NORDEN – Chapitre 161

Chapitre 161- Cruelle vérité

La trachée lacérée par le sel et l’effort, Erevan se laissa choir sur le sable après s’être extirpé de la grotte. Dans sa fuite, elle s’était entaillé la plante des pieds contre les galets. De minces filets de sang s’échappaient de ses plaies ainsi que de ses coudes éraflés. Accroupie, elle dissimula son visage sous ses mains et pleura à chaudes larmes. Les muscles tremblants, elle déversait la terreur qu’elle avait ressentie quelques minutes plus tôt.

Ainsi son sauveur n’était autre que le Aràn des mers, jamais elle n’aurait pu concevoir une telle chose. Pourtant, il ne lui avait pas menti, il avait joué la franchise, et ce, depuis le début. Mais comment cela était-il possible, comment le Aràn pouvait-il redevenir humain à sa guise ? La transformation n’était-elle donc pas irréversible ou bien était-ce l’apanage des entités ?

Plongée dans un état second, l’esprit évadé, elle se recroquevilla sur le sable, qu’importe la fraîcheur du vent vespéral qui la faisait frissonner. En silence, elle regardait droit devant elle, l’œil légèrement vitreux, ne distinguant que des formes floues, diluées dans cet espace que la brume enveloppait de ses vapeurs.

Un cri l’arracha de ses pensées, Selki venait de la rejoindre. La face trempée, tout juste sortie des flots, elle renifla bruyamment, posa sa tête de veau sur les cuisses de sa cadette et se blottit. Erevan l’enserra et la câlina jusqu’à la tombée des derniers rayons du jour, nimbant le ciel d’un vaste dégradé outremer grignoté par le brouillard de plus en plus persistant.

Quand le vent frais commença à devenir trop mordant, la jeune femme se redressa. Avant de regagner sa maisonnée, elle partit récupérer les poissons qu’elle avait pêchés tantôt. Ceux-ci ne se portaient pas au mieux dans ce seau étriqué à l’eau trop tiède.

En rentrant, et désireuse de ne pas faire souffrir inutilement ces bêtes, elle les acheva d’un coup de couteau bien placé et donna un hareng au phocidé qui l’engloutit en à peine trois bouchées. Sans entrain, elle fit rôtir le reste à la poêle avec un oignon et une pincée d’herbes aromatiques puis accrocha également une marmite remplie d’eau. La chaleur du feu présent dans le foyer la détendit quelque peu, réchauffant son corps mouillé qui grelottait par intermittence. Les flammes rougeoyantes l’hypnotisaient, la rendant comateuse, léthargique.

Le repas prêt, elle se révélait incapable de manger tant son estomac était noué et ses pensées capturées dans de multiples réflexions contradictoires. Elle mit les poissons frits en bocal, le rangea sur un coin de la cheminée et versa le contenu de la marmite dans un seau, prenant garde à ne pas s’ébouillanter. Puis elle se déshabilla, ôtant ses vêtements trempés à l’odeur d’eau croupie qui lui collaient à la peau comme une mue de serpent. Ils retombèrent comme de vieilles serpillières, éclaboussant le sol.

Postée devant la cheminée, armée d’un gant et d’un morceau de savon, elle entreprit de se laver pour chasser le sel qui avait tant irrité sa peau, créant des plaques de boutons rouges sur les zones de frottements. Avec lenteur, elle soigna ses coudes ainsi que ses pieds meurtris et couina au contact du tissu contre les blessures.

Par chance, aucune entaille n’était profonde, rien que du superficiel. Pour aider à la cicatrisation, elle se les massa avec de l’huile de millepertuis et les banda. Chose faite, elle se glissa sous les couvertures glacées puis, l’esprit libéré de toute tâche à effectuer, elle craqua et pleura à chaudes larmes.

Les jours suivants, Erevan ne daigna sortir de chez elle. Ayant perdu tout entrain, elle restait la plupart de son temps clouée au lit et se nourrissait peu, ne possédant pas assez de volonté pour ne faire autre chose que de gésir allongée sous les draps. En pleine déréliction, elle ne cessait de repenser à celui qui hantait son esprit. Elle revoyait en permanence ce visage anguleux à l’expression si douce et enfantine. Or il y avait également ce serpent, ce monstre impitoyable et cruel, que tout humain craignait, sur Norden comme sur Pandreden, tant sa force et sa colère étaient redoutées.

