NORDEN – Chapitre 61
Chapitre 61 – Insurrection
« … Ainsi, après plusieurs heures de délibération, monsieur le Duc Friedrich von Hauzen, aranéen, est déclaré coupable et condamné par les hautes autorités à la prison à vie. Son acolyte, monsieur Charles d’Antins, charitéien, est lui aussi coupable de trahison, d’enlèvement et séquestration d’enfants noréens et condamné de ce fait à la même sentence. (…) Monsieur le marquis Laurent de Malherbes, aranéen, dont aucune preuve n’a été révélée à ce jour, est relevé de toute charge contre son état… »
Tels étaient les mots écrits sur la une du journal posé sur le bureau du maire en ce jeudi matin, plus de deux mois après le procès. La coupure avait été laissée là, bien mise en évidence, et arrachait un sourire au Baron chaque fois qu’il jetait un œil en sa direction. L’affaire avait fait un grand bruit et tout le monde en ville ne semblait parler que de cet événement. Le procès avait déchaîné les passions et des affrontements avaient eu lieu sur le parvis du palais de justice suite à l’annonce de la sentence. Alexander était présent lors de l’instance et avait été auditionné, tout comme Ambre, sa carte maîtresse. En bonne comédienne qui s’était exercée des jours durant auprès de son hôte, elle s’était montrée plus que collaborative en feignant d’avoir été traumatisée par son enlèvement. Elle n’avait pas hésité à pleurer et à faire des gestes théâtraux pour appuyer ses propos déchirants. Ces paroles avaient eu le don d’émouvoir l’auditoire même si, par un heureux hasard, elle s’était bien gardée de mentionner la discussion confidentielle entretenue avec Alexander et le Duc.
L’horloge de la mairie indiquait dix heures. En cette matinée d’octobre, les rayons mordorés du soleil caressaient le sobre mobilier de cette pièce austère, seulement égayée par le portrait officiel du maire actuel. Sur cette peinture, l’homme arborait un port altier, les mains posées sur deux livres superposés : le Noréeden gentem unitum et le Lex Legatorum. Une plume de faisan ainsi qu’un coupe-papier couvraient une feuille où les mots : Justice, Protection et Union étaient calligraphiés. Ses médaillons, le loup et le chien-renard, ornaient le coin opposé. Derrière lui, la tapisserie de son salon, Alfadir et le Serpent marin, faisait ressortir sa personne. Tout dans ce portrait symbolisait sa volonté d’union entre les peuples et ses ambitions politiques.
Présentement, Alexander était assis derrière son bureau en compagnie de James. Les deux hommes s’entretenaient autour d’un café, gagnés par l’appréhension. Car, comme l’avait supposé Stephan, les deux enfants enlevés, les jumeaux Heilùn et Eivor, étaient bel et bien des noréens issus de la tribu des Svingars, la plus proche de la frontière territoriale. Juste après cette désastreuse découverte, le Baron avait missionné Rufùs Hani et James de Rochester de se rendre en territoire noréen afin de les avertir de ce rapt. Furieuse, leur cheffe Sonjà les avait sommés d’avertir leurs dirigeants que cet acte ne resterait pas impuni et qu’elle s’engageait à leur rendre de très sévères représailles. Les jours passants, elle avait fini par envisager une entrevue, le rendez-vous secrètement fixé au jeudi dix-neuf octobre.
Des claquements de sabots accompagnés de hurlements et de coups de feu se firent entendre. Les deux hommes alertés par le bruit se levèrent. Mais avant qu’ils n’eussent le temps de s’emparer de leur arme, Théodore von Eyre fit irruption dans la pièce, essoufflé et tremblant.
— On nous attaque monsieur ! cria-t-il en refermant la porte en hâte.
— Qui ? Les noréens ? s’informa Alexander.
— Non, monsieur ! Le marquis de Malherbes et ses hommes. Ils sont une cinquantaine et armés !
