NORDEN – Chapitre 69

Chapitre 69 – Mascarade

Quelques jours passèrent. Troublée par sa visite à Varden, Ambre voulait rejoindre la Taverne de l’Ours afin d’y déposer un hommage à son patron bien-aimé. Elle était partie seule, en plein milieu d’après-midi, marchant d’un pas lent et traînant sous un ciel voilé d’obscurs nuages. Les deux villes paraissaient ternies, en accord avec la mine maussade des habitants.

En passant dans l’avenue, elle vit que bon nombre de restaurants et de boutiques étaient fermés. Les mots placardés sur les portes affichaient des titres alarmants « Fermeture momentanée. Cause : problème de ravitaillement », « faillite » ou encore « décès du propriétaire ».

Au bout d’un quart d’heure, elle arriva devant son ancien travail. L’édifice calciné croulait sous les affiches, les messages de soutien et de condoléances à l’intention des nombreuses familles ayant perdu un proche en ce funeste jour. Les carreaux étaient fissurés et l’intérieur intégralement brûlé, saccagé et pillé ; il ne restait plus rien hormis le parquet en bois strié et maculé d’un épais tapis de suie.

Des gerbes de fleurs avaient été déposées au pied de la devanture, certaines encore récentes, accompagnées d’un écriteau mentionnant l’identité des victimes. À la vue des noms de Thomas Lapointe et de Beyrus Ours, le cœur de la jeune femme se serra et elle fondit en larmes. Elle embrassa le bout de ses doigts, les plaqua contre la pancarte en guise d’adieu puis prit la direction de la grande place, avançant machinalement, un pied devant l’autre.

La place n’avait pas encore subi d’importants dégâts, l’architecture était intacte et les boutiques, principalement des commerces de bouche, demeuraient ouvertes. Une devanture bleue attira son attention, Ambre passa sous les arcades et entra dans la Mésange Galante.

Dans l’enseigne déserte, proche de son comptoir, Bernadette disposait ses viennoiseries derrière la vitrine. Elle avait les traits tirés, le teint gris et affichait une expression plus sévère qu’à l’accoutumée ; les pertes de Beyrus et du jeune Thomas l’avaient ébranlée. Elle connaissait le géant depuis plus de vingt ans, ils étaient des amis proches et se voyaient régulièrement. Quant à Thomas, il avait travaillé à son service pendant près de deux ans avant de seconder le colosse.

La jeune femme vint vers elle et la salua. Le visage de la dame s’illumina et elle lui proposa de venir chez elle afin de bavarder. À son approbation, la gérante verrouilla la porte de la boutique et ouvrit celle du fond. Elle l’installa à la table du salon et se proposa de lui servir un thé ainsi qu’une pâtisserie qu’Ambre déclina poliment, n’étant pas en mesure d’avaler quoi que ce soit.

Pendant que son hôtesse préparait sa boisson, la jeune femme contemplait la pièce dans laquelle elle se trouvait. C’était un joli salon spacieux bien qu’austère doté d’une unique fenêtre aux rideaux tirés donnant sur la place. Une tapisserie sombre recouvrait les murs, égayée seulement par le gros radiateur en fonte. Le mobilier était sobre et de bonne facture, aucun vase ni autre élément ne décorait les lieux. Seuls étaient présents un tricorne et un sabre de la marine qui trônaient au-dessus de la cheminée ainsi que de rares photos en argentique et une en couleur.

Ambre se leva et observa avec intérêt les photographies. Elles représentaient toutes la même jeune femme, capturée à différents âges de sa vie. Sur la dernière en date, la seule en couleur, la demoiselle semblait avoir à peine vingt ans. C’était une grande femme aux cheveux auburn et aux yeux bleus, vêtue d’une chemise bouffante rentrée sous un bustier. Un pantalon noir cintrait sa taille et une paire de bottes la couvrait jusqu’aux genoux. Le port droit et la tête haute, elle affichait un regard à l’expression indiscernable. Ambre nota que son visage lui était familier bien qu’elle ne parvienne pas à identifier à qui elle lui faisait penser.