Comment ces deux êtres que tout paraissait opposer pouvaient-ils être la même personne ? Cependant, malgré cette effroyable identité, Jörmungand éveillait en elle un sentiment qu’elle n’avait jamais connu jusque là, un magnétisme qu’elle ne saurait expliquer. Cette attraction primitive, viscérale, la chamboulait tant elle ne parvenait pas à mettre de l’ordre dans ses idées ni un mot sur son ressenti. Après tout, les moments passés à ses côtés étaient agréables, empreints d’insouciance et de légèreté ; une complicité qu’elle n’avait jamais pu établir avec un autre, pas même avec sa sœur.

Elle se rendit à la grotte, s’enfonça dans cette caverne obscure mais elle ne le vit pas. Un chandelier à la main, elle explora plus minutieusement cet étrange espace où un silence absolu régnait, seulement tranché par le crépitement des flammes et le clapotis des gouttes.

Son regard se posa sur la gigantesque armoire vermoulue à patte de lion qu’elle ouvrit en grand. Un cri de stupeur, qui résonna en écho, s’extirpa de sa gorge en apercevant des piles de vêtements ainsi qu’un foisonnement d’ouvrages, le tout rangé soigneusement. Que ce soit les étoffes ou bien les livres, rien ne paraissait abîmé.

Les mains tremblantes, elle s’empara d’une chemise et la renifla. Elle sentait l’humidité des lieux mêlée à son odeur ; une fragrance marine subtile, mélange de sel et de vieil ambre gris. Voyant son attitude déplacée, son visage prit une teinte cramoisie. Elle la replia et la rangea à sa place, honteuse de son comportement.

Pour faire baisser son émoi, elle parcourut les ouvrages où les écrits demeuraient lisibles bien que certains fussent dans une langue qu’elle ne reconnaissait guère. Ses yeux s’écarquillèrent lorsqu’elle remarqua celui intitulé Le peuple de Norden. Elle le prit délicatement, en examina rapidement le contenu et s’attarda sur la table des matières.

À la mention de Jörmungand, elle ne résista pas à la tentation de l’emprunter pour l’étudier plus en détail. Elle referma les portes et prit la direction de la sortie, le précieux livre en main, pressé contre son ventre. Assise sur le sable, adossée contre un roc, sous un timide soleil de fin de matinée, elle entreprit la lecture.

Studieuse, elle analysait chaque phrase. Pour mieux suivre sa progression, elle passait son index sur le vélin moucheté aux bords grignotés. Son front se plissait et elle retenait inconsciemment sa respiration sous l’effet de la concentration. Elle se surprit même à lire un extrait à haute voix :

— Jörmungand, ô bête effroyable, terreur des mers, seigneur des océans, qui d’un simple coup de mâchoires, parvient à couler le plus puissant des navires. Qui, d’un vif coup de queue, brise la coque et les voiles pour laisser l’ennemi sombrer dans vos eaux, rejoignant ainsi votre sanctuaire abyssal. Que votre nom soit respecté, que vous soyez traité avec le plus grand respect pour nous avoir permis d’effectuer cette interminable traversée sans encombre. Nous, peuple meurtri, brisé, en exil. Merci de votre clémence. Nous, aranéens, promettons de glorifier votre éminence pour votre incroyable bonté. Nous vous serons éternellement redevables.

Erevan ne parvint à décrocher de la lecture, parcourant les pages pour y graver les informations en sa mémoire. Il lui fallut une poignée d’heures pour achever l’ouvrage. À la fin, une question émergea en son esprit. C’était une question simple mais déconcertante au point qu’elle n’en trouverait pas le sommeil de la nuit si elle n’obtenait pas de réponse ; pourquoi l’avait-il sauvée, elle, plutôt qu’un autre parmi ces innombrables noyés ? Cette humaine insignifiante, une noréenne parmi des millions que sa très longue vie avait dû croiser sur les flots.

Un soir, n’y tenant plus, elle décida de sortir afin d’espérer l’apercevoir dans les parages. Vêtue d’un long manteau, elle sillonna la plage. Elle s’arrêta à la lisière de l’écume et tenta de discerner au loin la silhouette monumentale du Serpent. Or, aucune ombre ne tranchait l’océan qui, comme endormi, n’ondulait point. Elle était seule, définitivement seule.

