NORDEN – Chapitre 69

Chapitre 69 – Le sauvetage

Le lendemain, Stephan remarqua qu’Ambre n’était pas rentrée, ses affaires n’avaient pas bougé et Anselme n’était pas non plus présent. Il décida de patienter encore quelques jours, pensant qu’elle était peut-être retournée au manoir von Tassle afin d’aller retrouver sa petite sœur. Pourtant, au bout d’une semaine, il n’avait toujours aucune nouvelle d’elle, ni même du Baron. Angoissé et comprenant qu’elle avait possiblement fui, il se rendit aussitôt à l’observatoire et emprunta un cheval à l’un de ses collègues afin d’avertir le Baron de son absence.

Alexander, qui s’apprêtait à se rendre à la mairie, fut surpris de voir le scientifique arriver dans la cour, engagé en plein galop, totalement essoufflé et débraillé. L’homme descendit en hâte et lui fit part de la nouvelle. Le Baron fulmina et décida d’attendre la fin de soirée pour s’en inquiéter ; il était beaucoup trop préoccupé par ses affaires personnelles et ne voulait pas troubler davantage son esprit par la fugue éventuelle de son ancienne acolyte. Avant qu’il ne parte au travail, Stephan lui donna son carnet de notes relatant la conversation avec la Shaman Wadruna ainsi que les observations détaillées de son séjour chez lui puis lui dévoila la cause de sa possible escapade. Intrigué mais néanmoins pris par le temps, Alexander lui prit le carnet et alla rejoindre son poste. Lorsqu’il rentra le soir, harassé et énervé, il s’enquit auprès de son personnel afin de savoir si la jeune femme était, par le plus grand des hasards, revenue au manoir. Or personne ne l’avait aperçue. Il décida alors d’aller interroger Adèle, espérant obtenir plus d’informations auprès d’elle.

Après le dîner, qu’il peina à avaler tant la situation le troublait, il monta la voir dans sa chambre. Lorsqu’il arriva, elle était en train de lire une histoire à la lueur de sa lanterne posée sur la table de chevet. Elle était allongée dans son lit, la mine rêveuse. Du haut de ses neuf ans, son physique quittait progressivement les formes de l’enfance. Son visage s’était allongé et ses traits devenaient de plus en plus anguleux. Elle grandissait à vue d’œil et sa carrure s’étoffait, dévoilant de fins muscles dessinés. Elle avait brossé et attaché ses cheveux blancs en une longue natte qui lui parcourait la nuque, descendant jusqu’à la taille. Une plume d’Anselme, d’un noir de jais luisant, y était accrochée, contrastant avec sa peau laiteuse. Elle portait une fine robe en mousseline blanche ornée de dentelles, trop ample pour elle. Au vu de la taille et du fort parfum de jasmin que l’étoffe dégageait, celle-ci appartenait à sa grande sœur.

— Puis-je te parler ? demanda-t-il d’une voix posée.

— Oui, père, tu veux savoir quoi ? répondit-elle tout en continuant de lire son ouvrage.

Il s’avança lentement, s’assit sur le rebord du lit et la regarda avec autant de douceur que possible afin de ne pas la brusquer ou de la faire paniquer, ce qui, contrairement à son aînée, n’arrivait presque jamais chez elle. Le devinant troublé, Adèle ferma son livre, La Bête du Haut Valodor. Elle le posa sur la table de chevet et plongea ses yeux bleus perçants dans les siens.

— Sais-tu où se trouve ta sœur ? Apparemment, elle se serait enfuie de chez Stephan et personne ne sait où elle est allée. J’ose espérer que tu aurais une réponse à m’apporter.

Adèle fit une grimace et le regarda avec stupeur.

— Non, père, je ne sais pas où elle est ! Elle est peut-être allée à nouveau là-bas, à l’observatoire.

— Stephan y a été avant de venir me rejoindre, elle n’y était pas et ses collègues ne semblent pas savoir non plus.

— Ah ? lâcha-t-elle en faisant la moue.

Alexander fut surpris de voir sa fille autant tracassée.

— Je pense qu’elle m’aurait avertie si elle avait voulu partir plus longtemps, tu as vu Anselme ?

— Il n’est pas ici et Stephan ne m’a rien dit à son sujet.

— Il doit être parti avec elle dans ce cas… Je pensais qu’elle t’enverrait une lettre pour te demander si elle pouvait être autorisée à rentrer ici. J’ai essayé de la convaincre que tu n’étais pas tant fâché. Car elle me manque énormément et je sais aussi qu’elle te manque même si tu ne me l’avoueras jamais.

