NORDEN – Chapitre 125
Chapitre 125 – Le Cheval fougueux
— Non, mais qu’est-ce que c’est que cet endroit ! s’indigna Ambre en contemplant nerveusement la chambre.
Les murs se tapissaient de tissu en velours rouge où de multiples miroirs, gravures et peintures érotiques étaient accrochés. De la moquette noire, trouée par endroits tant elle était usée par les clients, recouvrait le sol. Un fauteuil et un lit à plume trônaient au centre et semblaient être les éléments principaux de la loge, si l’on faisait fi de la présence douteuse de cette échelle clouée au mur, aux barreaux limés, sous laquelle un panier garni de fouets et de cordes était posé. Enfin, une armoire laissait entrevoir un assemblage de costumes, corsets, fanfreluches et jouets. Un fort parfum imprégnait l’air, empreint d’une odeur persistante de luxure et de plantes, provenant des bouquets de roses qui commençaient à flétrir depuis le pillage.
Devant son effarement, Théodore ricana :
— Le Cheval Fougueux, chère rouquine est un cabaret libertin. Une institution où les gens aisés se rendent pour passer du bon temps en compagnie de charmantes damoiselles et élégants damoiseaux comme moi. Un palais de luxure et de débauche fort réputé et apprécié de ses clients.
La voyant blêmir et serrer les poings, prête à se jeter sur lui, il leva la main afin de s’expliquer.
— N’aie crainte rouquine, je ne t’ai pas amenée ici pour de mauvaises attentions…
— Ah oui ? Je l’espère car s’il te vient la moindre envie ou ne serait-ce que la plus insignifiante idée de tenter de me faire quoi que ce soit, crois-moi que je t’égorge !
— Calme-toi, rouquine ! Le cabaret de mon père est idéal pour passer la nuit sans être repérés ! Il y a du matériel de soin, des armes, des vivres et vu qu’il a été pillé il y a peu, je doute que des gens viennent ici dorénavant !
Ambre soupira, à la fois anxieuse et désabusée.
— Pourquoi ça ne m’étonne guère que ce soit ton père qui tienne ce genre d’établissement !
— Tout simplement parce que mon père a toujours su quelles étaient les faiblesses de ces éminentes personnes et que, malgré son aversion pour les noréens et noréennes, il était forcé d’avouer que bon nombre de membres de l’Élite aimaient s’acoquiner avec leurs impurs domestiques tachetés. Et que le cabaret permet justement de s’adonner à ce genre de plaisir en toute discrétion et de lui faire amasser une fortune considérable en échange de ses services.
— Je m’en fous de savoir ça ! s’offusqua-t-elle.
Elle se frotta les yeux, passa sa main sur son visage pour se sécher puis ôta sa veste trempée qu’elle posa sur le fauteuil. Sa chemise encore humide épousait les contours de sa peau, dévoilant impudiquement sa poitrine. Malgré son état, le garçon prenait plaisir à l’observer, un sourire niais dessiné sur son visage.
Ambre, agacée d’être sondée, pesta :
— Si jamais tu me fais la moindre remarque…
— Oui, je sais, tu m’achèves sur place, j’ai compris !
Elle inspira afin de maîtriser ses nerfs. Tout en observant les lieux, elle essorait ses longs cheveux poisseux à l’odeur insupportable. Lors d’un faux mouvement, une douleur vive électrisa son poignet. Elle s’arrêta et examina sa main meurtrie. Des gouttes de sang s’échappaient du bandage.
— Dis-moi rouquine, tu vas continuer de rêvasser et me laisser crever ou tu comptes t’occuper de moi ?
Elle grogna et le gratifia d’un regard noir.
— Si tu continues à m’énerver, je vais plutôt prendre plaisir à abréger tes souffrances !
Il fronça les sourcils mais ne dit rien. Ambre remarqua qu’il était blême et trempé de sueur.
— Bouge ta main que je regarde !
Allongé sur le dos et la tête posée sur l’oreiller, Théodore ôta la main qui pressait sa plaie. Le geste tremblant, elle déboutonna et retroussa la chemise puis enleva le tissu qui servait de compresse. Elle ne put réprimer sa révulsion en avisant la lacération présente en bas de son abdomen qui lui taillait la peau sur dix bons centimètres. La plaie était suintante mais n’avait pas l’air profonde.
— Il y a une infirmerie dans le coin ?
— Dans la salle de bain, en face, tu trouveras une trousse et des cachets.
Elle s’y rendit et revint les bras chargés de serviettes, d’un verre d’eau, d’alcool et de ladite trousse de secours. Elle posa le tout sur la table de chevet et s’installa sur le lit.
— C’est grave ? s’enquit-il à mi voix.
