NORDEN – Chapitre 169
Chapitre 169 – Union familiale
Assaillie par les contractions abdominales, Erevan s’effondra dans la cuisine un matin. Elle venait de perdre les eaux et ne parvenait plus à demeurer sur ses jambes, trop tremblantes pour la soulever. Présent à ses côtés, Jörmungand se rua vers elle et la transporta jusque dans le lit. Erevan haletait et poussait des gémissements plaintifs, le visage déformé par la douleur. Ne sachant que faire, le Serpent allait et venait dans la pièce, apportant des choses et d’autres pour la soulager.
— Où est maman ? s’alarma-t-elle. Où est-elle ?
— Elle arrive, répondit-il d’une voix hésitante, elle rentre des bois… elle a senti ton appel. Elle n’est pas loin.
Il mouilla un gant d’eau froide et lui passa sur le front.
— Je… j’ai mal ! geignait-elle. Ça fait un mal de chien !
Déconcerté par cette situation et surtout angoissé de voir sa promise souffrir, il lui prit la main et la serra avec vigueur. Puis il posa son crâne contre le sien et murmura :
— Calme-toi, calme-toi, c’est normal. Le bébé arrive.
Elle miaula aigu, le corps traversé par un spasme. Il accusa de plein fouet cette vibration douloureuse, partageant avec elle cet instant de tourments avant la délivrance. Les larmes aux yeux, il se redressa et déglutit.
— Tu veux quelque chose ?
Elle fit non de la tête et ferma les yeux. Des bruits de pas se firent entendre et Medreva pénétra dans la pièce, les bras chargés de plantes médicinales. En voyant sa fille alitée, elle se rapprocha et redressa le bas de sa robe. Puis elle lui écarta les jambes et se glissa au milieu. D’une main tendre, elle caressa son ventre.
— T’as encore du travail mon enfant, il va falloir pousser.
La fille répondit par un gémissement qui fit recroqueviller le Serpent sur lui-même.
— Ne reste pas planté là, toi, et va me chercher un seau d’eau propre et des serviettes ! ordonna la Shaman au Aràn qui s’exécuta dans l’immédiat. Et pendant que tu y es mets de l’eau à bouillir et mets les plantes que je viens de rapporter à l’intérieur !
L’accouchement dura plus de cinq heures. Restée au chevet de sa fille, Medreva dictait les ordres tandis que Jörmungand, sur le qui-vive, apportait sa contribution. Quand la tête dépassa enfin, suivie de peu par le reste du corps, la femme accueillit l’enfant qu’elle emmaillota dans un linge propre après avoir laissé le soin au père de couper le cordon ombilical. L’homme manqua de vaciller lorsque le coup de ciseau fut donné. Tandis qu’Erevan soufflait pour récupérer ses esprits, Medreva montra au père comment laver l’enfant qui poussa son premier cri : Irène naquit un jour de novembre.
— Elle est si petite, constata-t-il ému en étudiant ses orteils minuscules.
Dès qu’elle fut lavée, la Shaman palpa sa peau et l’observa sous tous les angles pour vérifier qu’elle était bien formée.
— C’est étrange, nota-t-elle en fronçant les sourcils, elle n’a presque aucune tache sur son corps. Juste une éphélide sur son sexe et une vers le nombril. C’est rare pour une Hrafn de n’avoir que si peu de tache à la naissance.
Elle se tourna vers l’homme et esquissa un sourire.
— En même temps, au vu de sa génétique, elle ne possède finalement qu’un faible pourcentage de sang de Hrafn. Je me serais même attendue à ce qu’elle soit Sensitive à son tour avec de telles prédispositions généalogiques.
— Elle est si différente de sa mère, soupira-t-il, blonde, la peau très blanche… elle a seulement ses yeux bleus.
— La génétique saute parfois une génération. Elle tient davantage de mes traits plutôt que des siens. Mais elle n’en reste pas moins une enfant venant tout juste de naître. Ses cheveux peuvent foncer et des taches peuvent apparaître dans les premières années.