Il laissa échapper un rire nerveux devant sa clairvoyance d’esprit que devenait chaque jour plus apparente.

— Ambre a peur d’elle, si tu savais père comme elle ne va pas bien ! dit-elle d’une voix chevrotante. Elle tente de me dire le contraire, de me rassurer, mais ça ne marche plus. Elle est tellement troublée, elle se hait profondément et ne se voit que comme un monstre ! J’ai peur qu’elle se fasse du mal en tentant de me protéger une nouvelle fois.

Elle fut secouée par un sanglot. Peiné, Alexander prit sa main et la tapota en guise de soutien.

— Ne t’en fais pas ma fille, elle ne doit pas être bien loin. Je vais laisser patienter quelques jours et tenter de la retrouver si elle ne rentre pas d’ici là.

— À moins que vous ne vous soyez disputés, et qu’elle parte chercher du réconfort chez Marie ou Meredith, sans vouloir être dérangée ?

— Hélas, je n’y suis pour rien cette fois.

Adèle le regarda tristement, les mouillés de larmes.

— Je tâcherai de ramener ta sœur. En attendant, si jamais tu la croises en allant à Varden, s’il te plaît dis-le-moi, que je ne sois pas obligé de la chercher partout !

— Oui, père… je te le promets.

Il l’embrassa sur la main, se leva et regarda par la fenêtre. Dehors, le ciel était d’un noir d’encre, sans étoiles, illuminé par le halo d’un timide croissant de lune. La neige tombait en abondance, couvrant le sol d’une épaisse couche cotonneuse d’un blanc immaculé tandis qu’un vent fort soufflait, faisant onduler les branches nues et cassantes des arbustes.

— Surtout, tâche de dormir, déclara-t-il après un temps, les mains crispées contre le radiateur en fonte. Je ne pense pas qu’elle soit dehors avec un temps pareil. Je missionnerai Maxime dès demain afin qu’il fasse un tour à Varden et se renseigne.

— Merci père, dit-elle, les yeux perdus dans le vide.

***

Alexander patienta encore trois jours avant de partir à sa recherche personnellement. En attendant, il s’était penché, lors de son faible temps libre, sur les écrits de Stephan et étudia en détail tout ce qui concernait le Féros. Dans son grand professionnalisme, le scientifique avait noté toutes les réactions, autant physiques que verbales, de la jeune femme. Il observa qu’elle devenait de plus en plus virulente, incontrôlable. Elle ne parvenait plus à se maîtriser, cela devenait une évidence. Il fut choqué de lire ces notes qui, bien qu’écrites en abrégé et parfois même indéchiffrables, étaient d’une précision chirurgicale. Il nota, au vu des éléments, que le Féros possédait Ambre, la rendant extrêmement instable et redoutable, prise au piège de ces pulsions dévastatrices dont elle était l’esclave.

Il fut néanmoins troublé de voir que Judith, pourtant elle aussi atteinte de la même capacité, ne possédait absolument aucune trace de cette fragilité émotionnelle apparente. Pourtant, malgré toutes les révélations pour le moins terrifiantes sur le Féros, il était plus que jamais motivé à l’idée de retrouver sa partenaire. Que ce soit pour sa fille, comme pour lui-même, cela se traduisait comme une véritable obsession qui ne cesserait de s’emparer de lui tant qu’il ne l’aura pas retrouvée. Il l’avait alors cherchée dans tout Iriden et tout Varden, interrogeant Bernadette, madame Gènevoise et Meredith… allant même jusqu’à son ancien cottage. Le constat était implacable : personne ne savait où elle était. Il n’y avait aucune trace d’elle.

Près de trois semaines s’écoulèrent sans aucune nouvelle d’elle et l’hiver, froid et humide, était déjà bien établi. En cette période, Alexander, déjà bien tourmenté par son travail et toutes les nouvelles tâches qu’il se devait d’exécuter au plus vite ; les procès des assaillants, la réparation des dommages causés, les discours publics afin de rassurer sa population, les documents concernant la mise en place les traités de paix à venir, les interminables heures de dialogues avec ses partisans et la menace persistante de rares assauts de sabotages. Il fallait ajouter à cela la disparition de sa petite proie qui ne cessait, sans qu’il ne sache réellement pourquoi, de le hanter le soir venu et de le maintenir éveillé jusqu’à l’aube sans qu’il ne pût trouver parfois une heure de sommeil dans la nuit. Il en devint aigri, irritable, grognant souvent comme un vieux chien, au point que les domestiques n’osaient lui décrocher le moindre mot. Le soir, il mangeait peu et digérait mal le moindre morceau de nourriture qu’il parvenait à avaler. La douleur à l’épaule continuait de le lancer et, tout aussi fier qu’il fût, dissimulait sa souffrance aux autres, passant de longues minutes à désinfecter sa plaie, seul dans sa chambre, à l’abri des regards.