Elle se mordilla les lèvres et haussa les épaules. Elle sortit des gélules de saule blanc, en avala une crûment et en tendit une au marquis.
Et dire que je perds mon temps à m’occuper de cet imbécile, songea-t-elle en le dévisageant avec aigreur. Pourquoi est-ce que je me sens obligée de le faire d’ailleurs ? À cause d’Edmund ? De Blanche ? Parce que c’est un putain de marquis ?
Plongée dans ses réflexions, elle appliqua un chiffon imbibé d’eau sur la blessure et commença à la nettoyer. Tout en comprimant la plaie, elle analysa l’étendue de la griffure, d’une netteté troublante tant l’incision était fine sans une once de lambeau de peau pendant à l’air libre. À ce geste, Théodore tressaillit et lâcha un cri de douleur.
— Ah putain ! Sois plus douce bon sang !
— Écoute-moi bien mon gars, fit-elle en le menaçant du doigt, je suis bien sympa de perdre mon temps à m’occuper de toi ! Donc, ferme-la et laisse-toi faire sinon je te jure que je t’abandonne ici sans prendre la peine de te soigner !
Offusqué, il siffla d’exaspération.
— Mais t’es vraiment une sale chienne, ma parole !
— Ça tombe bien puisque c’est mon surnom, abruti !
Sous le coup de la nervosité, ils se mirent à rire. Prise d’un spasme au niveau du ventre, Ambre geignit et se courba en avant. Le marquis, inquiet, ne bougea pas et la regarda d’un air hébété. La crise passée, elle reprit le contrôle de sa respiration, se redressa et continua son geste. Elle sortit une aiguille et un fil de nylon qu’elle réussit, non sans peine, à engouffrer dans le chas au bout de plusieurs tentatives infructueuses.
— La bonne nouvelle, articula-t-elle avec froideur, c’est que t’as de la chance, j’ai déjà recousu une plaie. La mauvaise est qu’il n’y a malheureusement pas d’alcool comestible à te faire boire. Quel dommage, tu vas devoir souffrir. Autant que je te le dise directement avant que tu ne m’insultes de tous les noms, mais ça fait un mal de chien.
Elle lui adressa un sourire malin, dévoilant toutes ses dents jaunies. L’image de son Anselme meurtri par sa faute lui revint à l’esprit et elle se délectait de s’attarder sur la tâche, histoire de s’octroyer une mesquine revanche. De toute manière, il avait besoin de ses services pour recoudre son entaille et d’éviter que la plaie ne s’infecte ou ne s’aggrave, il était donc totalement dépendant de sa personne.
Le garçon toussa mais ne répondit rien, conscient que tout ce qu’il pourrait dire ne ferait qu’envenimer la situation déjà bien assez tendue. Il se contenta de l’observer prodiguer ses soins, lui arrachant par moment des gémissements et des cris étouffés qu’il souhaitait réfréner afin de paraître solide devant sa cruelle tortionnaire. Ruminant sa rage, il crispait farouchement ses doigts sur les couvertures pour éviter de hurler lorsqu’elle plantait malencontreusement l’aiguille dans la chair de son abdomen.
Pour réfréner ses envies de meurtre à son égard, il entreprit de se changer les idées en se focalisant sur un point précis. Ainsi, il s’attarda sur son décolleté où les boutons de ses tétons gonflés par le froid saillaient sous le fin tissu. Ceux-ci étaient si aisément accessibles, il n’avait qu’à tendre simplement la main pour les cueillir.
Au fil du temps, il nota que la cadence de sa soignante sadique baissait, ses gestes devenaient plus lents mais elle était moins maladroite et surtout moins malveillante à son égard. Il fut stupéfait de ce brusque changement d’attitude mais un détail troubla alors son attention en remarquant la main abîmée de son infirmière.
Sous la lueur des faibles flammes ondoyantes, il étudia son visage dans les moindres détails. Dans l’action, elle avait les sourcils froncés et l’arête du nez pincée. Elle paraissait épuisée et passait régulièrement sa main sur ses yeux voilés ainsi que sur son front. Un mince filet de sang s’échappait de la commissure de ses lèvres pourprées. Enfin, il s’attarda sur la cicatrice qui se dessinait nettement sur son visage d’une pâleur inquiétante.
— Tu devrais te couvrir, rouquine, tu trembles comme une feuille ! dit-il en voyant ses poils se hérisser lorsqu’elle eut coupé le fil et consolidé le point d’attache.
Elle posa l’aiguille puis alla devant l’armoire. Elle prit la veste qui lui semblait la plus épaisse, un costume de marin officier, et l’enfila. Elle retourna auprès du marquis et continua sa tâche en silence. Profitant de cet instant pour se changer les idées et faire plus ample connaissance avec son infirmière improvisée, voulant par la même occasion stimuler ses nerfs afin qu’elle reste consciente, il but une gorgée et s’éclaircit la voix.