Alexander jura et sortit son revolver du bureau tandis que James se munit de son sabre.
— Vous ne quittez pas les lieux, monsieur ? s’alarma Théodore. Vous ne ferez pas le poids face à eux !
— Monsieur von Eyre, sachez que jamais je ne quitterai cette pièce de mon vivant. S’ils veulent le pouvoir alors qu’ils viennent me le prendre. Jamais je ne leur céderai sans me battre. Plutôt mourir que de voir un tel homme à la tête du territoire !
Il chargea son arme et se tint prêt. Théodore, ne sachant que faire, décida de rester auprès d’eux. Il s’arma de son revolver et regarda en direction de la porte avec appréhension. Les insurgés approchaient, martelant le sol tels des taureaux en pleine charge. Le parquet craquait, les armes cliquetaient et des hommes criaient les ordres.
— Ne t’en fais pas mon brave ! s’écria de Rochester à l’intention de Théodore. On va d’abord parlementer avant d’en arriver au sang.
— Je vous trouve bien optimiste James, maugréa Alexander en maintenant la porte en joue.
— Je connais les valeurs de la diplomatie. Ils ne feront rien et préféreront vous voir vous résigner et plier devant eux plutôt que de vous occire.
— De grâce, ôtez-vous cette vision de la tête !
La porte d’entrée s’ouvrit avec fracas. Six hommes pénétrèrent dans la pièce, un revolver pointé en leur direction, et se déployèrent autour d’eux. Un silence sacral s’instaura. Le tapement monotone d’une canne résonna puis un autre homme extrêmement mince et grand entra à son tour. Âgé d’une soixantaine d’années, les cheveux argentés, le regard froid et dur accentué par des yeux cendrés, presque translucides qui le faisait paraître à un paon dont le plumage délavé semblait avoir été ôté de toute couleur.
— Bien le bonjour monsieur le maire, fit l’homme d’une voix doucereuse, un léger sourire en coin. Pardonnez mon intrusion mais je n’avais pas d’autre choix si je voulais avoir l’immense honneur de m’entretenir avec vous en privé. Surtout en ce jour si particulier qu’est notre glorieuse fête de l’Alliance que je souhaite passer en votre compagnie afin de la célébrer dignement.
— Monsieur le marquis de Malherbes, maugréa Alexander, je suis ravi de vous recevoir céans, en mon bureau, même si je suis quelque peu contrarié que vous n’ayez pas eu l’amabilité de prendre rendez-vous au préalable. Vous savez, il y a une secrétaire en bas… à l’entrée… juste à gauche… vous ne pouvez pas la rater normalement, et je l’ai engagée exprès pour cela.
Le marquis afficha un sourire carnassier, identique à celui de son défunt fils Isaac.
— Cher Baron, je vois que même aux portes de la mort le chien enragé que vous êtes garde son sens de l’humour.
Il s’avança vers lui, s’assit sur le coin du bureau et caressa le pommeau argenté de sa canne.
— Et je sais de par ce défunt Ulrich, votre adorable père, que vous savez très bien encaisser les coups, ajouta-t-il cynique, c’était grisant de vous entendre couiner à l’époque.
Alexander eut un rictus et grogna. Pendant un temps personne ne parla, attendant que le marquis s’explique sur sa tentative de coup d’État. Le silence régnait en ces lieux où seul le tic tac incessant de l’horloge tintait de son rythme lent et régulier. Dehors, les cris continuaient et les coups de feu retentissaient accompagnés par des claquements de sabots et de verre brisé. Des jappements commençaient à se faire entendre au loin, presque indiscernables. Le marquis et le maire s’engagèrent dans un duel de regard, tentant de voir qui flancherait le premier.
— Baron, commença-t-il d’une voix claire et distincte, veuillez sortir de mon bureau, je vous prie. Je vous promets que si vous coopérez, je saurais être parfaitement indulgent envers vous ainsi qu’envers ceux qui vous soutiennent. Je vous en donne ma parole.
