NORDEN – Chapitre 72

Chapitre 72 – Nid de vipères

La pendule de la chambre affichait dix-neuf heures lorsqu’Ambre descendit les marches de l’escalier d’un pas lent et mesuré, la main gantée effleurant la rambarde. Dans le hall, Alexander l’attendait, sobrement vêtu d’un costume intégralement noir dont le veston, sur lequel était épinglé l’insigne du maire, arborait des broderies dorées au niveau du col et des extrémités.

À la vue de sa cavalière, il jeta un regard amusé au portrait peint de Judith accroché au mur de l’entrée. Il retint un rire et lui tendit son bras pour la guider vers l’extérieur où Pieter patientait, perché sur le fiacre tiré par deux palefrois. Il paraissait anxieux, les mains crispées sur les rênes. Alexander ouvrit la porte et la laissa entrer. Une fois à bord et l’attelage engagé au trot, il passa une main autour de sa taille.

— Te voilà ravissante, tu te marieras à merveille avec le décor ma petite noréenne.

Il glissa un doigt le long de ses gants et vint chatouiller la plume de faisan avant d’ajouter d’un ton moqueur :

— Je présume que la plume et les gants ne sont pas ton idée ? À moins que ce ne soit une incroyable coïncidence.

— En effet, Émilie me l’a glissée dans les cheveux, je l’ai laissée faire. Pourquoi donc ?

— Disons que la lapine approuve notre petit jeu.

Il remonta son bras derrière la tête de sa cavalière, croisa les jambes et regarda devant lui. Ambre, quant à elle, observait le paysage défiler dans la campagne couchante. Ils s’en allaient au nord, longeant la rivière du Coursivet. La route était calme, bordée par des allées de gros arbres aux feuillages denses. Champs et prairies, interrompus par endroits par des bosquets, s’étendaient à perte de vue. D’imposantes maisons aux façades ivoires s’érigeaient dans leurs écrins de verdures.

Alexander expliqua qu’il s’agissait des demeures de notables ; scientifiques, notaires, médecins voire même des domestiques de bonne institution.

Le fiacre quitta la grande route et s’engagea dans une allée forestière. Au fur et à mesure que l’attelage progressait, les lieux s’assombrissaient. La forêt occupait désormais tout le champ de vision. En tendant l’oreille, il était possible d’entendre les oiseaux entamer leur hymne du soir. L’atmosphère se rafraîchissait. Des gouttelettes se déposaient sur les vitres du véhicule et s’engageaient dans une course effrénée jusqu’à atteindre les rebords de la fenêtre.

Ambre frissonna, ses poils se hérissèrent au contact du froid naissant. Alexander se baissa et ramassa de sous le siège une couverture en laine qu’il déplia et plaça sur elle.

— Les soirées sont fraîches à cet endroit. Nous ne sommes pas loin de la côte nord et comme tu le sais, les vents sont mordants la nuit.

— Dans combien de temps arrivons-nous ?

— On ne devrait pas tarder, dix minutes tout au plus.

Le crépuscule obscurcissait la flore. La nature devenait flamboyante, comme embrasée sous cette lueur orangée. Quand les hautes grilles noires du domaine apparurent enfin, la jeune femme se redressa et étudia avec intérêt les armoiries. Avec stupeur, elle vit qu’il s’agissait d’une Hydre. Elle eut un vif mouvement de recul et sentit son cœur s’accélérer.

— Mais co… comment ?

Alexander se renfrogna et répondit calmement :

— Je n’ai pas vraiment été franc avec toi, ce n’est pas à la Belle Époque que nous allons mais à l’Ambassade, le fleuron de l’Élite partisane de l’Hydre.

— Mais pourquoi ? Mais vous êtes fou ?

— J’ai reçu une invitation il y a deux jours de la part du marquis Desrosiers pour parlementer avec lui. Et j’en ai reçu une également à ton attention.

La voyant tremblante, il la pressa contre lui.

— Pourquoi ne pas me l’avoir dit ? s’indigna-t-elle en se débattant. Vous êtes malade !

— Je n’avais pas le choix malheureusement, avoua-t-il en resserrant son emprise, l’Hydre projetait une attaque prochaine si jamais je refusais de parlementer avec eux et comme je te l’ai dit tantôt, je n’ai pas assez d’hommes pour éviter un éventuel carnage.

Captive dans les bras de son cavalier, Ambre avait le souffle court et s’agitait vainement. Dès qu’elle fut docile, il la libéra de son étreinte et posa une main sur la sienne.

