NORDEN – Chapitre 117

Chapitre 117 – Généalogie

Sous une chape de brume naissante, Ambre furetait à travers les ruelles sombres d’Iriden. Le pas feutré et le cœur battant à vive allure, elle manqua de chuter à plusieurs reprises sur le pavé glissant, aspergeant d’eau croupie le bas de son pantalon. Elle balayait les venelles suspectes de ses yeux luisants. Des dizaines de soldats en uniforme outremer patrouillaient chaque recoin. Un fusil à la main, ils morigénaient les passants et frappaient contre les portes closes dans l’espoir de pénétrer dans les demeures.

Des soldats de Wolden, les milices de Laflégère et du capitaine Friedz. Qui cherchent-ils ? Irène ? songea-t-elle, angoissée.

Ils étaient agressifs, pourtant, aucun d’eux ne semblait dégager l’odeur de la D.H.P.A. Des civils échaudés se joignaient à eux, pillant et dégradant les biens de leurs nobles concitoyens.

Sans scrupules, ils molestaient les femmes afin de les dépouiller de leurs parures et parfois même de leurs vêtements. Ils s’immisçaient en elles avec une hargne bestiale, en pleine rue et sous les yeux effrayés de leurs enfants, rossés à leur tour. Roués de coups, ils s’effondraient comme des poupées de chiffon, poussant des gémissements plaintifs.

Le sort réservé aux hommes n’était en aucun cas enviable, souvent impuissants face à la détresse de leur famille, jetés à terre, piétinés et humiliés avant d’être achevés d’une simple balle dans le crâne.

Par Alfadir, même le peuple s’y met ! s’alarma Ambre, cachée derrière un muret. Alexander avait raison, l’Insurrection a bien lieu. Une chance qu’Adèle soit partie rejoindre les Korpr !

Quand ils furent éloignés, elle sortit de sa cachette et continua sa progression, la peur au ventre, appréhendant de s’engouffrer dans une impasse et de se retrouver bloquée, totalement vulnérable. À chaque pas, elle sentait se poser sur elle une multitude de paires d’yeux inquisiteurs l’observant à travers les persiennes.

Derrière un édifice, alors qu’elle s’arrêtait pour reprendre son souffle, elle aperçut une famille en train de remplir une carriole de leurs maigres bagages. Des personnes de tous âges les accompagnaient et patientaient nerveusement. Le désespoir et l’impuissance se trahissaient sur leurs visages d’une pâleur mortuaire. Parmi eux, des enfants pleuraient tandis que les aînés tentaient vainement de les rassurer à coup de berceuses ou d’embrassades.

Ambre se renfrogna, cette vision de gens en détresse lui arracha un sanglot. Mais elle reprit sa route et parvint, au bout d’un temps interminable, à regagner l’allée principale où un ballet incessant d’attelages engagés au galop parcourait la chaussée. Les fiacres et les carrosses chargés de gens, de vivres et de paquetages évacuaient les habitants de la haute-ville.

Les sabots claquaient farouchement au sol. Le cahot des roues et les cris alertés des résidents provoquaient un brouhaha ininterrompu que le hennissement des chevaux et les aboiements des chiens accentuaient. Dans l’agitation, les gens se bousculaient, manquant de tomber ou de se faire renverser par les voitures inarrêtables. Telle une anguille, elle se faufilait entre les valises et les malles, courant à toute vitesse sur les trottoirs.

La Marinan’était plus qu’à une centaine de mètres. Grisée par l’adrénaline, Ambre accéléra le pas, prenant soin de ne pas s’attarder sur la douleur qui rongeait son poignet, et entra dans la cour. Avant qu’elle ne toque à la porte, la jeune duchesse lui ouvrit.

— Dépêche-toi ! ordonna-t-elle en regardant de gauche à droite afin de s’assurer qu’elle n’avait pas été remarquée.

Ambre porta une main à sa bouche et toussa avec acharnement pour reprendre son souffle. Dès qu’elle eut retrouvé un semblant de maîtrise, Blanche la guida jusqu’au salon, seulement éclairé par la faible lueur de la pénombre extérieure. Légèrement titubante, la duchesse la dirigea vers la table où se tenaient deux livres ouvragés avec soin.

La couverture en cuir bruni arborait un corbeau aux ailes déployées poinçonné d’or accompagné d’une licorne cabrée, tout aussi dorée. Les livres portaient pour titre « Aranoréen Gentem Hrafn » suivi des dates 260-280 pour le premier et 281-300 pour le second. Une feuille de papier s’étalait à côté d’eux où un arbre généalogique était esquissé à la plume, d’une écriture fine et élancée. Sur la table trônait également une bouteille d’absinthe ainsi qu’un verre à moitié rempli de la boisson liquoreuse, d’un vert amande.