— Je crains que je ne puisse être en mesure de satisfaire votre demande, tout aussi alléchante soit-elle. Voyez-vous, je ne sais pas pourquoi mais je trouverais cela fâcheux de voir un homme, tout aussi éminent que vous êtes, prendre le contrôle de ce territoire et des habitants qui s’y trouvent. J’en serais fortement désappointé à vrai dire et je pense que ma charmante collaboratrice, qui n’est malheureusement pas présente céans, sera autant de mon avis.
Le marquis eut un rire devant cet affront.
— Quelle insolence ! Un simple baron ne courbant pas l’échine devant un noble marquis, remarquez, vous avez tenu tête à Friedrich, vous ainsi que votre acolyte enragée. Dommage qu’elle soit absente, comme mon défunt fils d’ailleurs, je sais qu’il la convoitait et aurait voulu inscrire son nom dans son tableau de chasse en compagnie de toutes les autres.
Il détourna son regard et dévisagea Théodore. Le jeune homme, tremblant et paniqué, baissa aussitôt la tête. Il avait le teint blême et parvenait difficilement à respirer tant il redoutait la dangerosité de cet être pernicieux.
— Mon cher neveu, quelle tristesse de vous avoir perdu en tant qu’alliés, vous et mon beau-frère. La peur de représailles et d’entacher une nouvelle fois votre nom ? Wolfgang m’a profondément déçu sur la décision qu’il avait d’abandonner nos accords communs. Qu’elle n’a pas été ma colère lorsque j’ai appris qu’il avait choisi la future veuve Irène comme seconde épouse. Une sacrée belle provocation je n’en doute pas. Et dire que je vous considérais et que mon défunt fils vous appréciait. Je trouve cela terriblement injuste que vous nous ayez tourné le dos juste après qu’Isaac se soit fait dépecer par cet abominable loup.
Il planta son regard de givre dans celui du Baron.
— Votre femme Baron, si je ne m’abuse ?
— C’est exact, dit-il en lui adressant un sourire, et au vu de l’état de sa carcasse, je suppose que votre fils a dû être à son goût. Auprès de moi, Judith s’est prise d’une passion dévorante pour les hommes plus jeunes. Elle a dû ressentir toute la fougue de votre garçon et n’a pu résister à se jeter dans ses bras et à le croquer à sa manière. Au moins, il sera mort en ayant vu le loup une dernière fois !
Comme pour appuyer ses dires, des cris semblables à des hurlements de canidés résonnaient de plus en plus fort, complétés par le tumulte de la foule et le vacarme du chaos extérieur. De la paume de ses mains noueuses, le marquis continuait de lustrer le pommeau de sa canne.
— Le monde est tellement cruel, souffla-t-il.
D’un geste vif et maîtrisé, il asséna un violent coup de canne sur l’épaule de son adversaire. Alexander, surpris par cet impact si soudain et brutal, laissa échapper un cri. Il lâcha son arme et s’écroula au sol. Le marquis mit son pied sur le revolver et le contempla de haut, érigeant sa canne juste à côté de son visage en guise de menace. Avant qu’il ne fasse un pas de plus, James brandit son sabre, plaçant la lame fine et tranchante sous le cou du marquis.
— Ne faites pas un geste que vous risqueriez de regretter monsieur de Rochester, annonça le marquis d’une voix mielleuse, vous êtes le plus respectable d’entre tous et il serait fort dommage de vous attirer les foudres de vos opposants. Je pense que votre père supporterait mal l’idée de perdre un énième fils. Cela l’achèverait, n’est-il pas ?
James prit un instant pour réfléchir et, sachant que leurs vies étaient menacées, baissa lentement son sabre.
— Messieurs, veuillez récupérer leurs armes et sortez-les avec vous afin de les escorter jusqu’à la maison d’arrêt ! ordonna le marquis sans détourner le regard de son rival. La cellule de monsieur Charles d’Antins et celle de Friedrich doivent être libres et leurs cadavres jetés dans les rues à cette heure !