Prenant conscience que la jeune mère les appelait, la Shaman retira l’enfant de la bassine et commença à le sécher.
— Glisse ton bras sous le cou et tiens-la comme ça, murmura la grand-mère en réajustant la pose du nouveau-né dans les bras de son père qui, les yeux larmoyants, l’observait intensément.
Par réflexe, il fit tanguer ses bras pour la bercer doucement de gauche à droite. Ayant cessé de pleurer, l’enfant posait ses deux billes givrées sur lui. Jörmungand arriva au chevet de sa femme qui tendit les bras pour accueillir sa fille. Le regard débordant d’amour malgré ses traits crispés, elle caressait la face joufflue de sa petite, répétant son nom tout bas. L’homme prit la petite sculpture à l’effigie de la hyène qu’il avait percé d’un infime trou pour y glisser une ficelle et la lui enfila autour du cou comme un collier.
— Bienvenue au monde ma chère petite Irène, murmura-t-il avant de laisser la mère seule en compagnie de leur fille.
***
Plus de deux années et demi passèrent. Assise sur le ponton et les pieds dans l’eau, Erevan contemplait Irène qui s’amusait sur la plage. La petite cherchait des coquillages et glissait les plus colorés dans son seau.
Concentrée, elle affichait un visage de marbre, les yeux plissés par la brise légère chargée d’embruns, faisant valser les grains de sable. Irène portait une robe fleurie en mousseline blanche qui descendait jusqu’aux genoux, laissant voir ses jambes à la peau d’albâtre que nulle tache ne venait trancher. Ses cheveux blonds comme les blés, encore si fins, reflétaient les timides rayons dorés du soleil lorsque l’astre daignait se montrer à travers les épais nuages. Et ses yeux azurés, presque gris, ressemblaient à la couleur de l’océan lors d’un temps d’orage.
Malgré la douceur du mois de juillet, temps était voilé, d’un gris cendré tranché par les rares éclats blancs de la houle et des mouettes. Jörmungand émergea des eaux, la sacoche garnie d’une farandole de crustacés. Il posa hâtivement ses trouvailles dans le seau posé sur le navire et alla en direction de la plage. En voyant son père, l’enfant quitta son jeu et courut vers lui pour se jeter dans ses bras.
— Papa ! cria-t-elle en tendant ses mimines vers lui.
Il se baissa à sa hauteur et la prit dans ses bras, l’enlaçant avec ardeur.
— T’es tout mouillé, gloussa la petite en nichant sa tête dans la chevelure ébène de son géniteur.
— Papa est allé pêcher à manger. Il a trouvé les meilleurs coquillages et poissons pour sa petite hyène chérie. On va fêter dignement l’anniversaire de ta petite sœur.
Il s’approcha du ponton où sa femme se trouvait assise, allaitant son second enfant à moitié somnolant sur la tétine. Il l’embrassa et caressa la chevelure de sa cadette, tout aussi blonde que son aînée, avec la même peau laiteuse et les mêmes yeux de givre.
— Comment va mon hermine ? demanda-t-il d’une voix douce.
— Hélène a bien mangé, répondit la mère qui rangeait son sein, aussi gourmande que sa sœur.
Elle emmaillota l’enfant, âgée tout juste d’un an, et se redressa pour regagner le navire.
— Maman est arrivée, elle est en train de préparer le repas. On mange à l’intérieur ? Je trouve qu’il ne fait pas assez chaud pour manger dehors.
Jörmungand redressa la tête et observa le ciel.
— Il va surtout pleuvoir dans peu de temps.
Ils entrèrent au logis. L’homme changea son aînée, trempée et couverte de sable, tandis que la mère coucha Hélène et s’en alla aider sa mère. Elles mirent le couvert et organisèrent la table. Puis elles disposèrent le plateau de fruits de mer ; bulots, palourdes, moules, couteaux, crevettes et langoustes. Tout un tas de victuailles à la chair blanche et au goût raffiné conjuguées d’une assiette de sardines revenues dans de l’huile et rehaussées d’épices.