La duchesse fronça les sourcils et jeta un coup d’œil à l’horloge dont les aiguilles indiquaient dix-sept heures.

— Tu es arrivée bien plus tard que je ne l’imaginais.

Elle baissa la tête et la dévisagea d’un air soucieux.

— Tu es dans un sale état, dis-moi.

Ambre acquiesça mollement, plaquant sa main meurtrie contre son buste.

— J’ai eu quelques déconvenues oui. J’ai mis plus d’une heure à te rejoindre à cause de l’agitation et des soldats. J’ai dû me cacher et faire de multiples détours. J’ai cru que je ne parviendrai jamais à arriver jusqu’ici.

Elle se frotta les yeux et toussa à nouveau. Pour la remettre sur pied, Blanche se précipita dans la cuisine et revint avec un verre d’eau et un bocal d’anchois.

— Tiens, bois ça et mange ça, c’est tout ce qu’il reste !

Elle tira une chaise et la fit s’asseoir. La jeune femme s’exécuta, avala d’une traite le liquide et engloutit un à un les poissons qu’elle piochait à même le pot et portait à ses lèvres. La duchesse tira les rideaux et alluma un cierge.

— Bon, tu es prête à entendre ce que j’ai à t’annoncer ?

Ambre hocha la tête, désireuse d’en savoir plus sur les zones d’ombres de sa situation familiale. Blanche cacha partiellement le papier à l’aide d’une feuille vierge dans le but de lui dévoiler progressivement les informations.

— Bon, sache que je n’ai que très peu de temps alors je vais aller assez vite. Je te donnerai les documents une fois que j’aurai terminé mon explication mais je tiens à tout t’expliquer de vive voix pour que tu puisses assimiler l’étendue de la chose et me poser des questions. D’accord ?

— C’est très clair oui.

— Tout d’abord, j’ai étudié de près les registres. Alors qu’il était en prison, Père m’avait ordonné de les détruire afin que personne ne tombe sur les informations compromettantes qu’ils contiennent. Mais je n’ai pu résister à l’envie de les consulter.

Elle tapota les couvertures et s’éclaircit la voix :

— Comme toi, je ne connaissais pas grand-chose en ce qui concerne ma généalogie. Je n’avais pas le moindre indice sur ma famille maternelle et mère refusait catégoriquement de m’en parler. Elle me répétait sans cesse que si je voulais avoir les réponses à mes questions, c’était à moi seule d’enquêter. Qu’elle ne me dévoilerait rien tant que je ne serai pas digne. Ce n’est que lorsque j’ai commencé à trouver un semblant de vérité qu’elle s’est mise à me révéler certaines choses afin que je la seconde dans sa mission.

Elle se tut et l’observa avec gravité.

— Surtout ne dévoile rien à Meredith, ni même à ta sœur ! Pas tant que mère n’aura pas donné son aval.

Intriguée par cette requête, son interlocutrice haussa un sourcil puis acquiesça avant de demander :

— Où est Irène actuellement ?

La duchesse lui adressa un regard réprobateur.

— Je ne te dirai rien là-dessus ! Je ne t’ai pas invitée pour cela mais pour t’en dire plus sur nos origines au cas où le plan ne se déroulerait pas comme prévu.

Ambre frissonna, le ton de la duchesse était menaçant. C’était la première fois qu’elle la voyait si naturelle tant dans son comportement que dans sa tenue vestimentaire. En effet, Blanche était vêtue d’une robe mauve de style noréen, dévoilant ses jambes d’une extrême finesse que ses souliers à talons hauts accentuaient encore. Ses cheveux blonds ondulés étaient laissés détachés, cerclant son visage juvénile aux yeux bicolores.

Sous son air maîtrisé, elle semblait en proie à une certaine agitation, sa lèvre tressaillait et elle ne cessait de jeter de brefs coups d’œil à l’horloge. De plus, son haleine était chargée d’alcool et ses yeux brillants, aux pupilles dilatées, bougeaient frénétiquement, elle paraissait ivre. Enfin, au vu de son accoutrement singulier et peu adapté à la situation, cela devait faire des heures, sans doute une journée, que la duchesse patientait ici.

Jamais elle ne pourra courir dans un tel accoutrement. Servirait-elle d’appât ? Cela expliquerait pourquoi elle ne cesse d’avoir les yeux rivés sur l’horloge. Qui attend-elle ?

De son index, Blanche indiqua la feuille. Ambre baissa la tête et se focalisa sur les annotations : Ambre (chat) Deslauriers, 16 octobre 290, sœur de Adèle (mouette) Deslauriers 19 janvier 301.Interloquée par ce nom qu’elle reconnaissait, elle prit un temps pour assimiler ce qui était noté.