Le cœur gros de soupirs, elle hoqueta et balaya le paysage de ses yeux voilés. Pas un bruit hormis le roulement discret des vagues se faisait entendre. Son regard finit par se poser sur la statue du Aràn. Elle s’y rendit, prenant garde à ne pas marcher sur les cailloux effilés. Elle posa timidement sa main sur la surface rêche de la sculpture dont elle caressa lascivement le ventre. Puis elle approcha sa tête et vint poser son front contre la gueule du reptile.

— Je suis désolée, murmura-t-elle, sincèrement.

Consciente qu’il ne reviendrait peut-être jamais céans, elle sentit un poids peser sur ses épaules, une horrible sensation de manque pareil au déchirement qui l’avait tiraillée lorsque Selki s’en était allée. Une idée germa, simple et limpide.

Sans attendre, elle courut jusque chez elle et se rendit au coin du feu où une soupe mitonnait. Elle y plongea une louche qu’elle versa dans un gobelet et s’en retourna au pied de la statue, marchant d’un pas lent afin de ne pas renverser une goutte du breuvage qu’elle posa sur le socle, dans le creux provoqué par l’enroulement de la queue. Pour le conserver un tant soit peu tiède, elle le couvrit d’un linge sec. Enfin, elle accorda une dernière caresse sur la tête de l’animal et s’en alla à son logis.

Le lendemain, à peine réveillée, elle se rua vers la statue. Elle ôta le linge et remarqua que le récipient était vide, il ne restait plus une goutte. Le cœur battant à vive allure, elle laissa échapper un cri de stupeur et continua cette opération chaque soir, des jours durant.

***

Une semaine passa depuis le début de ses offrandes et Jörmungand n’était toujours pas revenu. En colère contre elle-même, Erevan s’attelait au jardinage. Sur la lande herbeuse, elle bêchait, ratissait, semait et arrosait toutes sortes de graines qui lui seraient utiles pour mettre en bocal. Pois, oignons, endives ou encore choux, haricots et pomme de terre, soit tout un tas de légumes en devenir, prenaient place en son petit espace libre qu’elle s’était octroyé, situé à la lisière du bois où la terre y était fertile.

Elle profitait de son passage pour aller puiser l’eau à la rivière et y noyer son corps dans l’eau douce afin d’y ôter le sel et de se rafraîchir en ces journées chargées, de fortes chaleurs. D’un autre côté, elle se rendait également en mer où elle sillonnait la côte et tentait au passage de capturer des poissons dans ses filets.

Les pêches étaient bien fructueuses ces derniers jours et elle parvenait à attraper plus de poisson qu’espéré. Si à l’avenir elle réussissait à pêcher quotidiennement une telle quantité de harengs et maquereaux, alors elle pourrait les revendre aux fermiers ou autres cultivateurs des fermes alentours pour les troquer contre des pièces et espérer amasser suffisamment de fonds pour s’offrir un nouveau voilier.

Une fois rentrée chez elle, harassée par sa journée de labeur, elle s’affaira en cuisine et prépara ses poissons qu’elle fit rissoler à la poêle avec un morceau de beurre. Le maigre feu du foyer plongeait l’âtre dans une timide clarté orangée. Elle conserva la majeure partie dans des bocaux et mangea le reste au coin du feu, profitant de la chaleur des flammes qui lui procuraient une sensation de réconfort car cela faisait des jours que Selki ne restait plus auprès d’elle, préférant se balader en mer.

L’instinct animal de sa sœur commençait à prendre le dessus sur sa vie passée ; sa raison et ses souvenirs venaient de disparaître à jamais, à peine se souvenait-elle qu’Erevan était sa sœur.

Le repas achevé, elle resta un moment à rêvasser. Assise sur le perron, tournée face à la brume nocturne, elle contemplait son médaillon, gardant à l’esprit que prochainement, elle pourrait se transformer à son tour si elle le désirait. Cette métamorphose était synonyme d’espoir, la promesse d’une vie éternellement en mer, proche de ses semblables rorquals, si loin de Norden et de cette famille désossée.

— Qu’aurais-je à perdre de toute façon ? Je ne manquerai à personne, et ce sera certainement plus simple de vivre en mer plutôt que sur terre. Surtout en devenant un tel animal, je ne risque pratiquement rien.

Un ricanement s’extirpa de sa bouche.

— Peut-être que naturellement je le rejoindrai. Et qu’il m’appréciera davantage sous cette forme.