Alexander grogna et regarda tour à tour ses deux alliés qui, ne pouvant rien faire pour lutter, cédèrent leurs armes à contrecœur et se rendirent. Dehors les cris et les coups continuaient. Des bruits de sabots dominaient cette cohue, faisant trembler le sol, accompagnés d’aboiements incessants. L’odeur de poudre imprégnait l’air et de la fumée commençait à s’élever. Le marquis s’assit sur le fauteuil et saisit le revolver qu’il pointa sur la tête du maire.
— Je prends votre poste monsieur, n’y voyez surtout rien de personnel mais Norden appartient à l’Élite. Alors, je vous l’ordonne, agenouillez-vous devant moi et implorez que je vous épargne !
James et Théodore sortirent, escortés par quatre hommes. Seuls restaient dans la pièce le Baron, le marquis ainsi que deux soldats.
— Allez cordialement vous faire voir marquis, pesta Alexander, je préférerais crever à terre comme un chien plutôt que de devoir m’abaisser à cela !
L’éminence eut un rire sardonique, dévia son arme et tira. La balle siffla et s’engouffra dans la chair de l’épaule de son rival qui hurla et plaqua sa main contre la blessure, le corps ployé vers l’avant. La bave aux lèvres, il tressaillit tant la douleur était vive, lancinante. Jadis, il avait l’habitude de souffrir et de courber l’échine mais l’homme qu’il était devenu s’y refusait, trop fier, trop arrogant pour subir à nouveau une telle humiliation. Après des gémissements, il déglutit et releva dignement la tête.
— Votre insolence vous perdra, se contenta de dire le marquis à voix basse, déçu que son adversaire ne plie pas devant sa personne ni ne le supplie de l’épargner.
Il s’apprêtait à tirer lorsqu’un immense loup gris pénétra dans la salle et se jeta, tout croc dehors, à la gorge du marquis, le faisant basculer avec lui en avant. Le canidé, d’une taille largement supérieure à celle de Judith, secoua énergiquement sa proie en tous les sens, aspergeant la salle de multiples taches écarlates. Enfin, il arracha la tête d’un coup sec, déversant une quantité astronomique de sang sur le parquet. Alexander et les deux autres hommes assistèrent au spectacle, paralysés et terrorisés.
Le loup desserra la mâchoire et passa sa langue le long de ses babines barbouillées du sang frais de sa proie. Il se redressa de toute sa hauteur et observa les trois hommes qui se tenaient devant lui. L’animal devait faire dans les un mètre cinquante de hauteur au garrot, la carrure massive et musclée, le corps strié d’entailles et de croûtes. Sa toison cendrée était par endroits tachetée de brun et de touffes blanches. Mais le plus impressionnant était la couleur de ses yeux qui, à l’instar de Judith, étaient dorés et arboraient d’étranges reflets cuivrés, les faisant s’embraser.
Les deux assaillants le maintenaient en joue. L’animal grogna pour les intimider mais tous deux firent feu. Touché au poitrail, le loup couina. Avant qu’il n’eût le temps de charger, une femme pénétra dans la salle et transperça tour à tour les deux hommes avant de les décapiter d’un vif coup d’épée. Les têtes chutèrent puis roulèrent au sol. D’un geste brusque, elle en stoppa une en l’écrasant avec le talon de sa botte. Le loup, quant à lui, s’avança d’un pas lent vers Alexander et le renifla de sa grosse truffe noire. Puis il alla rejoindre la femme en boitillant. Une fois à ses côtés, il s’assit et lécha les plaies qu’il avait au poitrail.
— Arrête de geindre Saùr, t’es pas si douillet d’habitude ! lança-t-elle à l’attention du canidé. Que dirait ta meute si elle te voyait pleurnicher pour si peu !
Elle s’abaissa, prit une tête par les cheveux et l’observa.
