NORDEN – Chapitre 130
Chapitre 130 – Le songe
La nuit était d’un noir d’encre. Des étoiles éparses égayaient le voile céleste dont les scintillements miroir oscillaient au gré de la houle. La mer calme s’étendait jusqu’à l’horizon. Dans ce paysage ténébreux, il était impossible de savoir où se terminait la mer et quand commençait le ciel. Il n’y avait ni vent ni odeur, pas le moindre filet d’air ou de fin effluve.
Adèle ne paraissait guère incommodée par cette absence momentanée de sens et continuait son chemin. Ses pieds nus épousaient le mouvement de la houle. Depuis combien de temps marchait-elle ainsi ? D’où venait-elle ? Jusqu’où irait-elle ? Elle ne le savait pas, mais les heures semblaient défiler sans que rien ne se passe. Vêtue de sa chemise de nuit, les cheveux attachés en une longue natte, elle était la seule tache nette en ces lieux.
Soudain, la mer commença à se déchaîner. La surface de l’eau tremblait, devenant instable. Paniquée par ce changement brutal, Adèle resta figée sur place dans l’espoir que les secousses ne cessent d’elles-mêmes. Lorsqu’elle manqua de trébucher, elle fit demi-tour et se mit à courir dans la direction opposée. Les vagues déferlantes devenaient de plus en plus hautes, puissantes, jusqu’à former un véritable raz de marée qui la poursuivait.
La petite courrait à toutes jambes, la pointe de ses pieds traçant de légers sillons sur l’eau sans qu’aucune goutte ne vienne l’asperger. Perdant pied, hors d’haleine, elle s’effondra sur le tapis d’écume qui, tel un maelstrom, l’engloutit intégralement, la faisant sombrer dans les profondeurs de l’océan.
Elle se débattit, bougeant frénétiquement ses bras afin de regagner la surface. Incapable de lutter contre cet élément implacable, elle se sentit défaillir et accepta son sort funeste, cette noyade impitoyable. À bout de force et dans un réflexe naturel, elle se mit à inspirer mais au lieu de sentir l’eau salée pénétrer son organisme et la brûler, elle remarqua que ses poumons se gonflaient d’air, un air pur que son corps supportait sans peine.
Elle ouvrit un œil mais tout demeurait noir. Aucune lumière, pas la moindre lueur ne se discernait dans son champ de vision, même ses mains qu’elle portait à son visage étaient invisibles. Toujours pas une odeur ne parvenait à ses narines ni même le goût de l’eau iodée de l’océan ou encore de sensation thermique. Sa perception de l’orientation était brouillée. Désorientée, elle ne savait où était le ciel et où se trouvait la terre.
Après de longues et interminables minutes à s’enfoncer dans les bas-fonds, une mélodie parvint à son oreille. Une voix sifflante, cristalline… si douce et apaisante. La voix se rapprocha, une présence se tenait auprès d’elle. Elle ressentait son aura, sa chaleur, son souffle. Quelque chose parcourut son bras, un geste doux, subtil, semblable à une caresse qui remontait progressivement jusqu’à son cou. Ses poils se hérissèrent et son cœur s’emballa. Qui était-ce ? Le souffle sur sa nuque s’intensifia. Elle pouvait entendre un bruit de respiration lente et régulière. Puis un claquement de langue survint, suivi par le timbre d’une voix grave :
« Höggormurinn frá hafið komar,
lengi lifi Höggormurinn Kóngur »
En sueur, Adèle se réveilla en sursaut. Une main sur le cœur, elle serra avec force son médaillon puis observa l’endroit où elle se trouvait, totalement perdue. Elle se tenait dans une petite pièce obscure faite de murs en pierres grossièrement assemblées.
« Meriden » songea-t-elle, l’esprit embué.
Le grondement de l’orage, les cris des oiseaux nocturnes et le chant des grillons résonnaient. L’extérieur était inondé par le pâle halo de la lune et les lueurs diffuses des éclairs successifs. Elle se frotta les yeux et nota qu’elle était allongée sur de la terre battue, emmitouflée sous des couvertures en peau d’animal, Anselme niché au creux de ses cuisses. Le corbeau dormait profondément, tout comme les quatre autres occupants de la chaumière. Le feu dans le foyer crépitait encore, projetant des flammèches sur les parois humides et léchant le fond de la marmite accrochée à la crémaillère. L’odeur de terre mouillée, de potage et de cendre imprégnait l’air. Cette senteur qu’elle avait tant humée jadis lorsqu’elle vivait dans son cottage la réconforta.