Son physique commençait à changer, son teint devint blême et ses joues se creusaient. Ses cheveux, d’ordinaires attachés à la perfection, laissaient souvent paraître de fines mèches noires rebelles et une barbe naissante venait lui parcourir le menton. Quant à ses yeux sombres, ils étaient continuellement cernés. L’homme dans tout son orgueil ne supportait pas de se voir ainsi diminué, ce qui accentuait encore plus sa mauvaise humeur. Tout cela à cause de la fuite désespérée de cette femme. Une irritation d’autant plus accentuée par le fait qu’il ne l’avait pas revue depuis un temps qu’il jugeait trop long et inacceptable. Alors qu’il pensait avoir tout fait pour la faire revenir à lui au plus vite et dans la plus grande discrétion, allant même jusqu’à envoyer gracieusement sa fille sans aucune négociation lorsqu’elle lui avait demandé. Cette sensation de malaise empira lorsqu’il comprit qu’il ne pouvait se passer d’elle. À son grand désarroi, il s’aperçut qu’elle lui manquait et qu’il s’inquiétait pour elle, la sachant possiblement en danger. Avait-elle quitté le territoire ? Était-elle captive de l’ennemi… morte ? Que de questions néfastes venant tourmenter son esprit d’ordinaire si imperturbable. Son seul réconfort provenait de sa chienne Désirée avec qui il passait l’entièreté de ses soirées. Il la caressait des heures durant. La chienne, très calme, ne disait rien, se contentant de poser sa tête sur les cuisses de son maître. Elle reniflait de sa truffe noire, le regardant amoureusement de ses yeux doux.

Cependant, après cet interminable mois de tourmente, un détail intrigant attira son attention. En effet, Adèle recouvra sa joie de vivre et ne paraissait plus inquiète de la disparition de son aînée. Voyant que ce changement d’humeur plus que brutal ne pouvait pas être dû à une quelconque intervention divine, l’homme s’interrogea sur ce qu’elle lui pouvait cacher au sujet de sa sœur. Il l’avait alors interrogé à de nombreuses reprises sans réel succès. Chaque fois Adèle haussait les épaules ou éludait la question. Elle détournait le regard et entortillait ses mèches de cheveux autour du doigt, choses qu’elle faisait régulièrement lorsqu’elle n’était pas à l’aise ou se risquait à mentir. Cela était d’autant plus exaspérant qu’il ne pouvait rien lui dire de malveillant puisque la petite se montrait adorable envers lui. Elle lui adressait des sourires si francs ou le prenait dans ses bras, chose qu’elle était la seule à être autorisée à faire, que l’homme en était totalement désarmé.

Un soir, il se résolut à l’épier discrètement par l’entrebâillement de sa porte et remarqua qu’elle était en train d’écrire une lettre en compagnie d’Anselme. Il fut alors stupéfait de voir le corbeau ici, au manoir. Dès qu’elle eut terminé, la fillette plia le papier et l’enroula avec un ruban sur la patte de l’oiseau qui s’envola par la fenêtre. Un sentiment de rage le submergea et, se sentant trahi par cette enfant, il décida de l’espionner et de se tenir prêt à suivre ce satané corbeau la prochaine fois venue. L’occasion ne tarda pas à se présenter lorsque trois jours après, en toute discrétion, l’oiseau noir rentra au manoir. Alexander, posté sur son destrier, patientait chaque soir que l’animal daigne pointer le bout de son bec au-dehors, dans l’espoir de le suivre et de parvenir à mettre, enfin, la main sur sa proie tant convoitée. Il était vêtu chaudement de pied en cap tant les vents étaient glacials, portant gants, écharpe et bottes hautes fourrées. Il campait en plein milieu de la cour, dans son jardin enneigé, sous le faible crachin quotidien, auprès de son fidèle Pieter, tout aussi grelottant. Le palefrenier lui tenait gentiment compagnie, sans avoir été mis au fait des intentions énigmatiques de son maître qui restait évasif.