Bernadette revint dans la pièce, un plateau à la main contenant deux tasses de thé qu’elle posa sur la table. La voyant intéressée par les photographies, elle lui raconta que la personne représentée était sa fille Ann, âgée maintenant de vingt-sept ans, ayant quitté le logis quatre ans auparavant pour le travail. Ne voulant pas être indiscrète, Ambre n’osa pas demander qui était le père, se doutant qu’il puisse s’agir d’un marin militaire au vu du sabre et du chapeau exposé sur le mur et de la sobriété des lieux.

Elles discutèrent près de trois heures, la gérante lui faisant part de son appréhension quant aux tensions latentes. La commerçante savait, grâce aux ragots colportés, que la sécurité des villes était encore menacée, et ce, malgré l’arrivée des soldats Hani. Sous la direction de Rufùs, ils patrouillaient les rues afin de s’assurer de la protection des civils. Ces étrangers étaient vus d’un mauvais œil par bon nombre de citoyens, peu habitués à voir autant d’hommes armés, potentiellement ennemis, arpenter leurs villes.

Il en allait de même pour les hommes au service de l’Élite, notamment les troupes de la Goélette, restées à quai, dirigées par le capitaine Armant Maspero-Gavard. Ce dernier avait pourtant été arrêté pour le meurtre de six hommes lors de l’Alliance. Au grand désarroi du maire, il avait été relâché par le tribunal faute de preuves tangibles, malgré les nombreux témoignages et écrits de la presse révélant le contraire. Ces troupes étaient accompagnées par l’équipage de l’Albatros, appartenant au Comte de Laflégère, et sous la direction du capitaine Herbert Friedz, l’ancien capitaine de l’Alouette avant d’être expulsé sur l’autre versant du territoire pour conduite outrageante, il y a quinze ans de cela.

Il était pas loin de dix-neuf heures lorsqu’Ambre quitta Bernadette pour rejoindre son logis, marchant dans les rues désertes, empruntées par de rares passants et attelages. Elle profita de ce moment de quiétude pour aller fumer dans le parc. Elle avait pris soin d’avertir son hôte de sa non-présence éventuelle au dîner. Cependant, elle lui promit de rentrer avant la tombée de la nuit afin de ne pas avoir à l’inquiéter.

Assise sur le rebord de la fontaine où, trois ans plus tôt, elle s’était posée avec Anselme, elle s’alluma une cigarette. Elle porta l’objet à ses lèvres et prit une profonde inspiration, laissant la fumée pénétrer ses poumons. Ce geste eut le don de la relaxer, bien que son instinct la maintenait en alerte de tout bruit suspect éventuel.

Une conversation étrange, non loin derrière elle, la fit se retourner. Elle plissa les yeux et scruta avec intérêt les deux protagonistes en train de discuter à l’ombre d’un vieux chêne. Le premier était un homme d’une bonne cinquantaine d’années vêtu d’un uniforme militaire outremer galonné, cintré par une ceinture de laquelle pendaient un sabre et un revolver. Un tricorne chamarré d’une plume coiffait ses cheveux poivre et sel.

L’inconnu faisait des gestes éloquents et parlait avec passion, les yeux brillants. En face de lui se tenait une silhouette nettement plus fluette et bien plus jeune, aux cheveux blonds maintenus en un chignon et habillée d’une robe longue qui épousait les formes de son corps de nymphe.