— T’as finalement craqué pour le Baron ! fit-il avec un sourire narquois. Ou c’est lui qui t’a sauté dessus ?
Elle étouffa un rire, prit mollement une compresse qu’elle imbiba d’huile et continua de désinfecter.
— Ça s’est fait naturellement, même si je pense que ça faisait longtemps qu’il cherchait à me séduire.
Théodore la vit esquisser un haussement des lèvres.
— Alors comme ça t’aime les vieux ? Ou c’est sa fortune et son statut qui t’attirent chez lui ?
— Il n’est pas si vieux ! s’offusqua-t-elle. Et jamais je ne prendrais quelqu’un pour abuser de son statut ! J’avais déjà du mal à me faire à l’idée d’être avec un aranéen, mais là me voir avec un noble, et le maire de surcroît…
Il ricana, satisfait de la voir réagir à ses piques.
— Franchement arrête, il a l’âge d’être ton père !
— Et alors qu’est-ce que ça peut te faire ?
— Moi ? Rien, je trouve ça juste triste que tu perdes ta vie avec quelqu’un qui a bientôt un pied dans la tombe ! À moins qu’avec ton visage tu ne sois pas parvenue à trouver quelqu’un qui veuille de toi !
Elle arrêta son geste et le gratifia d’un regard noir qui le fit frissonner.
— T’as vraiment décidé d’être insupportable ou tu veux réellement que je te tue de mes mains ?
Voyant qu’il était allé trop loin, il se ravisa.
— Calme-toi, je ne disais pas ça pour te vexer ! Même si, oui, c’était blessant. Mais franchement, ça m’intrigue !
— Et pourquoi donc ? s’emporta-t-elle.
— Parce que t’as quand même dû en croiser des jeunes en travaillant auprès de lui, il y en a pas un qui t’a attiré ou qui t’a fait des avances ? C’est à croire que le Baron te gardait pour lui, captive dans sa cage dorée.
Elle soupira d’agacement et se mordit les lèvres avant de poursuivre ses soins, les doigts crispés sur les compresses.
— Parce que tu crois qu’au vu de tout ce que j’avais à faire ces derniers mois je me suis penchée sur cette question ? Et je te signale qu’avant cela j’étais avec Anselme ! Je ne voulais pas briser tout ce que j’éprouvais pour lui d’un revers de la main !
Elle déglutit et essuya ses yeux embués.
— En plus je détestais les hommes, surtout vous, les aranéens ! Vous avez toujours été abominables et abjects avec moi ! Vous ne m’avez jamais épargnée… et tu ne fais que confirmer mes dires !
Une fois la plaie nettoyée et désinfectée, elle prit le flacon d’huile qu’elle versa intégralement sur le reste de compresse et l’appliqua sur la blessure, la pressant contre son flanc. La douleur arracha un cri au marquis.
— T’as quand même réussi à pardonner à ton bourreau tortionnaire alors que tu n’as toujours pas accepté nos excuses à Antonin et moi ! répliqua-t-il, les dents serrées. Je trouve ça terriblement injuste !
— Qu’est-ce que ça peut te foutre que je lui pardonne et pas à toi ! Quand je vois comment tu te comportes, j’ai plus envie de t’achever que de te secourir. T’as de la chance que ton père soit quelqu’un d’important et que Blanche avait de l’estime pour toi !
Théodore rit nerveusement.
— T’es vraiment charmante quand tu t’énerves ! Savais-tu que si tu m’avais laissé une chance, j’aurais envisagé l’idée de te faire la cour, rouquine ?
Ambre écarquilla les yeux, indignée.
— Qu’est-ce que tu me racontes comme conneries, toi ?
Il passa une main dans ses cheveux ébène, ôta sa paire de lunettes qu’il posa sur la table de chevet et l’admira de ses yeux verts brillants.
— Je te disais que si t’étais moins butée et capricieuse, je t’aurais sûrement courtisée. On aurait pu s’amuser un peu tous les deux sans que t’aies à t’engager auprès de moi.
— Ah oui ? Et dans quel but, je te prie ? Tu voulais souiller ton corps auprès de la noréenne de bas étage que tu détestais si bien ?
— Mais parce que tu me plaisais, tiens !
Elle eut un rire nerveux incontrôlable puis, courroucée par cette justification, elle se leva et le gifla avec force.
— Ça fallait y songer avant de vouloir me violer !
Théodore plaqua sa main contre sa joue et la massa.
