NORDEN – Chapitre 31
Chapitre 31 – Le naufrage
Ambre parvint à reprendre ses esprits et se releva péniblement. Tout en s’appuyant contre les barreaux de sa cellule, elle examina les lieux de ses yeux embués. Elle se trouvait dans la cale d’une modeste embarcation en compagnie de sa petite sœur, allongée sur les lattes. Les yeux sombres et bordés de cernes, Adèle paraissait éteinte et grelottait sans discontinuer tant l’endroit était aussi glacial qu’humide. Le vent s’engouffrait via des trous éparpillés sur la coque et faisait craquer le bois qui semblait pouvoir se rompre à la moindre turbulence.
— Ambre, dit-elle mollement, où est-ce qu’on nous emmène ? Il est où Anselme ?
À l’évocation du jeune homme, l’aînée eut un pincement au cœur. Adèle n’avait pas assisté à la terrible scène qui venait de se produire et ne se doutait absolument pas du destin funeste infligé à son demi-frère.
— On nous a enlevées ma Mouette, répondit-elle en tentant de maîtriser sa voix pour ne pas trembler. Et Anselme n’est pas avec nous pour le moment.
La petite toussa rauque, l’aînée mit la main sur son front et vit qu’elle était bouillante de fièvre, suant à grosses gouttes. Pour la réchauffer elle la prit dans ses mains, s’empara d’une couverture rêche qui se tenait à portée de main et l’emmitoufla du mieux qu’elle put.
Un bruit de pas résonna dans l’escalier, Ambre leva les yeux et vit Enguerrand s’approcher. Le scientifique affichait un teint cadavéreux, un épais bandage lui recouvrait le ventre. Il adressa un faible sourire à la jeune femme et se laissa choir auprès d’elle, de l’autre côté de la cellule.
— Je suis vraiment désolé, finit-il par dire, je sais qu’il comptait beaucoup pour vous.
Elle eut un ricanement nerveux.
— Croyez-moi que je regrette, continua-t-il, j’ai toujours voulu vous préserver Adèle et vous. D’autant que j’appréciais vous étudier. Le Duc avait raison, vous êtes un spécimen à part, mademoiselle.
Une intense quinte de toux l’assaillit et lui fit cracher du sang. Son corps convulsait.
— Je ne vous en veux pas, marmonna-t-elle, vous aussi êtes victime d’une certaine façon et je vous en plains. Vous nous avez juste battues sur ce coup-ci. Mais quelqu’un d’autre, plus fort que nous, viendra vous prendre à votre tour… Ainsi va la vie…
— Je vous trouve bien pragmatique, répondit-il après avoir toussé à nouveau.
Les mains crispées contre les barreaux, elle le dévisagea sombrement puis annonça :
— Faites de moi ce que vous voulez Enguerrand. Emmenez-moi où vous voulez, vendez-moi, torturez-moi, qu’importe, mais libérez ma sœur ! Si ce que vous dites est vrai et que je suis effectivement « à part », je dois bien valoir assez cher pour que vous puissiez épargner Adèle.
L’homme fut surpris par sa détermination ; il n’y avait dans sa voix ni pitié ni colère, juste une déclaration franche et sincère.
— Vous savez bien que je ne peux pas, mademoiselle. Votre petite sœur en sait beaucoup trop sur nous et comment voulez-vous qu’elle survive après tout ce qu’elle a subi ! Elle n’a plus de père ni de mère. Sa seule et unique chance est qu’elle parvienne à s’intégrer auprès des autres captifs. Qu’elle soit assez solide pour survivre à tous les examens auxquels elle sera soumise et…
— Ne dites rien de plus !
La voix de l’aînée était devenue ferme et un sentiment de dégoût l’envahit.
— Cependant, insista Enguerrand, je crois que votre destinée à toutes les deux sera tout autre. Vous êtes très convoitées mes chères. Le Duc tenait à ce que je vous étudie depuis le début. Je ne sais pas quelles étaient ses motivations, mais en vous examinant de près j’ai remarqué qu’en effet, vous êtes une noréenne à part.
Elle allait rétorquer mais Adèle s’agita.
— Qu’y a-t-il ma Mouette ? demanda-t-elle, étonnée par ce regain soudain d’énergie.
Alors que la petite haletait, son cœur battant à vive allure, elle se tourna vers sa sœur et plongea ses yeux bleu azur dans les siens.
— Papa arrive !