Lorsque le corbeau s’échappa par la fenêtre d’Adèle, s’envolant au beau milieu de la seconde nuit, Alexander fouetta son cheval qui partit au galop à sa suite. Il galopa pendant près d’une heure, quittant Iriden et parcourant la campagne pluvieuse sur plusieurs kilomètres dans le noir semi-complet, où l’animal tout aussi sombre se confondait avec le ciel, le rendant presque invisible. Heureusement pour l’homme, qui espérait ne pas perdre sa trace en pleine route, l’oiseau continuait à voler en ligne droite. Par malheur, il dut se résoudre à quitter la route pour foncer à travers champs. Il arpentait les terrains hasardeux et glissants, jonchés de boue, d’amas de terre et de cailloux, sautant les haies et les buissons. Il traversa un fin ruisseau qui l’aspergea en partie, mouillant tout son pantalon. L’eau s’engouffra dans ses bottes ainsi que dans ses gants. Ses mains et ses pieds étaient gelés et Montaigne, son cheval, soufflait comme une locomotive à vapeur, la bave aux lèvres. Il s’enfonça à travers la forêt particulièrement sombre et silencieuse, manquant de trébucher par endroits tant l’obscurité dominait les lieux et masquait le chemin. Après plus d’une vingtaine de minutes à galoper sous la pluie, entre les ronces et les orties, il arriva enfin à destination ; le corbeau venait d’atterrir dans l’ancienne cité noréenne de Meriden.

Énervé et trempé, Alexander descendit de cheval et inspecta les lieux. La cité était déserte et plongée dans la nuit la plus profonde où seul le faible scintillement des étoiles éclairait les habitations délabrées. La brume vaporeuse s’engouffrait sous les vêtements et, avec l’aide de la fine pluie persistante, imprégnait l’air glacial d’humidité.

Au bout d’un temps qui lui semblait interminable, il aperçut une lueur orangée émaner de l’une des bâtisses. Il accéléra le pas et regarda discrètement par la fenêtre. Il vit Anselme posé sur les genoux de sa petite proie. Vêtue de son long manteau rouge sang et emmitouflée sous une pile de vieilles couvertures en peau de bête, elle caressait l’oiseau, tout en lisant au coin d’un feu de cheminée, la lettre que venait de lui écrire sa mesquine enfant. Révolté, il voulut entrer et se jeter sur elle, furieux de s’être donné tant de mal pour la retrouver. Il voulait lui faire payer pour ce mois de torture psychologique. Or il se ravisa, sachant pertinemment que cette attitude ne ferait qu’empirer les choses. S’il voulait espérer l’avoir à nouveau entre ses doigts, il allait falloir la jouer fine, la rassurer au mieux afin de la radoucir pour ensuite la charmer habilement, et enfin, espérer la capturer sans trop de réticence. Il ferma les yeux un instant, prit une profonde inspiration afin de calmer ses nerfs et entra aussi maîtrisé que possible.

À l’entente du bruit, Ambre décrocha de sa lecture et releva la tête. Le visage devenu blême, elle sentit son cœur s’accélérer en le voyant. Alertée, elle posa en hâte Anselme sur le rebord du foyer puis se leva péniblement, prête à riposter si l’homme tentait d’effectuer le moindre mouvement brusque en sa direction.

— Que me voulez-vous ? cracha-t-elle, après un silence.

Frigorifié, Alexander esquissa un pas pour se rendre au coin du feu. Il ôta ses gants, les cala sur le rebord en pierre et approcha ses mains du foyer. La sensation de chaleur provoquée par les flammes qui lui léchaient ses doigts engourdis était à la fois relaxante et terriblement douloureuse.

— Pourquoi avez-vous fui ? s’enquit-il, le regard aspiré par les flammes qui ondoyaient dans le foyer.

Ambre eut un rire nerveux.

— Pourquoi j’ai fui ? Tout simplement parce que nous ne parvenons toujours pas à nous supporter ! À quoi bon cette affreuse comédie que nous nous infligeons tous les deux ? Et puis de toute façon plus rien ne m’engage à rester à vos dépens. Vous avez obtenu ce que vous vouliez, un dialogue avec les noréens et la promesse d’une alliance. Je ne vous sers donc plus à rien, c’est assez clair…

Elle fit la moue, baissa la tête et observa ses mains.

— Et puis surtout… vous avez bien vu…

— Je ne parlais pas de cela, que faites-vous à Meriden ? L’hiver est glacial et vous êtes grelottante.

Ambre fronça les sourcils et serra les poings.

— Je suppose que Stephan vous a mis au courant ? Alors vous savez pertinemment ce que je fais ici, à Meriden, seule, en plein hiver et isolée de tout !