Las de se morfondre, elle se redressa et partit en direction de la plage pour y déposer l’offrande sur le réceptacle. Pieds nus sur le sable froid, elle longea le liseré de l’écume. Puis elle s’enfonça davantage dans les eaux vaseuses de la marée basse, tentant d’apercevoir au loin la silhouette de son sauveur. Malheureusement, le brouillard était épais et ne permettait pas de discerner quoique ce soit à plus de vingt mètres. La brise vigoureuse fouettait son visage avec panache, déposant de larges gouttes glacées.

Les poils au garde-à-vous, la jeune femme se dressa devant l’immense étendue de teinte grisâtre tranchée par les sillons des vagues écumeuses qui venaient se placarder contre la roche noire. La mer était agitée, semblable aux prémisses d’un orage naissant. Malgré la fraîcheur, l’air était étouffant. Des éclairs zébraient le ciel, produisant des halos diaphanes à travers le voile brumeux de plus en plus intense. Et les premiers grondements résonnèrent, suivis rapidement par les premières gouttes de pluie.

Sans attendre, Erevan prit la direction de son logis. Elle marchait avec empressement lorsqu’un sentiment d’angoisse la prit aux tripes. Non loin de là, devant la porte de sa maisonnée, deux silhouettes accompagnées de leurs palefrois étaient présentes et semblaient l’attendre de pied ferme.

Elle se stoppa net à la vue de ces gens qui l’avaient aperçue également et la toisaient d’un regard inquiétant, l’embout de leur revolver pointé droit sur sa poitrine. Les sens en alerte, incapable d’effectuer le moindre mouvement de recul, elle gisait immobile.

Un homme s’avança en sa direction. Au vu de son port et de son apparat, Erevan comprit qu’il était le meneur. Elle le sonda rapidement, pas de médaillon mais une chevalière à son majeur ; un aranéen de haut rang. Que venaient donc faire des hommes de leur condition ici, dans cette lande perdue ?

— Bonsoir, dit l’homme d’une voix grave et ferme.

Il s’arrêta juste devant elle, se dressant de toute sa hauteur pour paraître encore plus intimidant. Elle n’osa répondre et déglutit en étudiant le portrait de cet homme aux cheveux blond cendré et aux yeux bleus dont aucune chaleur n’émanait. Son long manteau aussi austère que son physique conférait à ce quarantenaire une certaine majesté.

Faisant à peine la moitié de sa carrure et ne comprenant pas les motifs de cette visite, la jeune femme sentit les battements de son cœur s’accélérer, la faisant suffoquer. Mais ce qui accentuait davantage son malaise était les traits vaguement familiers que son portrait éveillait en sa mémoire.

— Muette ? demanda-t-il sèchement.

Son acolyte, un aranéen à l’allure tout aussi impitoyable, se rapprocha. Le cliquetis de son arme se fit entendre sous le clapotis incessant de cette pluie qui s’intensifiait au fil des minutes. À la vue de leur doigt sur le chien, prêts à faire feu, Erevan parvint à décrocher un son.

— Que… que voulez-vous ?

— Quel âge avez-vous ? s’enquit le meneur.

— Dix-sept ans.

— Soit, une adulte donc.

— Pas encore, non ! Je suis noréenne, je n’aurai dix-huit ans qu’en mars.

— Cela n’est guère important aux yeux de la loi, vous êtes considérée comme majeure depuis près d’une demi-année. Vous devez le savoir !

— Et alors, qu’est ce que ça peut vous faire ?

— Êtes-vous la noréenne qui a agressé un enfant en pleine rue, à Iriden, il y a trois semaines de cela ?

La gorge sèche, elle ne pouvait décrocher son regard des armes chargées.

— Pourquoi me demandez-vous cela ? s’inquiéta-t-elle.

— Répondez-moi franchement sans me faire l’affront de me mentir ! Êtes-vous oui ou non la cavalière qui a agressé le garçon de monsieur que voici en pleine rue, et ce, devant des dizaines de civiles ?

Prenant conscience qu’elle ne pouvait réfuter ces dires, Erevan baissa la tête en guise de soumission.

— Je ne l’ai pas agressé, rétorqua-t-elle après un grognement, c’est lui qui m’a jeté des pierres en premier. Je n’ai fait que me défendre !

— Tais-toi sale peste ! cracha le second visiblement à cran. Depuis quand la vermine tachetée se permet-elle de tenir tête à ses supérieurs ! Et d’agresser des enfants innocents ! Mon Laurent est traumatisé à cause de cette garce !