— Finalement, j’ai bien des origines aranéennes ! Deslauriers, c’est bien le nom de ce fameux explorateur ?

— Oui et non. Tu sais, c’est un nom très répandu au sein de la communauté aranéenne.

Elle fit glisser son doigt sur le document afin de remonter le papier, dévoilant le nom de ses parents : Georges (baleine) Deslauriers, 22 août 259, marié à Hélène (hermine), 13 juillet 262. Sur la branche de gauche, celle de Georges, était mentionné le nom de Ernest (cheval) Deslauriers, son frère. L’homme était seul, sans partenaire ni enfants.

— Pour les membres plus anciens et ceux de la famille de ton père, j’ai dû consulter les registres de la bibliothèque ainsi que ceux de la mairie. Pour le coup, avoir Théodore sous la main s’est révélé fort utile afin de les emprunter quelques jours.

La branche remontait jusqu’aux grands-parents paternels. La mère de Georges, Adélaïdede Rochester, était la sœur de William de Rochester, mariée à un aranoréen du nom de Yves (rat) Deslauriers. À la vue de ces noms, Ambre demeura bouche bée. Le sang lui monta aux joues et elle sentit une douce chaleur l’envahir.

— Je suis bel et bien une de Rochester, Alexander ne s’était pas trompé ! Voilà pourquoi mon père était si secret et distant. Un espion au service de la Cause.

— Si déjà tu fais cette tête-là, sache que je n’ai pas fini de te surprendre ! déclara la duchesse en esquissant un sourire. Mais oui, tu es bien issue des de Rochester.

Sans attendre, assoiffée de réponses, Ambre passa à la branche de droite, celle de sa mère, et nota sans grande surprise qu’Hélène était sœur avec Irène : Irène (Hyène), 17 novembre260 mariée à monsieur Friedrich von Hauzen, 3 août 245, parents des jumelles Blanche (harpie) von Hauzen, 29 juin 289 et Meredith (loutre) von Hauzen, 29 juin 289.

— Tu es donc ma cousine si je comprends bien ! annonça-t-elle, réjouie. Vous avez même été baptisées !

— C’est exact ! Contrairement à ce que Meredith croit, ni mère ni moi n’avons renié nos origines noréennes, bien au contraire. Même si mère n’est guère encline à en parler.

— Tu le sais depuis longtemps ?

— Pour notre lien familial ? Une poignée de mois environ. Mais je ne voulais pas t’en parler avant, pas avant que mère ne s’ouvre à moi et me dévoile une partie de ses projets. Elle ne voulait pas que je commette d’impair de peur de nous trahir, alors je n’ai rien dit.

Elle releva légèrement la feuille et dévoila leurs grands-parents maternels. Ambre analysa les noms puis écarquilla les yeux. Là ce fut le choc. Le nom de la mère était simple : Erevan (orque) mars 242, en revanche, le nom du père, lui, ne l’était pas : « H ».

— Tu sais qui s’est ?

— Malheureusement non et mère n’a pas voulu me le dire. Pourtant je lui ai demandé à plusieurs reprises mais à chaque fois elle a éludé la question.

— Tu crois que c’est à cause de lui que les registres ont été volés ?

— Je ne sais pas, mais je le pense oui. Je n’ai obtenu aucun indice là-dessus. Ce monsieur est énigmatique, rien ne s’y rattache, c’est comme s’il n’avait jamais existé. Il pourrait même n’être qu’un simple inconnu. Un amour caché, inavouable entre Erevan et ce H mais j’en doute fort.

Ambre hocha machinalement la tête.

— Je ne pense pas non plus. Ton père nous désignait comme « spécimens H ». Le H vient de cet homme et au vu de son identité ce ne doit pas être une simple amourette. Tout vient de là, c’est certain ! Reste à savoir si c’est un noréen, un noble aranéen, voire même un providencien.

— C’est aussi ma conclusion.

— Que voudrait dire H selon toi ?

— Je ne sais pas vraiment. Je ne pense pas que la lettre soit choisie au hasard. Quand on se penche sur les animaux totems de nos mères, la Hyène et l’Hermine, c’est à supposer que la personne qui les a inscrites sur les registres ait choisi délibérément cette lettre.

Elle fit pianoter ses doigts sur le registre.

— Surtout qu’elles ont toutes deux étés inscrites à la suite sur le registre de l’état civil en 263 alors que ta mère avait déjà un an et la mienne presque trois. Elles ne venaient pas des villes.

— C’est étrange…

— Tu veux que je te montre la suite de notre belle et noble famille ? demanda-t-elle avec un sourire en coin. Car les surprises ne s’arrêtent pas là.

— Notre famille est si particulière ?