— J’en ai marre de sans arrêt m’excuser pour cette histoire ! Oui, maintenant je sais ce que ça fait de voir un être cher subir les affres d’une telle violence ! De voir cette personne à laquelle on tient sombrer sans parvenir à la soigner et ce malgré toute l’attention et l’amour qu’on lui porte ! De voir ma précieuse Blanche pleurer et boire plus que de raison depuis quelques mois car son bourreau était revenu auprès d’elle et ne cessait de la tourmenter !
Il hoqueta, prêt à perdre ses moyens, mais se ressaisit :
— J’en étais malade de la voir faire des choses insensées. Ça me ruinait le moral qu’elle se ferme aux autres et se mette sciemment en danger ! Sans parler du fait de ne pas avoir pu la toucher avant un long moment, car au moindre effleurement elle se braquait et fondait en larmes.
Il fronça les sourcils et la toisa de ses yeux larmoyants.
— Tu ne peux pas savoir à quel point je m’en veux de t’avoir fait subir ça ! J’ai parfaitement conscience de t’avoir blessée, d’avoir été un salop et pire de m’en être vanté ! Tout comme je regrette d’avoir défoulé ma rage sur Anselme par simple jalousie. Mais, s’il te plaît, arrête de revenir dessus sans arrêt ! Je pourrai jamais changer le passé et modifier mon geste. Ça ne changera rien à ce qui s’est produit et le fait que tu le rumines à chaque fois n’arrangera pas ton état, crois-moi !
Ambre jura. Elle s’apprêtait à le gifler une seconde fois, brandissant sa main tel un battoir.
— Et bien tu sais quoi…
Elle n’eut pas le temps d’achever sa phrase que, défaillante, elle s’effondra sur la moquette. Le teint blafard et les lèvres frémissantes, elle gémissait, sentant son estomac se retourner et son cœur battre ardemment. Théodore, choqué par son lâché prise, se pencha vers elle, prenant soin de ne pas bouger au niveau de sa ceinture abdominale. Une lueur d’inquiétude présente dans son regard, il l’étudia sans trop savoir que faire.
— Ça va, rouquine ?
Pour toute réponse, elle grogna et marmonna. Son corps fut traversé par des spasmes successifs de plus en plus virulents. N’y tenant plus, elle se retourna sur le ventre et recracha une glaire rouge avant de revenir s’étendre sur le dos, libérée des dernières gouttes de poison logées dans son organisme. Elle ferma les yeux et tenta de respirer au mieux pour regagner un rythme cardiaque normal. Elle resta un long moment au sol. Malgré la douleur, son estomac criait famine, produisant un gargouillement sonore.
Je ne sais pas si j’arriverai à avaler quoique ce soit mais j’ai tellement faim, je me sens totalement vidée. Pitié, j’espère qu’il y a de la nourriture ici sinon c’est ce marquis que je vais bouffer !
Une fois le malaise passé, elle se frotta les yeux et posa ses mains fébriles sur son ventre endolori avant de s’agripper au lit pour se relever. Usant d’un effort surhumain, elle se hissa et parvint à se remettre debout.
— Je vais chercher un truc à bouffer. Je ne tiens plus…
Théodore la regarda avec effarement.
— Tu comptes bouger dans ton état ? Franchement t’as vu ta main ? Et si tu tombes dans les vapes en bas ?
Ambre ne dit rien et scruta mollement son poignet. Le marquis se redressa légèrement et l’invita à s’asseoir auprès de lui pour la soigner à son tour. Il remit ses lunettes, prit timidement son bras et l’attira à lui. La jeune femme, trop épuisée, se laissa faire sans réticence. Le marquis retroussa sa manche et procéda de la même manière que sa patiente, d’un geste moins habile.
— Laisse-toi faire et, promis, je te file les clés du cellier.
Une fois la plaie désinfectée, il enroula le bandage le long de son poignet puis examina son œuvre, fier de lui. Ambre se dirigea vers la salle de bain et se débarbouilla. En revenant dans la chambre et, voyant qu’elle avait repris des couleurs, il sortit de sa poche un trousseau de clés et le lui tendit après lui avoir indiqué l’emplacement de la cuisine. Elle acquiesça et commença à marcher.
— Si tu veux, il y a un paquet de tabac ainsi qu’un très bon whisky dans le meuble de l’entrée, une commode en vernis noir à motifs floraux. Et pense à fermer la porte de l’étage à clé, je doute qu’on craigne quoique ce soit mais on est jamais trop prudents.
Dès qu’elle fut partie, le marquis soupira, angoissé à l’idée de la voir s’exécuter dans son état. Elle était encore d’une pâleur inquiétante et aussi fiévreuse que lui. Anxieux, il agitait sa jambe, les yeux rivés sur la pendule posée sur l’étagère, éclairée faiblement par le chandelier. La petite aiguille des minutes défilait, allant se placer sur le « IX » tandis que la grande, presque immobile, glissait peu à peu vers le « X ».