À sa grande stupéfaction, Ambre reconnut Blanche. Dans sa droiture impeccable, la duchesse ne bougeait pas et contemplait devant elle sans accorder un regard à l’homme qui se tenait à ses côtés et la dominait de tout son être. Il la dévorait des yeux, avec avidité, tel un rapace envers une proie appétissante. En tendant l’oreille, Ambre pouvait distinguer ses paroles déversées avec fougue :

« Oh ! Ma douce Blanche ! Ma chère et tendre Blanche ! Si vous saviez à quel point vous m’avez manqué (…) après toutes ces années (…) si loin de vous (…) effleurer votre peau si douce… »

Ambre eut un haut-le-cœur. Le malaise s’accentua lorsqu’elle vit la réaction impassible de la duchesse qui semblait ignorer ces propos enflammés. Trouvant cela fortement indécent, la jeune femme alla les rejoindre. À peine arriva-t-elle à leur hauteur que la duchesse s’avança dignement vers elle et, sans un mot, entrelaça son bras au sien. L’homme dévisagea la nouvelle venue avec mépris, plantant ses iris sombres dans les siens, et se racla la gorge.

— Mademoiselle Ambre. Je me présente, capitaine Herbert Friedz sur l’Albatros, enchanté de vous connaître.

Il prit sa main et y déposa un baiser langoureux. Dégoûtée par cette attitude, la noréenne reprit aussitôt sa dextre et la frotta vivement contre sa paume.

— Enchantée de même, répliqua-t-elle sèchement.

— Dites-moi mademoiselle, êtes-vous une amie de Blanche ? Je serai ravi de vous escorter en ma demeure. Je n’habite guère loin et je pourrai vous loger et vous protéger pour la nuit. Je prendrai soin de vous, n’ayez crainte.

Ambre sentit son échine se hérisser. Blanche porta avec grâce le dos de sa main à sa bouche et toussota.

— Monsieur, dit-elle d’une voix sans timbre, mademoiselle Ambre va me servir d’escorte pour me raccompagner chez moi. Je n’ai donc pas besoin de vos services.

— Ma belle Blanche, il serait dangereux de vous laisser rentrer seule, qui sait quel fâcheux incident il pourrait vous arriver. Le soleil décline à une vitesse folle, il va bientôt faire nuit et vous habitez si loin ! Et bien que mademoiselle semble vaillante, je doute fort que vous soyez en mesure de faire face à un potentiel agresseur.

— Monsieur le capitaine, je ne vois pas qui serait assez malsain pour oser nous attaquer de la sorte, railla Ambre, une main sur le cœur. Il faudrait être atrocement pervers pour se jeter sans aucune pitié sur deux jeunes femmes. En particulier lorsque celles-ci influent d’une certaine manière sur la politique de l’île. Vous ne croyez pas ?

Le capitaine fronça les sourcils et serra les poings. Il inspira puis porta ses yeux obscurs sur la duchesse.

— Êtes-vous sûre que tout ira bien pour vous, ma divine Blanche ? s’enquit-il en lui prenant la main.

— Soyez rassuré, je suis sous bonne garde dorénavant, dit-elle calmement tout en faisant glisser ses doigts pour se libérer du contact de cet homme.

Elle s’inclina courtoisement et guida Ambre en direction de la sortie du parc. Dans un premier temps, elles marchèrent en silence, leurs yeux balayant l’avenue à la recherche d’un potentiel danger, puis Blanche souffla et tapota la main de son sauveur.

— Tu m’as bien sauvé la mise, je te dois beaucoup sur ce coup-là ! fit-elle en lui adressant un sourire.

Ambre fut choquée de la voir afficher une mine aussi expressive et lui parler avec autant de familiarité.

— Il n’y a pas de quoi, la solidarité féminine, c’est cela que ça sert non ? répondit-elle chaleureusement.

La duchesse eut un pouffement.

— Je croirais entendre Meredith !

— Ce sont ses paroles en effet ! Elles me les avaient sorties alors qu’Isaac et sa bande me harcelaient.

Blanche ralentit le pas et se mit à contempler le paysage beaucoup plus sereinement, les traits détendus.

— C’est étrange de te voir aussi démonstrative, tu es loin d’être aussi froide qu’il n’y paraît ou comme Meredith ne cesse de me le dire te concernant.

Blanche l’observa du coin de l’œil et esquissa un sourire.

— Ah ! Meredith, si seulement elle savait !

— Pourquoi te comportes-tu ainsi ?

