chatte en référence à son animal-totem bien sûr, bande de dépravés !
Blanche le vit regarder Meredith du coin de l’œil ; ce mufle devait désirer ne pas envenimer leurs rapports. À travers la mince paroi de la chambre, elle avait surpris une conversation entre sa sœur et Antonin. Ce dernier avait apparemment forcé Théodore à écrire une lettre à la duchesse afin de se faire pardonner pour sa conduite « vile et indigne », aurait-il écrit. Excuses qu’elle avait fini par accepter sous les supplications de son amant.
— En même temps, le Baron est bel homme, assura Diane, et vu le nombre de femmes qui lui sont tombées dans les bras, il doit être incroyablement habile. Qui n’a jamais désiré danser une valse auprès de lui ou entendu parler du corps si jalousement gardé du Baron von Tassle.
— Tu sais des choses d’ailleurs là-dessus Louise ? s’enquit Antonin, l’œil rieur. Toi qui as travaillé avec son épouse avant qu’elle ne se transforme en louve.
— Ne reparle pas de ce sac à puces qui a failli nous dépecer et qui s’est empressé de dévorer Isaac ! maugréa Théodore. J’en fais encore des cauchemars.
— Tout à fait ! trancha Louise avec sévérité. On a déjà assez parlé de cette histoire il me semble et je ne tiens pas à m’engueuler une énième fois avec vous sur le sujet. En ce qui concerne l’appétit sexuel du Baron, je n’en sais rien. Ce n’est pas comme si je parlais souvent d’affaires intimes avec mon ancienne patronne. La seule chose que je sais est qu’elle aimait beaucoup von Tassle et qu’il la respectait. Je ne sais ni s’ils faisaient des choses et encore moins comment, je n’en sais rien. Avait-il des maîtresses ? Lui a-t-il montré son corps ? Oui, probablement, peut-être ?
— Et dire que dans sa jeunesse il a même serré Laurianne de Lussac, la tante de notre très cher Antonin, annonça Théodore en lançant un sourire désobligeant à son ami.
À ces mots, l’intéressé devint aussi rouge que le siège tapissé de velours sur lequel il était assis.
— Ce n’est pas ma tante ! rétorqua-t-il, les dents serrées. Tout comme je n’ai jamais considéré Léandre comme un oncle ! Ce fumier est un régisseur du contrôle. Il hait mon père car il est le véritable marquis. Il n’a jamais supporté le fait d’être le fils du frère cadet et de n’avoir aucune autorité suprême. Et il s’est marié avec Laurianne uniquement pour être dans les bonnes grâces de von Dorff.
— Cela n’empêche que le Baron a troussé ta tante avant de l’abandonner à son sort. Tu m’étonnes que Dieter le hait.
— Comme si j’en avais quelque chose à faire des von Dorff ! Ce ne sont que des pourritures qui prennent un plaisir jouissif à tout gérer. Et je parle ici de la famille marquise, donc pas la vôtre ! ajouta-t-il à l’intention de Diane et Louise.
— Je suis d’accord, renchérit Meredith, comme les de Malherbes, ces gens là nous détestent, nous, la vermine tachetée comme ils nous appellent afin de nous humilier.
Elle fit la moue et baissa la tête, tapotant du poing sur la table. Pour la réconforter, Antonin la pressa contre lui.
— Je hais ces gens qui passent leur temps à nous vouloir du mal. Ils sont tous détestables et à cause de leurs idéaux ignobles ils attisent la colère du peuple.
— Ce ne sont pas tous des pourris tu sais, objecta vigoureusement Louise, il n’y a vraiment que Dieter, Alastair et Laurianne qui sont cruels.
— Tu parles ! ricana la duchesse. Toute la famille marquise est véreuse jusqu’à la moelle. C’est majoritairement à cause d’elle et des membres de l’Hydre si les conflits s’accroissent sur le territoire et que le racisme antinoréen demeure.
Un long silence s’installa. Le visage grave, Louise soupira et regarda l’horloge de ses yeux larmoyants.
— Il est tant que j’y aille. Je suis de garde cette nuit, dit-elle faiblement.
Elle posa sa queue, enfila son manteau puis s’en alla en ne leur adressant qu’un bref au revoir.
— Qu’a-t-elle ? s’enquit Meredith dès qu’elle fut partie.
— Ah, ça ! murmura Diane. Disons que mademoiselle supporte très mal que l’on fasse des généralités sur la famille marquise.
— On a rien dit qui la concerne, réfléchit Antonin.
— Pas directement non, mais elle ne supporte pas que l’on mette notre cousin Edmund dans le même panier que son père et son grand-père.
— C’est vrai qu’il est plutôt gentil, affirma Victorien, pour le peu que je le croise. En tout cas, c’est un excellent médecin et je sais que mon père le trouve admirable.
— Quand bien même il serait pris pour cible par nos répliques je ne vois pas pourquoi elle se sentirait tant impactée ! maugréa Meredith. C’est son cousin, certes, et certainement son ami, et je comprends qu’elle le défende mais tu ne vas pas me dire qu’il ne vient pas d’une famille aux idéaux abjects !
— Disons qu’elle le voit un peu plus que comme un ami ou un simple cousin, avoua Diane en tirant sur sa cigarette.
— T’es sérieuse ? s’esclaffa Antonin.
— Mais non, ils sont juste amis et collègues, répliqua Victorien en rangeant une à une les boules de la partie inachevée dans le triangle central.