Elle reposa son regard sur lui et le défia :

— Donc pas la peine de me sortir vos éternels sermons « Oh ! vous êtes un monstre, mademoiselle ! Et vous êtes réellement folle, je vous l’avais dit depuis le début ! Vous êtes comme votre mère, une pourriture, une tarée enragée et incontrôlable, une menace pour tout le monde ! Voyez ce que vous m’avez fait ! Je devrais vous enfermer immédiatement ou vous faire piquer ! J’ai les pleins pouvoirs, je suis intouchable ! Vous ne pouvez rien contre moi ! » C’est bon je le sais très bien maintenant, sachez-le !

Alexander ne dit rien, riant intérieurement de son audace, et se contenta de l’écouter sans même la regarder. Il savait qu’elle avait besoin de cracher son venin, de vomir ce qu’elle avait sur le cœur et la sensation de récupérer la mobilité de ses doigts comptait présentement plus que les jurons et provocations dont elle faisait preuve à son égard.

Ambre, échaudée, poursuivit son discours d’une voix plus forte et distincte :

— Et quant à m’excuser pour votre blessure, sachez que je ne le ferai pas ! Car j’en ai littéralement plus rien à foutre à présent. Depuis le début, vous me provoquez sans arrêt, vous n’êtes là que pour me tourmenter, ce n’était qu’un juste retour des choses ! Et c’est une chance que je sois parvenue à me maîtriser sinon, croyez-moi que je me serais fait un plaisir de me défouler sur votre personne !

À ces mots, il laissa échapper un petit rire incontrôlable.

— Qu’est-ce qui vous faire rire ? s’écria-t-elle, furieuse.

— S’il y a bien une chose pour laquelle je ne demanderai pas de vos excuses, mademoiselle, c’est bien pour cela ! répondit-il calmement.

— Je vous demande pardon ?

— Ce n’est qu’un juste retour des choses, comme vous dites, au vu de ce que je vous avais fait subir chez vous quelques années plus tôt. Sachez que jamais je ne vous en ai voulu pour votre accès de colère ce jour-là. Vous avez fui seule. À aucun moment je ne vous ai chassé de chez moi.

Il fut satisfait de cette réplique sincère qui lui vint si aisément, surtout qu’il s’agissait bien la première fois qu’il ne portât pas rancune à quelqu’un. Ambre grogna, choquée par cette réponse, d’autant que l’homme paraissait sérieux. Intriguée, elle l’observa et nota qu’il était amaigri, son allure d’ordinaire soignée était à présent négligée.

— Cessez de me mentir ! cracha-t-elle, méfiante et ne voulant pas se laisser apitoyer par ce prédateur. Maintenant, dites-moi clairement ce que vous faites ici ? Vous n’avez rien de mieux à faire que de me harceler ? À moins que comme tout le monde, vous ne vouliez continuer à m’étudier, comme vous l’avez fait jusque-là en me dévisageant comme le monstre et la bizarrerie que je suis ! Vous pourrez donner plus de corps à vos théories à mon sujet ! Parce que j’ai l’impression qu’à part mon putain de regard et ce foutu Féros, personne ne s’intéresse à moi. Tout le monde se fout complètement de mes états d’âme ! Vous ne me voyez tous que comme un objet de curiosité ou une bête sauvage, alors comment voulez-vous que je me comporte autrement que comme tel !

Elle toussa, jura puis s’éclaircit la voix :

— Et quoi que je fasse de toute façon, vous n’êtes tous là que pour me rabaisser, me juger ou à l’inverse m’admirer totalement. Mais putain, je vaux tellement mieux que ça !

Alexander ne put réprimer un rictus à cette annonce, la jeune femme était rarement encline à se rabaisser. Il tourna la tête afin de l’observer.

— Et pour votre plus grand bonheur, j’ai fait ce que vous désiriez le plus, je ne suis plus sous votre toit ! Vous avez Adèle pour vous et je ne m’acharnerai pas pour la récupérer, soyez-en certain ! J’ai vu comment vous la traitiez, vous et vos domestiques. Je sais qu’elle se sent bien chez vous et qu’elle vous aime beaucoup. Et c’est tout ce qui compte, soyez-en sûr. Et je sais que je vais lui faire énormément de peine si je ne rentre pas, mais je ne peux pas la revoir…

Sa voix s’étrangla, son ton était devenu plaintif.

— Juste, laissez-moi maintenant ! Je suis lasse de vous tenir tête, je n’en peux plus. Donc, pour votre bien et celui de ma tendre Adèle, ne m’approchez plus et partez !

