NORDEN – Chapitre 138
Chapitre 138 – Reprise des hostilités
— Halte là ! hurla l’un des soldats qui se dressait au milieu du pont, une main tendue vers l’avant.
Hissé sur un imposant palefroi blanc habillé d’un caparaçon à carreaux rouges et blancs, l’homme s’empara de son arme dans le but du stopper le cavalier engagé en plein galop qui fonçait en leur direction. Faùn tira la bride de sa monture. L’animal fit une ruade avant de s’immobiliser cinq mètres devant eux. Désirant faire preuve de diplomatie, il leva les mains et s’éclaircit la voix :
— Pardonnez messieurs, j’ai une affaire urgente à régler.
— Inutile noréen, la ville est inaccessible, ordre monsieur de La Tour.
Le Shaman observa un moment ces hommes vêtus d’un costume cardinal à plastron blanc galonné, un sigle brodé sur leur poitrail illustrant deux fusils croisés en X ainsi que quatre tours ; les armoiries de la Garde d’Honneur.
— Messieurs, daignez vous écarter, je suis Faùn, Shaman de la tribu des Svingars et je souhaite récupérer ma protégée qui se trouve actuellement dans vos villes.
Les cinq soldats échangèrent un regard, puis le meneur hocha la tête par la négative.
— Désolé monsieur, mais la ville est fermée d’accès. Qui que vous soyez, Shaman ou non, les ordres sont formels, interdiction de pénétrer dans l’enceinte de la ville jusqu’à nouvel ordre. Maintenant faites demi-tour et partez !
Voyant qu’il était inutile d’argumenter davantage, Faùn pesta et talonna les flancs de Munkor, reprenant sa route vers une autre passerelle. Pendant qu’il galopait sur cette voie pavée à faible dénivelé ascendant, il longeait le bord au plus près, examinant le lit du Coursivet situé en contrebas.
Plus il poursuivait au nord, plus la rivière s’élargissait et s’enfonçait. Il balaya le cours d’eau, zigzagant entre les arbres et les buissons à la recherche d’un passage pour le traverser. Il parvint à trouver le lieu adéquat non loin de la sortie via le pont de la Licorne. Sa vue perçante lui permettait d’épier les cavaliers qui y étaient postés.
Il soupira et examina la rive. La rivière devait faire dans les dix mètres de largeur et le courant, bien plus véloce que d’ordinaire, emportait avec lui des branches et autres objets inanimés moins habituels. L’eau se fracassait contre les rochers noirs qui se trouvaient sur son chemin, agencés anarchiquement, parfois même à plus de trois mètres d’écart les uns des autres ; trop éloignés pour tenter de les atteindre en sautant sans élan. Sur la rive d’en face, d’imposants saules et érables étendaient leurs branches.
— J’aurais dû traverser avec Sonjà au lieu de vouloir prendre ce raccourci ! cracha-t-il avec aigreur. Au moins aurait-elle pu les convaincre de nous laisser passer !
Il mit pied à terre, sortit une cordelette de la sacoche accrochée à sa selle et empoigna une flèche de son carquois. Tout comme l’arc, celle-ci était faite en bois de cerf, possédait une pointe en iridium et se terminait par une plume de corbeau provenant de Hrafn lui-même. Il la noua autour de l’embout et serra.
Dès que le nœud fut suffisamment solide, il se munit de son arc et le banda. Il inspecta les arbres et porta son dévolu sur le saule pleureur, dont les branches retombaient en cascade et se déversaient dans le cours d’eau ; une accroche idéale pour pouvoir les agripper à mi-chemin. Enfin, il décocha sa flèche qui parvint à atteindre sa cible et s’enfonça dans l’écorce du tronc.
Pour être le plus léger possible et éviter que la flèche ou la corde ne cèdent sous son poids transporté par la force du courant, Faùn se débarrassa de son carquois ne conservant que son arc qu’il enfila sur son dos. Paré, il donna une légère tape sur la croupe de son destrier et lui ordonna de rentrer à Meriden, puis il analysa une dernière fois son trajet avant de se jeter à l’eau pour entreprendre sa traversée.
Il fit d’abord quelques pas dans les eaux peu profondes, dont le sol était jonché de galets, et ressentait déjà la force du courant se plaquer contre ses jambes, manquant de le faire trébucher. Au bout d’une poignée de secondes, il fut parcouru d’un frisson tant l’eau était gelée. Il pressa le pas, s’enfonçant à mi-cuisse et tenant toujours la cordelette tendue à l’extrême. Immergé jusqu’à la taille, le courant glacé l’emportait et le fit percuter contre un premier rocher.
Il profita de cette prise pour se hisser et récupérer son souffle, puis sauta les deux rochers suivants, relativement accessibles et s’arrêta. Il passa une main sur ses yeux et essuya les gouttes perlant sur son front. Il tira sur la corde, vérifiant encore sa solidité, puis serra davantage son emprise. Satisfait, il expira longuement et reprit son chemin.
Il lui fallut près de cinq minutes pour atteindre la rive opposée. Trempé, il arracha la flèche du tronc et escalada la paroi rocheuse avant de se hisser par-dessus le muret.
— J’arrive Mesali ! pesta-t-il en grelottant.
***
Pendant ce temps, trois kilomètres plus au sud, Skand et Sonjà galopaient dans les rues agitées aux côtés des soldats de la Garde d’Honneur, courroucés par la nouvelle qu’ils venaient d’apprendre. En effet, lorsque les deux chefs avaient rejoint le pont et s’étaient vus contraints de stopper leur monture, ils avaient longuement parlementé avec le meneur du groupe, un dénommé Poinsart. D’abord peu enclin à les laisser passer, ce dernier avait été retourné lorsqu’un autre cavalier de la Garde était accouru afin de les avertir qu’un événement alarmant venait de se produire sur le parvis de la mairie.