— Sahr ! Je vois que vous avez des ennuis, m’sieur le maire ! dit-elle de sa voix forte et grave. C’est une chance qu’on devait venir vous voir aujourd’hui. À croire que le Aràn l’avait prédit.
Une autre personne entra, d’un pas lent et mesuré. Stupéfait par les silhouettes singulières des deux femmes qui se dressaient devant lui, Alexander s’arrêta de bouger et les regarda d’un air hébété. Il fut si choqué par ce revirement inespéré qu’il en oublia la douleur qui lui rongeait l’épaule. Il prit une profonde inspiration afin de rester conscient et étudia les nouvelles venues avec toute l’attention dont il disposait encore.
La première était une grande femme d’une cinquantaine d’années, au corps aussi massif et musclé que le loup qui se tenait auprès d’elle. Une chevelure rousse dévalait son corps à la manière d’une crinière et ses yeux verts étaient cerclés de rides. Elle portait une cape en peau d’ours scellée par un médaillon en forme de sanglier. La deuxième était une femme âgée d’une soixantaine d’années, aux cheveux gris cendré, égayés de plumes et de perles. Son teint basané mettait en valeur ses yeux d’un bleu aussi intense que celui d’Adèle. Une chouette sculptée ballottait à son cou. Elle se tenait droite, une main appuyée sur une canne dont le pommeau avait la forme d’une tête de corbeau.
— Mes hommages mesdames. Je me présente, monsieur Alexander von Tassle, le maire d’Iriden et de Var…
— Nous savons qui vous êtes mon bon monsieur, annonça tranquillement la vieille noréenne.
Elle s’avança et vint à sa hauteur. La tête à quelques centimètres de la sienne, elle posa une main sur son veston afin de l’examiner. Pantois d’être ainsi palpé sans qu’il ne s’y attende, Alexander se raidit, trop affaibli pour objecter.
— N’ayez crainte mon bon monsieur, murmura la dame d’une voix douce, je me nomme Wadruna, je suis la Shaman de la tribu Korpr, peuple corbeau du sud. Et voici Sonjà, cheffe de la tribu Svingars, peuple sanglier.
Elle s’assit en tailleur et jeta un regard en direction de sa complice. Celle-ci avait les bras croisés et observait la scène de manière impassible.
— T’as oublié de mentionner valeureuse et impitoyable guerrière ! ajouta-t-elle, médusée.
Elle tendit l’oreille et s’avança vers la fenêtre mouchetée de gouttes pourpres et de bave dégoulinante. À l’extérieur, les bruits de la foule et les jappements s’étaient amenuisés. Elle jeta un bref regard sur la grande place en contrebas puis afficha un sourire rayonnant.
— J’ai l’impression qu’ils ont fini dehors. Je te laisse avec le hundr, Wadruna ! J’vais aller rejoindre Faùn et Skand en bas. On va dire notre p’tit discours revendicatif et on va essayer d’être bien persuasifs !
Elle prit la tête du marquis et la brandit devant le maire.
— C’est lui l’chef ennemi ? s’enquit-elle avec un sourire.
Alexander ne dit rien et se contenta de hocher la tête. La guerrière sortit avec le loup sur les talons. Elle descendit les escaliers et arriva sur le parvis où Faùn, Skand et Rufùs l’y attendaient. Le premier était adossé à la porte de la mairie, un arc à la main, le second assis sur son cheval et le troisième se tenait aux côtés d’un Théodore inconscient ainsi que de James. Ils étaient accompagnés par six loups qui rôdaient le long de la place, les crocs et le pelage tachés. Saùr sortit à son tour. Le gigantesque loup gris fut accueilli par une horde de hurlements. Pourtant l’animal, parfaitement serein, se contenta de s’asseoir et de scruter passivement la scène qui s’étendait devant lui.