Un grondement sonore suivi d’une impressionnante secousse venue des profondeurs survint. Le bateau trembla et le bois craqua. Sous sa forme de baleine, Georges venait les délivrer et il était furieux. Sous le choc, Enguerrand eut un vif mouvement qui lui fit rouvrir la plaie que Charles venait de suturer. La douleur lui arracha un cri et il se tint le ventre pour tenter d’arrêter l’hémorragie.
Dehors, des coups de feu accompagnés de cris résonnaient. La jeune femme tenait fermement sa sœur qui avait l’air étrangement calme. Après un bref moment de répit, un autre grondement retentit : un hurlement puissant, strident, à en faire hérisser l’échine. Il fut suivi d’une seconde secousse beaucoup plus intense que la première qui fit à nouveau trembler le bateau.
La décharge fut si violente qu’elle en brisa la coque. L’eau commença à s’engouffrer et à inonder la cale. Un sentiment de panique gagna Ambre. Elles étaient captives dans leur cellule et ne pouvaient donc pas s’échapper.
L’eau montait progressivement et l’aînée, tétanisée, désespérait, essayant de trouver un moyen de sortir de cette cage. Son regard se posa sur Enguerrand, fort mal en point. Le sang avait entièrement imbibé le bandage, commençant à dégouliner et à se répandre dans l’eau.
— Enguerrand, l’appela-t-elle, affolée. Enguerrand je vous en prie, ouvrez-nous !
L’homme était affalé contre les grilles, à moitié conscient, et lui tournait le dos, la tête appuyée contre un barreau.
— Je suis désolé, murmura-t-il, déglutissant péniblement.
— Je vous en prie, ouvrez-nous ! Laissez au moins Adèle sortir ! Elle ne doit pas mourir, s’il vous plaît, libérez-la !
Le liquide glacé continuait sa progression et arrivait aux genoux. Enguerrand toussa. Il peinait à entendre la voix de la jeune femme, ses oreilles bourdonnaient. Il se sentait défaillir. Après un ultime effort, il sortit de sa poche un trousseau et le lui tendit. Ambre le saisit et engouffra la clé dans la serrure. La cage ouverte, la jeune femme prit Adèle sous le bras et commença à monter les escaliers. Avant de quitter la pièce, elle se retourna et vit le scientifique gisant inconscient contre la grille.
Une fois en haut, elle n’aperçut ni Charles ni le militaire ; de toute évidence, ceux-ci avaient tenté de rejoindre la côte à la nage. Elle s’approcha lentement du bord, paniquée à la vue de l’immense étendue d’eau salée qui se déployait autour d’elle. Elle suffoquait, son cœur battait avec acharnement contre sa poitrine. Le bateau continuait de sombrer, la cale était entièrement sous l’eau.
Adèle pointa du doigt une forme obscure qui se dirigeait vers elles, faisant ondoyer l’eau en surface.
— Papa ! s’exclama-t-elle. Ambre, il faut qu’on plonge !
— Je… je ne sais pas nager, on va se noyer !
— Papa est là, il va nous récupérer ! Rassure-toi !
L’aînée demeurait prostrée, les yeux écarquillés et les membres tremblants. Voulant la raisonner, la fillette hurla :
— Plonge, Ambre ! Papa est là !
D’un geste désespéré, la jeune femme s’exécuta et se jeta par-dessus bord, Adèle s’agrippant fermement contre elle. L’eau était gelée, Ambre avait du mal à garder la tête à la surface. La panique l’envahissait et elle bougeait ses bras de manière chaotique, attendant que son père leur vienne en aide. Malheureusement la baleine tardait à venir, elle fatiguait et commençait à se noyer. Adèle aussi peinait à garder la tête hors de l’eau.
À bout de forces, l’aînée sombra, emportant sa petite sœur avec elle. Elles se retrouvèrent sous les flots, s’enfonçant progressivement sous cette infinie étendue d’eau noire, dans le royaume de Jörmungand.
Un cri strident émergea des profondeurs. Quelque chose se glissa sous elles et les propulsa avec force afin de les faire remonter à la surface. Une fois à l’air libre, Ambre régurgita, la gorge et le nez irrités par le liquide salin, puis inspira une immense bouffée d’air. À l’inverse, la fillette demeurait une inconsciente, respirant faiblement.
La grande s’agrippa du mieux qu’elle put à la nageoire dorsale du mastodonte qui venait de les sauver puis se plaqua contre son dos, Adèle pressée contre sa poitrine pour la protéger. La baleine avançait à vive allure et se dirigeait vers la plage qu’elles avaient quittée il y avait de cela une demi-heure.