Fins prêts, tous les trois s’attablèrent. Irène fut mise sur une chaise haute avec son plateau. Voulant faire comme les grands, elle rechigna qu’on lui épluche ses crevettes, qu’on lui ouvre ses moules ou qu’on lui désarête son morceau de hareng. Les mains gluantes et poisseuses, elle portait les morceaux savoureux à sa bouche et les mâchait frénétiquement sous l’œil attendri de son père.
Les mimines tendues vers l’avant, les yeux ronds comme des billes, l’enfant trépignait de plaisir à la dégustation de ce copieux repas. Elle mangeait avec appétit. Avec dextérité, elle triturait les écailles et les coquilles, usant de ses doigts fins qu’elle faisait pénétrer au fond des carapaces pour y dénicher les dernières parcelles de jus et de chair inaccessibles si jalousement gardées.
Erevan souriait. Avachie sur sa chaise, le dos bien en arrière, elle avait repris Hélène qui pleurait avec acharnement dans la pièce annexe. Les yeux humides et la morve au nez, l’héroïne du jour assistait au dessert composé de produits frais provenant de Pandreden ; des tranches d’ananas, des quartiers de goyaves, une mangue coupée en dés, le tout revenu dans du sucre roux agrémenté d’un zeste de citron. Une gousse de vanille infusait dans le jus d’oranges pressées. En guise de douceur, Irène suçotait un bâton de miel, couleur d’ambre, trempé dans du coulis de framboise.
Medreva regardait ses petites filles d’un air ému puis posa deux paquets enrubannés devant la plus jeune. La mère les déballa et les glissa un à un dans les mains de sa petite. Hélène reçut par ses grands-parents un doudou en forme de baleine ainsi qu’une robe joliment confectionnée par son oncle Heifir.
Jalouse, Irène se renfrogna, manquant de pleurer car elle fut délaissée au profit de l’intéressée. Conscients qu’elle réagirait de la sorte, ses parents lui offrirent un écrin pour y ranger les trésors qu’elle dénichait lors de ses expéditions sur la plage et reçut également des crayons de couleur car elle aimait dessiner les animaux présents dans les livres.
— Va donc montrer tes chefs-d’œuvre à ta grand-mère, murmura le père à l’oreille de son aînée.
La fillette s’exécuta et revint un instant plus tard, les bras chargés d’un gros carnet qu’elle tendit à sa grand-mère, le visage trahissant une certaine fierté. Medreva la prit sur ses genoux et feuilleta l’ouvrage. De sa voix flûtée, la petite expliquait ses dessins grossièrement gribouillés.
Certains animaux, comme Selki, étaient reconnaissables bien que très déformés par rapport à la réalité. Alors qu’elle tournait une énième page, la Shaman se figea à la vue de l’animal représenté. Sans un mot, elle posa le carnet grand ouvert sur la table. Les parents se renfrognèrent à leur tour. Le Serpent grimaça et se pencha vers sa fille.
— Où as-tu vu un tel animal ?
— Dans mes rêves, répondit-elle avec aplomb.
— Tu le vois souvent en rêve ?
La petite hocha la tête. Souhaitant éclaircir ce mystère, le père lui posa d’autres questions, formulées simplement. Irène babillait des réponses inintelligibles, confuses même. La seule certitude qui en résulta était que le cerf dessiné correspondait à la description d’Alfadir.
— Il faut dire que la présence du cerf est partout, marmonna Medreva après un lourd silence, dans les livres, les sculptures, les drapeaux. Il n’est pas rare d’en croiser des sauvages dans cette partie de l’île.
— Mais elle vient de nous faire comprendre que le cerf avait un œil bleu et l’autre doré ! s’alarma Erevan. Très peu de noréens savent ça ! Et si Alfadir savait pour elle ? Est-il possible qu’il puisse entrer en contact avec notre enfant ?