Dehors, la foule s’amassait en grand nombre, intriguée, voire effrayée par ce spectacle surnaturel. Personne n’osait bouger et tous concentraient leur regard sur le bâtiment de la mairie. Les lieux étaient devenus étrangement calmes où seuls le souffle du vent, le bruissement des feuilles et les respirations fortes mêlées aux chuchotements des gens étaient réellement perceptibles ; bien que des hurlements et des coups de feu retentissaient encore au loin.
Le sol était jonché de cadavres, la tête séparée du corps, formant de jolies sculptures de chair inanimée. Pour rompre le silence, Saùr releva la tête et émit un hurlement guttural, imité par sa meute. Sonjà saisit les rênes de Majar et monta sur celui-ci puis, sans aucune gêne, éleva la tête du marquis et la montra à l’assemblée scandalisée.
— J’veux qu’tout soit clair, les gens ! Vous êtes ici chez nous, sur notre Norden ! Par Alfadir si je n’étais pas soumise à lui j’vous aurais tous défoncés à coups d’épée. Mais comme le vénérable Aràn ne veut pas d’combat entre nous, je serai, comme il dit, son Ambassadrice ainsi que les deux autres hommes que voilà.
Elle fit marcher son cheval au pas et traversa la place, exhibant fièrement la tête tranchée de son assaillant.
— J’m’appelle Sonjà, cheffe Svingars. Voici Skand, chef Korpr et Faùn mon Shaman. À présent, respectez-nous et aucun mal ne vous sera fait. Vous voulez une alliance ? Alors alliance vous aurez. Craignez la puissance des tribus noréennes, car nombreux et valeureux nous sommes !
Elle finit son tour et regagna le devant de la mairie.
— J’espère que c’est clair pour vous et rentré dans vos têtes ! Car si par malheur vous vous rebellez encore contre nous ou contre le pouvoir en place, que nous soutenons, alors comme lui vous finirez !
Elle jeta la tête du marquis qui rebondit et roula sur plusieurs mètres.
— Majar ! hurla-t-elle à son cheval.
L’équidé se cabra et claqua farouchement ses sabots sur le pavé, en plein sur la tête du marquis. Celle-ci explosa dans un craquement sec, aspergeant de liquide et de cervelle tous ceux qui se trouvaient à une dizaine de mètres.
À cette vision d’horreur, bon nombre de gens vacillèrent, certains évanouissements et vomissements étaient à déplorer. Un murmure, qui se mua rapidement en cohue, agita l’assemblée. Dans ce tumulte naissant, une petite fille accourut, traversant la grande place de toute la vitesse dont elle était capable, ne prêtant qu’une vague attention à ce qui s’y déroulait, et fila jusqu’au parvis de la mairie où elle fut stoppée net par Faùn qui lui agrippa le bras à la volée.
— Ne va pas là-dedans jeune fille, c’est dangereux.
Surprise d’être ainsi arrêtée, la petite planta son regard aux yeux d’un bleu perçant dans celui de l’homme.
— S’il vous plaît, monsieur, laissez-moi passer ! Mon père est là-dedans et il est blessé !
À son contact, Faùn fit les yeux ronds et lui lâcha le bras. Sans mot dire, il la regarda s’éloigner. Arrivée à l’étage, rouge et essoufflée, Adèle vit son père à moitié conscient. Il était assis, le dos appuyé contre son bureau, sa veste en guise de couverture tandis que Wadruna lui bandait l’épaule à l’aide du matériel de soin mis à disposition à l’infirmerie de la mairie.
— Père ! cria Adèle en se jetant sur lui.
Alexander jura, la secousse lui déclencha une violente décharge qui raviva sa douleur.
— Lâche-moi, Adèle ! cracha-t-il. Tu me fais mal !
— Oh, pardon ! fit la petite d’une voix plaintive en lui serrant la main avec force.
Il inspira, récupéra un peu de sa lucidité et la contempla.
— Mais que fais-tu ici toi d’ailleurs ? Tu devrais être à l’école à cette heure ! pesta-t-il, la respiration sifflante.