Selon ses dires, Rufùs Hani s’était rendu à l’hôtel de ville aux premières lueurs de l’aurore afin de parlementer avec les nouveaux dirigeants, désirant éclaircir certains points quant aux accords et relations à venir entre les habitants des carrières Nord et ceux du territoire aranoréen. Le Hani savait que si Alfadir venait les secourir, il n’exigerait en rien le retour de monsieur von Tassle en tant que maire. Ce qui signifiait que le traité mis en place entre monsieur le Baron et Hangàr risquait d’être compromis.
Ainsi, pour éviter toute guerre de territoire et épargner de nombreuses vies, le guerrier Ulfarks avait eu l’idée de régler cela par un duel diplomatique. Aucun des membres présents sur le siège du pouvoir n’avait trouvé à objecter cette décision ; après tout, les Hani étaient craints et possédaient d’innombrables richesses, il était fort alléchant pour le comte de se laisser séduire par cette proposition.
Après exposition et signature du contrat, l’affrontement entre Rufùs et le comte avait fait rage dès que l’horloge avait sonné huit heures. Le duel avait déchaîné les foules de curieux qui s’étaient rués sur le parvis. Les termes avaient été officiellement annoncés avant le début des hostilités : si Rufùs Hani sortait vainqueur, il conserverait le territoire est jusqu’aux terres des Korpr nouvellement annexées par son père, monsieur le comte s’engageait à missionner ses soldats pour retrouver Imperà Hani, nièce du combattant, comptant parmi les enfants noréens enlevés.
En revanche, si monsieur le comte de Laflégère était désigné vainqueur, toutes les forces Hani ainsi que le peuple des carrières Nord domicilié sur ses terres devraient les déserter sur le champ et rendre les régions annexées ; rendant caduc le contrat établi entre le Baron von Tassle et Hangàr Hani. De plus, les Hani s’engageraient à supprimer la taxe fluviale entre Wolden et Iriden, laissant les derniers bateaux disponibles effectuer la traversée tant que bon leur semble, puis à leur vendre à bas coût un pourcentage non négligeable de métal et d’or.
Le combat fut prompt. Les combattants, tous deux militaires, savaient manier le sabre et, selon les dires des témoins, disposaient de leurs capacités au moment du duel. Cependant, une erreur du comte lui avait valu un coup fatal. Lors de sa parade, Rufùs lui avait transpercé le plexus. Le comte s’était écroulé au sol, se vidant de son sang.
Par l’honneur et comme il est de coutume dans son peuple, le Hani s’était planté devant lui et, d’un geste vif, lui avait tranché la tête de sa lame, en hommage au Berserk loup Ulfarks qui avait achevé le dernier assaillant providencien de la sorte il y a plusieurs siècles. La tête du notable avait rebondi au sol avant de rouler et de s’échouer dans le caniveau. La foule s’était offusquée de voir un tel traitement infligé à un homme de l’Élite. Ce geste atroce avait sonné comme une provocation aux yeux des citoyens et soldats de Wolden qui, furieux, s’étaient rués sur le guerrier afin de le tuer. Cet esclandre causa une altercation, bien plus virulente que la précédente, engageant les forces de Laflégère contre celles des Hani.
Après un long moment de réflexion, le lieutenant Poinsart avait décidé de déserter son poste et de porter secours aux éventuels blessés et familles présentes en haute-ville, livrées à elles-mêmes dans ce énième affrontement, encore plus sanglant que ceux de la veille.
— Pourquoi faut-il que ces gens-là règlent leur conflit chez nous ! avait-il pesté, sans trop savoir que faire avant de rajouter à l’attention des deux noréens. Vous ne comptez pas intervenir là-dessus j’espère ?
— En tant que chefs et noréens, c’est évident qu’on est alliés aux Ulfarks, avait répondu Skand avec pragmatisme, mais on a une mission, on peut pas intervenir !
— Sahr, vrai ! Surtout que les Ulfarks ne voudront pas notre aide, c’est sûr ! Ils ne supporteront pas de nous être redevables ! Ils n’aiment pas les dettes, ceux-là !
Un compromis fut établi ; Sonjà exigeant que les gardes les escortent jusqu’à la grande place de Varden, leur promettant en contrepartie de ne pas intervenir dans les combats en cours. Le lieutenant, soulagé par ces paroles, avait accepté de bonne grâce sa proposition.
L’écume aux lèvres, les chevaux avançaient avec fougue s’enfonçant au cœur de Varden en formation serrée, Sonjà et Skand protégés de toute part par leur escorte.
— J’aurais jamais cru une situation pareille ! réfléchit le chef Korpr en regardant avec dépit les soldats Ulfarks se faire massacrer par leurs adversaires bien plus nombreux.
— Vrai ! Mais faut qu’on soit discrets, protéger Hrafn est notre mission. Alfadir compte sur nous !
Arrivé à un carrefour, le lieutenant Poinsart arrêta son cheval, imité par ses subordonnés. Il se retourna, indiqua à ses hôtes la direction à suivre pour regagner la Mésange Galante puis partit rejoindre la haute-ville avec ses hommes.
Après de brèves salutations, Sonjà et Skand trottèrent encore une poignée de minutes dans ces ruelles sinistrées. Le pavement de la chaussée était défoncé, des trous béants germaient au sol, entraînant la chute de maisons dont seule restait généralement la cheminée. Lampadaires et poutres barraient la voie, les obligeant à quitter leur monture afin de poursuivre leur chemin à pied.
Lorsqu’ils arrivèrent sur la place, ils se dirigèrent vers les allées d’arcades, attirés par cette façade bleue de l’enseigne tant recherchée.