— Je t’assure que si. Regarde-les une fois ne serait-ce que quand ils se parlent et tu verras leurs yeux briller d’admiration pour l’un comme pour l’autre. Et ça fait des années que ça dure.
— Si tu le dis. Ça expliquerait pourquoi elle n’a personne depuis un moment maintenant. Ils attendent quoi ?
Diane souffla et écrasa sa cigarette dans le cendrier.
— Louise ne fera rien avant d’être sûre qu’Edmund éprouve des sentiments à son égard et Edmund ne fera rien car il a trop peur de la perdre si jamais Louise refuse.
— Tu déduis ceci toute seule ou t’as des preuves ? ricana Théodore. Remarque, les relations incestueuses ne sont plus trop bien vues de nos jours. Je n’imagine même pas la tête que ferait Dieter s’il apprenait que son petit-fils tourne autour de sa cousine et que, par conséquent, il ne pourra pas lui donner de magnifiques arrières petits enfants en guise de progéniture.
Victorien s’approcha de la table et se servit un verre de whisky avant de s’asseoir en leur compagnie, suivi par sa fiancée. Blanche fit de même afin de ne pas paraître impolie en restant isolée. Sans réel entrain, elle se leva puis s’installa entre le marquis et Victorien.
— En parlant de relations, t’as quelqu’un en ce moment mon cher Teddy ? fit-il en remplissant les verres des cinq autres personnes attablées.
Le brunet laissa échapper un rire, but une gorgée et joignit ses mains, regardant ses interlocuteurs avec des yeux luisants aux pupilles dilatées par l’alcool et l’excitation.
— Ah si vous saviez, se délecta-t-il en passant sa langue sur ses lèvres, j’ai une grande nouvelle à ce niveau-là !
— Oh oh ! s’écria Antonin. Une petite oiselle. Tu n’as pas osé l’inviter ce soir ? Tu nous la présenteras j’espère.
— Pas une oiselle monsieur, mais une multitude d’oiselles et d’oiseaux. Car, voyez-vous chers amis, je me suis engagé au Cheval Fougueux voilà maintenant quatre semaines. Je suis payé, choyé, dorloté et mon sexe érigé prend plaisir à saillir cette clientèle avide d’étreinte charnelle et de folâtreries.
Il laissa un temps où tous, hormis Blanche, le dévisageaient avec stupeur, suspendus à ses lèvres. Après s’être raclé la gorge, il leur expliqua y être allé sans réelle conviction. Puis, après une première session auprès d’une cavalière expérimentée, sa cavalcade ensauvagée avait éveillé en lui un besoin pulsionnel d’en découvrir plus sur ce terrain-là, dans cet endroit où presque tous les vices étaient acceptés et où les fantasmes se réalisaient. Il détaillait avec soin les locaux, ne tarissant pas d’éloges sur les salles de jeux situées à l’étage, foisonnantes de costumes et d’objets en tous genres, ainsi que sur la grandeur du hall où l’alcool coulait à flot et où tous se promenaient dans des tenues décontractées fortement aguichantes.
Aventurier, il avait déjà participé à de premiers ébats à plusieurs. Tantôt dominant tantôt dominé, rien n’était plus délicieux que la découverte de cet univers fantasque où peu de gens osaient s’y adonner. Tout comme son père, le marquis avait la luxure dans le sang et ne semblait pas se fixer de limite pour expérimenter tous les délices que la vie et le libertinage lui offraient. D’autant que le cabaret possédait tout. Créée il y a plus de trente ans, l’institution n’avait pas pris une ride et rayonnait de nuit comme de jour.
En écoutant ces informations détaillées, Blanche se frotta les mains, terriblement gênée devant l’attitude de ce mufle qui déballait sans la moindre décence ni pudeur, les ébats de ces gens frivoles et dépourvus d’estime pour eux même. Aucune personne normalement constituée ne pouvait s’adonner à ce genre de pratiques. Et pourquoi fallait-il toujours que le sexe soit le terreau des discussions ? Que ce sujet revienne éternellement sur la table sous une forme ou une autre, qu’importe l’auditoire, l’âge ou la nature des individus.
Si les gens ne parlaient pas cuisine ou beau temps, ils parlaient argent, travail ou bien politique puis, une fois ces sujets rognés jusqu’à la moelle et la langue déliée par les bouteilles d’alcool ingurgitées, alors le sexe arrivait sur la table. Ce sujet mettait généralement tout le monde d’accord et faisant rire à gorge déployée les visages rougeauds des manants qui ricanaient ou se comportaient telles des bêtes, les mains baladeuses sur leurs moitiés, voire sur les moitiés d’autrui. Il n’existait rien de pire pour quelqu’un de chaste que les fins de soirées aux mœurs allégées, où les femmes gloussaient comme des dindons et les hommes bougeaient comme des porcs.
Avec un air de dégoût, elle détourna le regard, patientant sagement que Meredith et Antonin ne daignent partir pour prendre un fiacre en leur compagnie jusqu’au manoir. Par miracle, les deux amants, émoustillés par les détails que leur débitait Théodore, décidèrent de prendre congé afin de profiter de quelques minutes de complicité avant de s’endormir. Ils se préparèrent en hâte et saluèrent gaîment l’assemblée suivis par Blanche qui s’éclipsa derrière eux en les saluant à mi-voix.
Une fois qu’elle eut passé le pas de la porte, elle entendit la voix de Diane murmurer au brunet :
— Elle est toujours froide comme ça ?