— Je n’ai fait que me défendre ! C’est lui qui m’a…

— Ferme-la !

Il tremblait, le revolver pointé sur le front de sa cible. Le meneur plaça sa main sur l’arme et la baissa légèrement.

— Doucement Roland, tempéra-t-il, cette jeune femme n’est pas une criminelle et vous m’avez promis d’être courtois en sa présence qu’importe les méfaits qu’elle a commis. Sommes-nous au clair, monsieur de Malherbes ?

Le prénommé Roland pesta et marmonna des paroles inaudibles, étouffées par les bourrasques.

— Oui monsieur de Lussac. Pardonnez-moi.

À l’entente du nom, Erevan pâlit en reconnaissant son interlocuteur, Théophile de Lussac. L’éminence était marquis et maire d’Iriden ainsi que de Varden, soit l’un des hommes les plus riches et les plus importants de tout le territoire. Et l’homme à ses côtés n’était autre que le marquis Roland de Malherbes en personne, un magistrat chargé des affaires de commerce entre Norden et Pandreden. Le meneur glissa une main dans sa poche pour en sortir une missive qu’il tendit à son interlocutrice. Celle-ci approcha craintivement sa main pour s’en emparer.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle d’une petite voix.

— L’amende que vous devrez verser au tribunal pour outrage envers une personnalité éminente.

— Quoi ? Mais je…

— Silence ! Vous avez commis un délit mademoiselle. Vous avez forligné les principes de bonnes conduites et avez commis un outrage de la plus haute importance ! Ainsi vous devez payer votre dû dans les deux mois ou bien vous nous suivrez gentiment jusqu’à la maison d’arrêt où nous vous mettrons en isolement avant votre comparution au tribunal où le juge ainsi que les magistrats décideront de votre sanction. Est-ce assez clair ?

À cette mention, l’œil de son acolyte s’illumina. Il la scrutait de ses pupilles aiguisées semblables à celles des rapaces et autres oiseaux de proie. N’osant le contredire de peur d’aggraver son cas, Erevan déglutit péniblement et se mordit les lèvres pour ne rien rétorquer. L’idée d’être directement transportée en prison pour y subir toutes sortes d’interrogatoires la terrorisait. De rage, elle serrait farouchement la lettre entre ses doigts crispés, retenant des larmes de colères qui stagnaient sur le bord de ses rétines.

Après avoir relaté un résumé des charges qui pesaient à son encontre, monsieur le maire la salua et fit signe à son acolyte de le suivre. Ils montèrent en selle et engagèrent leur monture au galop. Erevan les regarda s’éloigner. Dès qu’ils furent bien loin, elle jeta la missive sur le sable humide et hurla face à cette odieuse injustice. Telle une furie, elle frappait des pieds, griffait ses joues et agrippait ses cheveux qu’elle manqua d’arracher. Son défoulement dura plusieurs minutes avant qu’elle parvienne à se calmer et à être en mesure de rentrer en sa forteresse de solitude.

La lettre à nouveau en main, elle s’orienta au coin de la cheminée et la décacheta sans prendre la peine d’observer le sceau de cire rouge qui la scellait. Sous la clarté rougeoyante des flammes, ses yeux embués balayaient la missive. Au fil de sa lecture, son amertume augmentait et elle se retenait de ne pas commettre de folie.

Elle aurait été en âge de se transformer, elle se serait immédiatement ruée dans l’océan pour y prendre sa forme animalière. Pourtant, elle ne pouvait rien faire de la sorte et regardait avec dépit et détresse la somme astronomique qu’elle devait rembourser en guise d’amende ; deux mille cinq cents pièces de cuivre, une somme totalement inabordable pour quelqu’un qui n’avait pas de réel travail et ne vivotait que sur de maigres biens et la générosité d’autrui.

Plongée dans un état second, elle jeta la lettre au coin du feu qui se consuma rapidement, dévorée par les flammèches pour la réduire en cendre, et alla s’effondrer dans son lit. Le corps foudroyé de spasmes, elle peinait à capter l’air et gémissait.

— Jamais je ne pourrai rembourser cette putain de somme ! répétait-elle en boucle. Jamais !

Ce ne fut qu’au petit jour qu’elle parvint à s’endormir, immergée dans un sommeil agité, entrecoupé de cauchemars, sans aucune échappatoire.

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