Alexander sentit une étrange sensation l’envahir à l’entente de ces propos. Elle semblait épuisée, malade et totalement abattue. Pourtant, il fut ému devant sa ténacité désespérée à se démener corps et âme pour protéger son seul et unique être cher. Voyant qu’il n’allait pas l’agresser, Ambre se laissa choir sur le sol glacé, s’appuyant sur le rebord de la cheminée. Elle empoigna d’une main frêle une des couvertures qui se trouvait à côté et la glissa sur son corps. Elle grelottait et regardait devant elle, les yeux larmoyants perdus dans le vide. Puis elle fut prise d’une intense quinte de toux rauque. Pour l’apaiser, Anselme se lova contre elle et ébouriffa son plumage. Elle pianota machinalement ses doigts écorchés sous le cou de l’animal puis essuya ses yeux embués d’un revers de la main. La manche de son manteau était déchirée et tachée de sang, semblant dévoiler des traces de morsure. Un fin bandage en tissu parcourait son poignet et sa main couverte d’engelures.

— Que vous est-il arrivé ? demanda-t-il avec une pointe d’inquiétude en apercevant la blessure.

Elle examina sa main qu’elle parvenait difficilement à bouger, celle-ci pendait mollement au bout de son poignet.

— Je me suis fait attaquer par un coyote alors que je tentais de chasser, finit-elle par dire faiblement, cet abruti m’a surpris et s’est jeté sur moi. Il m’a agrippée le bras. Je me suis protégée du mieux que j’ai pu… je me suis défendue… et j’ai fui.

L’homme l’étudia attentivement à son tour et vit qu’elle avait maigri. Sa petite proie, comme lui, affichait un teint extrêmement pâle, ses yeux étaient cernés et ses lèvres gercées. La cicatrice qui lui entaillait la joue se dessinait nettement. À son grand étonnement, ses yeux n’étaient pas luisants, comme si toute envie de vivre s’était échappée d’elle, elle paraissait éteinte.

— Depuis combien de temps n’avez-vous pas mangé ? demanda-t-il en masquant au mieux son émoi.

Ambre le dévisagea d’un œil mauvais puis tourna la tête, honteuse de paraître aussi vulnérable face à lui.

— Un jour, peut-être deux… Je ne pensais pas que ce serait si compliqué de vivre comme ça…

En l’observant plus en détail, il découvrit que son médaillon et l’anneau n’étaient plus épinglés sur sa poitrine.

— Et votre médaillon ?

— Qu’est-ce que ça peut vous faire ! cracha-t-elle.

Elle commençait à trembler puis, voyant que l’homme ne répondait rien ni ne bougeait, elle renchérit en le défiant :

— Je l’ai perdu lors de ma fuite contre ce foutu coyote et je ne sais pas où… vous êtes content ?

Elle détourna une nouvelle fois le regard, plaqua ses jambes contre son corps et les encercla de ses bras afin de garder au mieux sa chaleur. À bout de nerfs, elle craqua et se mit à pleurer.

— Putain… Je n’en peux plus de cette vie !

Elle se tut et laissa derrière elle un long silence, rythmé par ses sanglots. Alexander fut stupéfait par son désarroi. Il ne l’avait jamais dans un état aussi lamentable et dévoiler devant lui toute sa faiblesse ; il ne serait guère aisé de la remettre sur pied et le fait de la voir si faible lui arracha un pincement au cœur.

Trop affaiblie pour garder la tête haute, elle posa son menton sur son coude. Alexander demeura muet et ne bougea pas. Le lieu devint silencieux. Dehors, la pluie battait son plein, clapotant sur le toit où des gouttes venaient choir dans la pièce, faisant ressortir les odeurs de terre et de pierre mouillée. Ambre ferma les yeux, la joue appuyée sur son bras. Voyant une ouverture pour s’approcher et l’aider, il s’avança lentement. Il s’agenouilla à sa hauteur et prit le corbeau qu’il déposa sur le rebord. Après une hésitation, il posa calmement sa main sur son bras et l’attira vers lui. La jeune femme, dans un réflexe défensif, fut prise d’un frisson et eut un brusque mouvement de recul.

— Qu’est-ce que vous faites ?

— Ne t’inquiète pas, chuchota-t-il, je ne te ferai rien.

Elle ne bougea pas et l’observa.

— Allez… Viens vers moi, je vais te réchauffer ! lança-t-il en lui tirant le bras plus rudement.

Confuse par ce changement de ton et de désignation de sa part, elle fronça les sourcils ; elle était comme une de ces bêtes craintives qui, par souci de maltraitance quotidienne, rechignait à se laisser approcher ou apprivoiser et montrait les crocs de manière intimidante.

— Allez, laisse-toi faire !