« Tout ça n’était qu’un rêve ? Ça semblait pourtant si réel ! »
Troublée par cet étrange songe, elle fit glisser les couvertures et se leva. Le plus silencieusement possible, elle tira la porte et s’extirpa. Comme dans son rêve, la voûte céleste se constellait d’étoiles accompagnées d’un timide croissant de lune. La fraîcheur de la nuit était agréable, il régnait une étonnante sérénité.
Adèle fut tirée de ses réflexions par des cliquetis métalliques. Elle tourna la tête et porta son regard sur la maison d’en face, illuminée d’une clarté orangée. Elle esquissa un sourire et s’avança ; Mesali ne devait toujours pas dormir. En la rejoignant, elle vit la Féros mordiller et tirer avec énergie les barreaux de sa cage. Lorsqu’elle aperçut la jeune fille à la peau d’albâtre, elle cessa son activité et la regarda de ses yeux humides. Suivant les conseils de Faùn, Adèle s’approcha mais resta à bonne distance de la cage. Mesali tendit la main vers elle et babilla un flot de paroles incompréhensibles.
— Höggormurinn veit… Ketta… greiða… Ketta !
Adèle fit la moue et s’approcha légèrement.
— Je ne comprends pas ce que tu veux me dire.
Les muscles de la Féros tremblaient sous le coup de l’effort. Puis, épuisée et la bave aux lèvres, elle soupira et se laissa choir, le dos appuyé contre les barreaux. La Sensitive, qui ressentait pleinement ses émotions, fit fi des conseils du Shaman et s’avança. Elle s’arrêta juste devant elle et s’accroupit pour être à sa hauteur. Avec des gestes simples et lents elle commença à lui parler :
— Moi… pas comprendre… moi… aider toi…
— Aider… Aider… répéta la petite, qui savait à peu près ce que ce mot voulait signifier.
— Je peux pas te libérer Mesali !
— Libérer ! Libérer Mesali… Ketta… Mesali aider Ketta ! assura la petite, les yeux pleins d’espoir.
Adèle comprit ce que son interlocutrice lui signifiait et prit un instant pour réfléchir. Allait-elle la libérer, avait-elle seulement le droit de le faire ? Que diraient les autres si elle le faisait, allaient-ils l’abandonner à cause de cet acte qui pourrait être perçu comme une trahison ? Elle frotta son menton et demeura songeuse. Dans ce genre de cas, une question lui revenait chaque fois en mémoire ; « Que feraitAmbre dans cette situation ? ». Son aînée n’était guère reconnue pour sa sagesse, pourtant, elle avait souvent réussi à s’échapper ou à surmonter les obstacles en usant de son instinct. Cet instinct si caractéristique, héritage des Féros selon Wadruna. Un acte pulsionnel, inné, dont la plupart des animaux s’en trouvent encore pourvu.
Adèle écarquilla les yeux, frappée par cette révélation limpide ; Mesali, comme Ambre, était Féros, son Instinct la guiderait-il à sauver cette Ketta ? Elle examina le verrou puis dévisagea Mesali. Cette dernière la regardait toujours, affichant des yeux de chien battu.
— Ne fais pas de bruit, chuchota-t-elle en posant son index sur ses lèvres. Je reviens tout de suite.
Mesali l’imita et la regarda s’éloigner sans un mot. Sur ce, la Sensitive tourna les talons et alla rejoindre l’autre maison pour y chercher discrètement la clé, cachée dans la besace du Shaman. Elle se faufila dans la pièce à pas de velours, tentant d’éviter les dormeurs ainsi que les divers obstacles. Elle fouilla quelques instants et trouva une besace posée au pied de la cheminée, juste à côté de la Shaman Korpr. Nerveuse à l’idée d’être prise sur le fait, elle y engouffra la main, tâta le contenu mais ne trouva rien. Elle se rendit alors compte qu’il ne s’agissait pas de la bonne besace. Déçue, elle se mordilla la lèvre. « Mince, où peut-elle être ? »
« Sur la chaise à côté de Sonjà ! » résonna une voix claire dans sa tête.
Stupéfaite, la fillette comprit qu’il s’agissait de la voix de son mentor. Elle se retourna et l’examina, Wadruna était allongée sous ses couvertures, les yeux clos. Pour la remercier, elle formula une réponse dans son esprit puis alla récupérer l’objet, soulagée par le soutien de sa Shaman.