Jörmungand et Medreva échangèrent un regard, incapable de connaître la réponse à cette question. Terrorisée à l’idée que le Cerf puisse venir céans pour se venger de la liaison que son jumeau entretenait avec le fruit de ses entrailles, la jeune mère commença à se sentir mal. Elle tremblotait, traversée de sanglots. Pour la rassurer, sa mère posa une main sur la sienne et murmura des paroles affables :
— Doucement ma fille, nous ne savons pas si la petite est en lien avec lui. Cela me paraît peu probable à vrai dire.
Elle observa le Serpent et poursuivit mentalement :
— Penses-tu qu’il soit entré en contact télépathique avec toi ? Ou du moins, qu’il ait essayé de te parler à nouveau ?
— Non, je ne le pense pas. Après, depuis que mes filles sont nées, mes pensées sont axées uniquement sur elles ainsi que sur leur mère. Je n’entendrais pas les appels de mon frère s’il essayait de me contacter à nouveau. Tout comme je ne remarque presque plus les vibrations des créatures annexes. Je ne reste focalisé que sur les trois personnes qui me sont les plus chères.
— Voilà qui est fâcheux.
— Oui, mais je ne vois pas pourquoi Alfadir souhaiterait me parler. Les seules fois où il m’a contacté étaient lors des négociations pour récupérer Hrafn. Vois comment cela s’est clôturé il y a cent cinquante ans.
— Sais-tu s’il y a du nouveau concernant Hrafn, justement ?
— Non et je…
— De quoi parlez-vous ? s’inquiéta Erevan en haussant la voix. Vous savez que je déteste lorsque vous conversez de la sorte ! Dites-moi ce qu’il se passe !
La mère soupira et passa une main sur ses yeux.
— Nous n’en savons rien, Erevan. Il est juste possible que ton enfant fabule et rêve de cet animal en toute innocence. Cela dit, nous ne pouvons exclure qu’elle soit en mesure de contacter le cerf via des biais oniriques. Ce serait inédit car elle n’est pas Sensitive mais au vu de leur généalogie, je pense que tes filles sont pourvues de facultés qu’aucun noréen ne possède. Filles et petites filles de Aràn ayant en plus de cela une grand-mère Sensitive. Cela fait beaucoup de prédispositions.
— Que peut-on faire dans ce cas ? s’inquiéta-t-elle. Je ne veux pas qu’Alfadir tue mes petites.
— Ne t’inquiète pas ma fille, Alfadir est impitoyable quand il le veut, c’est un criminel mais il n’est pas un meurtrier. Cela dit, il ne serait pas à exclure qu’il se résolve à confisquer vos filles ou à vous exiler de Norden pour avoir commis un tel accouplement. Ne serait-ce que pour te punir toi, Jörmungand.
— Je m’en doute bien, grogna-t-il, les yeux plissés. Il me fera payer un tel affront, c’est certain. Et je ne pourrais rien faire s’il décide d’emporter nos enfants dans ses terres.
— Mais, tu es Sensitif également ! Tu devrais pouvoir lui tenir tête et faire valoir tes droits ! Il ne peut t’enlever tes filles, il n’en a pas le droit !
— Malheureusement, ma fille, Norden est à lui. Il est le maître absolu de cette île. Jörmungand ne peut lui tenir tête qu’en refusant d’exécuter ses ordres, il ne pourra pas lutter si le Cerf décide d’emporter Hélène et Irène. Et autant te dire que je suis incapable de pouvoir lutter contre lui. Comme tu as pu fâcheusement le constater.
Erevan eut un sanglot. Le corps broyé, elle dissimula sa tête sous la chevelure blonde de sa cadette et reniflait.
— Je ne veux pas qu’il me les emporte ! Il n’a pas le droit ! Il n’a pas le droit ! pleura-t-elle.
Un long silence s’instaura. Consciente de l’ambiance tendue, Irène regardait ses parents de ses yeux embués. Après un temps, Jörmungand poussa un soupir.
— Je pense qu’il va falloir qu’on négocie un contrat.