Elle finit par céder, incapable de lui résister. Il plaça son bras autour de sa taille et, avec lenteur, la pressa délicatement contre lui afin de la baigner de sa chaleur. Il cala sa tête contre son torse, prit une couverture et, sous l’œil attentif du corbeau qui veillait au grain, la fit glisser sur elle et l’emmitoufla. Une fois installés, il esquissa un sourire, savourant pleinement cette première victoire, fier de lui. La jeune femme, totalement épuisée et bercée par la chaleur, l’odeur et l’étreinte virile de l’homme, lâcha prise. Elle ferma les yeux et se laissa emporter par le sommeil. Pour la tenir plus confortablement, il garda une main sur sa taille et posa l’autre sous sa nuque. Il sentit son pouls faible mais régulier battre lentement contre la paume de ses mains. Elle était glacée, le visage de la pâleur d’un mort. D’un geste machinal, il caressa la peau ferme et duveteuse de sa nuque ; un geste tendre qu’il n’avait pas pratiqué depuis de nombreuses années et qui le plongea dans un grand ravissement. Il repoussa une mèche de sa toison rousse afin de profiter pleinement de son visage doux et juvénile, d’ordinaire si rude et crispé. La voyant ainsi les yeux clos, les muscles détendus, les cheveux sales, le visage entaillé et tacheté, elle semblait une chose fragile, inoffensive ; une fille à peine mûre que la vie, avec acharnement, n’avait manqué d’épargner. Un soupir de sa part acheva de le charmer et il aurait souhaité ne jamais avoir eu à la brusquer.

Il se servit de cet instant particulier pour réfléchir et faire le point sur sa vie. Il s’en voulut d’avoir été aussi impitoyable et violent envers elle, de l’avoir malmenée pendant de longs mois, par souci d’égo et de frustration. Elle, qui n’était finalement qu’une gamine qu’il aurait voulu, par souci de conquête, posséder l’espace d’une nuit, comme il l’avait fait avec bon nombre de femmes, avant d’être marié. Cette sauvageonne qu’il avait utilisée, manipulée sans le moindre scrupule, tel un pion, afin d’assouvir sa soif de connaissances et d’obtenir les réponses espérées aux énigmes de son rival. Il s’était servi d’elle pour amadouer la population et la rallier à sa cause, montrant ainsi son incroyable magnanimité aux yeux du peuple dans le but d’imposer son pouvoir sur l’île et vaincre cette Élite qu’il haïssait plus que n’importe qui. Pour finir, il s’était trouvé l’excuse inavouable de la prendre sous son toit afin de se faire pardonner. Il avait souhaité conquérir cette petite proie récalcitrante qui n’avait eu de cesse de lui tenir tête et de le tourmenter au point qu’elle en soit devenue pour lui une véritable obsession.

Or, depuis qu’il l’avait entre les doigts, si proche de lui, elle se révéla être devenue plus que cela à ses yeux et, à son grand désarroi, il ne put plus le nier. La chétive créature renvoyait en lui des images aussi belles que douloureuses ; des souvenirs empreints de nostalgie issus de son passé meurtri qu’il avait depuis longtemps renié, les enfouissant au plus profond de son être afin de maintenir le cap. Lui qui, il y a vingt ans de cela, avait connu auprès d’une femme tant désirée, les joies et les peines d’un amour aussi puissant qu’interdit. Cette relation dite impure qui, en l’espace d’une poignée de jours, s’était effondrée, le laissant ôté de toute espérance, totalement vide et désemparé.

Alexander resta deux longues heures auprès d’elle, attendant que la pluie cesse afin de rentrer au manoir dans les meilleures conditions. Il sentait peu à peu le corps de sa petite proie se réchauffer et reprendre vie. Il prit délicatement sa main meurtrie, retroussa la manche et examina la blessure ; la plaie était infectée, suintante et arborait encore quelques gouttes de sang frais, l’empreinte des crocs bien marquée. Il palpa avec le plus grand soin ses doigts effilés aux ongles cassés puis la reposa et porta son regard sur le corbeau qui le scrutait de ses yeux noirs. Dès que la pluie eut cessé, il la réveilla calmement. La jeune femme mit un certain temps à récupérer ses esprits. Puis, se rendant compte de la situation, elle fut parcourue d’un frisson et afficha des yeux ronds. Il esquissa un léger sourire et l’aida à se relever. Ils sortirent de la maison. Grelottante et la démarche chancelante, Ambre peinait à se déplacer. Pour l’aider, il lui tendit discrètement son bras, elle passa timidement ses doigts autour et s’appuya sur lui à la manière d’une béquille.