— J’y étais ! Mais d’un coup, j’ai ressenti une étrange sensation. Je ne sais pas pourquoi mais je sentais qu’il t’arrivait quelque chose, que tu étais en détresse. Et j’ai eu si peur ! J’ai cru que tu étais en train de mourir alors j’ai couru jusqu’ici pour voir ce qui se passait. En plus, il y avait plein de coups de feu, de maisons incendiées et des gens qui hurlaient dans toute la ville.
— Mais que me racontes-tu ? grogna-t-il, agacé d’être ainsi diminué et dévisagé comme une chose fragile. Retourne à l’école, je vais mieux maintenant. La charmante dame qui se trouve à mes côtés est en train de me soigner. Donc s’il te plaît, file rejoindre l’école.
— Mais…
— Il n’y a pas de « mais » jeune fille ! Fais ce que je te dis, un point c’est tout !
Adèle fit la moue et hocha la tête en silence. Elle le regarda avec dépit puis porta son regard sur la Shaman qui lui adressa un sourire bienveillant. Quand la petite se releva, Alexander lui tint le poignet et l’avisa :
— Surtout, ne parle pas de tout ceci à ta grande sœur, c’est d’accord ? Je m’en chargerai moi-même. Et quant à mes blessures tu ne lui dévoileras absolument ou je te jure que tu vas amèrement regretter d’être née. Me suis-je bien fait comprendre ?
La fillette opina du chef. Il lui lâcha le poignet afin de la laisser partir mais elle resta plantée devant lui.
— Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-il, agacé.
— Est-ce que je peux aller caresser le gros loup gris dehors, s’il te plaît ? Il a l’air tout gentil et promis je me laverai les mains après !
Il eut un rire nerveux devant cette question inopinée prononcée en toute innocence. Puis il la scruta avec effroi, les yeux écarquillés. L’esprit brumeux, il n’avait plus réellement pris conscience de ce qui se passait à l’extérieur.
— Qu’as-tu vu ? s’enquit-il d’une voix tressaillante.
Adèle fit la moue. Tout en réfléchissant, elle s’entortillait une mèche de cheveux sur le bout du doigt.
— Oh bah ! Y’avait plein de loups, dont un énorme tout barbouillé de sang ! Il y avait aussi une femme très musclée avec les mêmes cheveux qu’Ambre, et elle était sur un très grand cheval. Y’avait aussi deux messieurs. Un tout petit et tout fin avec une épée. Et l’autre avait des yeux bleus comme les miens et un arc. Et y’avait aussi Rufùs…
— Mais encore ? Tu as vu autre chose ?
— Sinon y’avait plein de messieurs décapités. Morts, car ils ne bougeaient plus et qu’on ne peut pas vivre sans tête. Et le sol était tout rouge, une mare de sang, absolument partout. Y’avait même plein de trucs visqueux, collants et qui brillent au soleil. Ça sent très mauvais…
À cette réponse, Alexander fut pris d’une quinte de toux, manquant de s’étouffer.
— Tu te rends compte de ce que tu me dis Adèle ? Comment peux-tu m’annoncer cela en toute légèreté !
— Bah ! j’ai déjà vu Anselme saigner avant, et c’est presque pareil de voir ça aujourd’hui…
Il déglutit péniblement, espérant que ce qu’il venait d’entendre était une hallucination et que son esprit, pourtant lucide, n’était plus en mesure d’analyser ce qu’il entendait. Il réfléchit un instant puis annonça :
— J’ai changé d’avis, reste ici. Mais tiens-toi tranquille !
Le visage de la fillette s’illumina. Elle s’assit à côté de la Shaman et remarqua un verre d’eau pourpre imbibé de compresses, une balle à l’intérieur.
— Je vais te chercher de l’eau père, tu dois avoir soif ! chuchota-t-elle. Je sais où est l’infirmerie en plus.
Sur ce, elle partit en courant, laissant son père seul avec Wadruna dont le visage affichait un sourire rayonnant.