— Oui ma chère, nous ne sommes pas nées du fruit du hasard. Tout est lié à H et je pense que ma mère et la tienne savaient vers qui se tourner pour faire vivre leur descendance. Selon moi, nous sommes les descendantes d’une lignée particulière et qui commence depuis ce fameux H.

— Pas de chance pour lui dans ce cas, je suis stérile.

La duchesse eut un rire étouffé.

— Je sais, moi aussi si tu veux savoir.

Ambre la regarda avec des yeux ronds.

— C’était donc toi la fameuse homologue H sur les fiches d’Enguerrand ? C’est logique finalement. Comment se fait-il que tu saches pour moi ?

— À ton avis ?

— Ton père ? lança-t-elle au hasard.

Blanche acquiesça.

— En effet, père désirait nous étudier ma sœur et moi, ses propres filles. Son comportement envers nous a beaucoup changé ces dernières années, il est devenu distant, comme si nous étions devenues une menace pour lui. Après, cela ne l’empêchait pas de nous aimer et de nous montrer de l’affection.

— Tu crois qu’il connaissait vos origines ?

— Oui, je pense qu’il l’a toujours su en s’engageant avec mère mais qu’il ne se doutait pas d’un certain nombre de points qu’elle lui aurait dissimulés. Je crois que c’est pour cela qu’il a missionné Charles pour m’étudier. Mère était au courant mais le laissait faire tant que j’étais volontaire et qu’il ne me portait pas atteinte.

— C’est Charles qui t’a examinée ?

— Oui ! mais je m’y suis pliée de bonne grâce, j’étais aussi désireuse d’en apprendre plus à mon sujet. En contrepartie de ma collaboration, j’ai pu être informée du résultat de ses recherches.

— Comment était-il avec toi ? Ça ne t’a pas paru étrange qu’il t’étudie alors qu’il sortait volontairement avec ta sœur afin d’obtenir des informations sur l’île et ses habitants ? Ça a dû te choquer lorsque tu as appris pourquoi ton père faisait cela.

— Pour ce qui est de son comportement, je dois te dire qu’il a été irréprochable, j’ai même éprouvé de la sympathie pour lui.

Elle fronça les sourcils et fit la moue.

— Par contre, je n’étais absolument pas au courant du fait qu’ils enlevaient des enfants pour les amener sur Charité et qu’il courtisait ma sœur dans le but d’obtenir des réponses pour sa mission. J’étais persuadée qu’il l’aimait et comme une idiote je lui avais dévoilé certaines informations sur Meredith.

Ambre se renfrogna et hocha la tête, l’image douloureuse d’Enguerrand lui revint en mémoire.

— J’ai cependant beaucoup parlé avec mère sur ce sujet, suite aux scandales. Je ne te dirai rien là-dessus car c’est trop long et je n’ai pas le temps ni tous les détails.

Sans attendre de réponse, la jeune duchesse lui fit découvrir les derniers membres de son arbre généalogique. Aorcha (rouge-gorge) et Medreva (hibou) parents d’Erevan (orque), Selki (phoque) et Heifir (shetland). Heifir (shetland) marié à Suzanne (écureuil) parents de Honoré (chat).

À la lecture de ces noms, le cœur d’Ambre se serra et son estomac se comprima. La voyant vaciller, Blanche la retint et l’emmena en direction du canapé. Son hôte allongée, elle alla remplir son verre, le lui tendit et s’installa à ses côtés, glissant sa main dans la sienne. La jeune femme but quelques gorgées qu’elle peina à avaler tant sa gorge était nouée. La duchesse passa une main réconfortante sur son visage et lui adressa un faible sourire.

— Me… Medreva… commença Ambre, la voix chevrotante. C’est bien la Shaman de Meriden ?

— Exactement, l’ancienne Shaman supérieure d’Alfadir, sa plus fidèle et dévouée serviteur. Après, je ne suis pas tout à fait sûre de ces informations, mère est restée très évasive en ce qui concernait cette branche-là. En particulier sur Erevan, notre grand-mère. Elle n’a absolument rien voulu me dire sur elle, alors qu’il s’agit de sa mère !

— Et mon shetland Ernest et mon chat Pantoufle, ce seraient donc Heifir et Honoré ! murmura-t-elle, les larmes aux yeux. Adèle avait raison… et mon pauvre petit Pantoufle, il s’est sacrifié pour nous comme l’a fait Medreva ! Depuis tout ce temps, ils veillaient sur nous !

Elle hoqueta et laissa libre cours à son chagrin, agrippant fermement la main de sa cousine. Elles restèrent ainsi plusieurs minutes. Tandis qu’Ambre récupérait de ses esprits, la duchesse lorgnait l’horloge dont l’aiguille affichait dix-sept heures trente. Dehors, le bruit des attelages avait cessé, un silence de mort régnait à présent en ces lieux.

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