Un rouge-gorge fondit sur elles, battant vigoureusement des ailes à la manière d’un colibri. Il se posa sur l’épaule de la duchesse et poussa deux pépiements aigus. Elle le gratifia d’une caresse sous le cou puis l’oiseau repartit dans les airs dans la même direction qu’il était venu. Néanmoins intriguée par la scène, Ambre ne dit rien et attendit sagement la réponse à sa question.

— Anselme ou monsieur le Baron ont déjà dû te le dire, tout le monde joue un rôle ici. Il n’y a pas de place pour les gens honnêtes. Montre une seule fois ta personnalité ou tes sentiments et tu te feras manger.

— Mais pourquoi te caches-tu aux yeux de ta famille ? Ta sœur te croit impitoyable et froide.

— Je suis impitoyable et froide ! Il le faut et même si Meredith est ma sœur, elle n’a pas à savoir qui je suis réellement et ce que je pense.

— Meredith est certainement la personne la plus honnête de cette Élite et malgré les problèmes qu’elle essuie à cause de cela, elle parvient à mener sa barque. Pourquoi ne fais-tu pas de même ?

— Tout simplement parce que je n’ai pas le même rôle à jouer qu’elle ! La tâche m’incombe de protéger ma famille. Je veux être comme mère, car elle seule est assez forte pour nous porter et nous aider. Et je veux être là pour l’épauler.

— Pourquoi fais-tu cela ? Qui voulez-vous protéger ?

— Tous ceux qui méritent de l’être.

Ambre arrêta la marche et agrippa son poignet. La duchesse tourna la tête et l’observa sans aucune expression.

— Blanche, qui est réellement ta mère ?

— Une enfant d’Alfadir, comme n’importe quel noréen ici. Une femme dévouée à la protection des siens, impitoyable et même cruelle. Dont le seul but est de s’engager corps et âme à la cause qui lui est chère.

Ambre raffermit sa prise autour de son bras.

— Est-elle une de Rochester ? Une espionne ? Sais-tu si elle connaissait une certaine Hélène Hermine ?

Elle ne répondit rien et se contenta de jauger son interlocutrice. Des claquements de sabot se firent entendre et un cabriolet aux armoiries des de Lussac arriva au grand trot, s’arrêtant à leur hauteur. Il était tiré par un palefroi de noble allure et conduit par un homme d’âge mûr, aux cheveux et à la barbe blanche, ses yeux bleus emplis de douceur, en accord avec son attitude débonnaire.

— Mademoiselle Blanche, il se fait tard, nous commencions à nous inquiéter, montez donc ! s’exclama le marquis Léopold de Lussac.

Il porta son regard sur Ambre et lui adressa un sourire.

— Montez aussi mademoiselle, je vais vous déposer devant chez vous. Nous serons un peu à l’étroit mais si l’on se sert bien on devrait pouvoir tous rentrer.

La jeune femme hocha la tête. Léopold descendit et, avec sa galanterie coutumière, les aida à monter. Une fois installés, il reprit les rênes et fit partir son cheval au trot. Assise à côté de Blanche, Ambre croisait les bras, contrariée d’avoir vu sa conversation coupée court. Elle jeta une œillade en direction de la jeune duchesse qui regardait devant elle, parfaitement impassible.

Quelle femme étrange ! Je me demande bien qui elles sont réellement et si maman est de leur famille. Ce serait incongru de m’avoir caché quelque chose d’aussi gros ! Et dans quel but ? La piste des espions se tient mais dans ce cas, pourquoi Irène ne vient pas m’en parler ? On est dans le même camp ! À moins qu’elle ne fasse comme Blanche avec sa sœur et nous préserve d’un rôle qui n’est pas le nôtre… Je trouve ça tellement dommage, elles ont l’air d’en savoir beaucoup.

Le jour était encore présent lorsque le marquis la déposa devant les grilles du manoir. Ambre le remercia et les salua. Maxime lui ouvrit le portail et elle entra dans le vaste domaine éclairé par la lumière rasante d’un soleil pourpre.

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