Une fois devant Montaigne, le Baron la prit par la taille et l’aida à monter en selle puis se hissa à son tour, juste derrière elle. Il la pressa contre lui afin de la baigner à nouveau de sa chaleur et lui donna sa paire de gants ainsi que son écharpe qu’il enroula avec soin autour de son cou, l’enveloppant ainsi de son odeur. Ambre sourit en repensant à cette scène si familière. Cela n’échappa pas au cavalier qui affichait un sourire satisfait, jubilant intérieurement à l’idée d’avoir sa petite noréenne entre les mains. Dès qu’ils furent installés, il cravacha son cheval et rentrèrent au domaine, Anselme voletant au-dessus d’eux.

Arrivés au manoir sous une pluie battante, Alexander prit Ambre, inconsciente, dans ses bras et l’emmena au plus vite dans sa chambre ; elle n’était plus bien lourde, d’une légèreté inquiétante. Son corps glacé et inerte semblait ôté de toute vie. Il missionna Pieter d’aller quérir le docteur Aurel Hermann pour la prendre en charge et appela par la suite Émilie et Séverine afin de s’occuper d’elle et d’éviter que son cas ne s’aggrave. Elles lui firent couler un bain, la déshabillèrent et allèrent chercher du matériel de soin. Pendant qu’elles s’affairaient, il resta à son chevet. Lorsque la jeune femme fut totalement dévêtue, il la souleva pour la glisser dans la baignoire tout en prenant soin de placer sa main meurtrie sur le rebord.

Dès qu’elle fut installée, le corps intégralement enveloppé par les vapeurs chaudes et prise en charge par ses domestiques, il décida qu’il était temps pour lui de quitter les lieux et de s’occuper de sa propre personne qui était également trempée et épuisée. Alors qu’il regagnait sa chambre, Adèle sortit la tête de sa porte avec Anselme dans les bras. Vêtue de sa nuisette, la petite était décoiffée et pieds nus. Sans un mot, elle lui adressa un sourire rayonnant qui acheva de le séduire et balaya tous ces mois de souffrance, lui redonnant en un instant toute la joie d’être vivant.

Les semaines d’après furent moroses pour Ambre qui peinait à se remettre de son escapade. Son bras bougeait difficilement et sa respiration demeurait sifflante. Elle toussait et il lui était impossible de rester plusieurs heures debout tant ses jambes étaient flageolantes. Ses oreilles bourdonnantes lui donnaient le tournis, manquant de la faire vaciller. Et la lumière du soleil éblouissant ses yeux fatigués la gênait. Elle restait en permanence dans sa chambre. Au grand soulagement de son hôte, elle était sans cesse affamée et mangeait avec appétit, récupérant peu à peu de sa santé ainsi que de ses formes. Heureuse de revoir son aînée, Adèle ne la quittait plus. Pour l’apaiser, elle lui racontait des histoires et jouait les infirmières. C’était elle qui lui apportait ses repas et qui la coiffait. Ambre était ravie de son engagement et pour lui faire plaisir, se risquait à passer ses nuits avec elle, dans le même lit, comme autrefois. Elle prenait soin d’enfiler une paire de gants et de limer ses ongles afin de ne pas la griffer ou de lui infliger la moindre entaille lors de son sommeil.

Néanmoins, malgré les nombreux actes de tendresse à son égard, elle se sentait toujours aussi mal quant à sa nature et à son mal. Elle parlait peu et angoissait à l’idée de reprendre le travail. Pourtant, elle ne pouvait presque plus compter sur ces économies pour payer le Baron si jamais l’homme voulait lui demander des comptes. Pour lui changer les idées, Alexander vint toquer à sa porte un matin et l’emmena en direction de son salon privé.

— Comme vous le savez, mademoiselle, commença-t-il une fois dans la pièce, j’ai ici une collection d’ouvrages et de manuels sur des sujets en tout genre. Et comme je ne supporte plus le fait de vous voir vous morfondre et de perdre inutilement votre vie à ne rien faire, je vous propose l’accès à cet endroit. Au vu de tous ces livres, je suppose que vous trouverez de quoi vous enthousiasmer. Au moins, la lecture vous permettra de vous enrichir intellectuellement et de vous évader quelque peu.

Intriguée par cet élan gentillesse, Ambre contempla les livres et fit parcourir ses doigts sur les couvertures.

— Bien entendu, précisa-t-il, sachez que vous devrez me supporter le soir et les fins de semaine si vous y venez ; cela reste mon bureau avant tout mais je peux vous y laisser l’accès même lorsque je suis absent.

Il lui prit la main et y déposa un double des clés.

— Je vous fais confiance pour ne pas tout saccager, ajouta-t-il, le sourire en coin.

Ambre eut un petit rire puis, après un long silence, acquiesça et le remercia.

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