— Je ne connais pas les enjeux de ce soir ni comment cela se terminera, mais je ne voulais pas te prévenir avant de peur de t’effrayer et…

Elle leva une main pour l’interrompre, fortement agacée d’avoir été ainsi dupée, et se redressa sur le dossier.

Putain manquait plus que ça ! L’Ambassade, rien que ça ! Jamais je ne serais venue si j’avais su…

Elle prit une profonde inspiration et feula en observant le manoir qui se rapprochait peu à peu.

Voilà pourquoi il ne m’a rien dit… il savait très bien que je refuserais ! Je comprends mieux pourquoi Pieter est nerveux !

Des arbres taillés et des statues à l’effigie de reptiles décoraient l’allée gravillonnée. À côté d’une fontaine monumentale, où un serpent marin sculpté crachait de sa gueule béante de larges gerbes d’eau, Pieter arrêta les chevaux puis partit se garer aussitôt que les deux acolytes furent libérés. Alexander tendit le bras à sa cavalière qui l’agrippa avec fermeté.

Devant eux s’érigeait un manoir à la façade blanche, comportant quatre rangées de fenêtres, laissant apparaître de manière floue la clientèle et la somptuosité des décors intérieurs. L’architecture comportait des formes sinueuses, les balcons et les rambardes étaient arrondis. Le toit mansardé se recouvrait d’ardoise grise et bombée, semblable au dos d’un serpent. De hautes colonnes venaient appuyer la rigidité de la demeure conférant à ce lieu un aspect à la fois minéral et animal. Le nom du restaurant, L’Ambassade, était écrit sur l’avancée du rez-de-chaussée, en lettre d’argent.

Ils gravirent les marches. Ambre tentait de rester digne, le cœur battant à vive allure. La situation lui était étrangement familière, elle se remémorait son entrée au manoir avec Anselme lors de l’Alliance. Là, elle passait au niveau supérieur, ce n’était plus seulement son image qui était en jeu, mais sa vie.

— Détends-toi, je te prie ! dit posément Alexander.

Elle grogna et lui adressa un regard noir.

— Me détendre ? s’insurgea-t-elle. Ah oui ! C’est vrai que je n’ai absolument rien à craindre ici et que vous êtes là pour me protéger si jamais ça tourne mal ! Cela ne fait aucun doute ! Pourquoi ne suis-je pas rassurée ?

— Cela t’effraie ? s’enquit-il, amusé par sa crainte.

— Oh non ! pas du tout ! J’aurais juste aimé dire à Adèle que je l’aimais une dernière fois avant de crever ici dans ce coin perdu au milieu de nulle part !

Ils arrivèrent devant la porte. Un homme en costume noir galonné de boutons argentés leur ouvrit et les laissa pénétrer en ce hall au dallage monochrome. Les murs se recouvraient de miroirs et de peintures dont l’une d’elles attira l’attention de la jeune femme.

Il s’agissait d’un portrait en buste illustrant un homme de trois quarts en costume gris, portant sur son veston le sigle de l’Hydre ainsi que l’insigne du maire. Il devait avoir une soixantaine d’années et affichait une apparence soignée avec sa barbiche finement taillée et son monocle. Sous le tableau était écrit dans le cadre : marquis Abélard Desrosiers, maire et fondateur de l’Hydre, an 98.

Un serveur en queue de pie vint les accueillir et leur indiquer leur table. Ils passèrent une première pièce spacieuse où trois grands lustres en cristal pendaient au plafond. Leur lumière se reflétait à chaque recoin à travers les miroirs, se prolongeant à l’infini.

La clientèle, surprise de voir le maire et sa poupée charnelle céans, les dévisageait et parlait par messes basses, ne manquant pas de propos cinglants ou de noms d’oiseaux pour les désigner.

Les femmes leur jetaient des regards hautains, un rictus au coin des lèvres, outrées de s’infliger pareille présence en leur fief. Toutes étalaient avec un luxe malsain leur majestueux apparat, exhibant bijoux et parures. Les robes aux étoffes richement ornées masquaient l’intégralité de leur corps hormis leurs bras restés nus, dévoilant une peau laiteuse sans l’ombre d’une imperfection.

Les hommes épiaient le moindre de leur mouvement, un verre ou un cigare à la main qu’ils mâchonnaient du bout de leurs dents blanches. Ils trituraient leur chevalière ; une provocation en hommage au défunt Duc qui avait marqué à vie le visage de la noréenne avec la sienne.

— Monsieur le maire ne se refuse rien à ce que je vois, déclara l’un homme avec condescendance dès qu’ils arrivèrent à sa portée.

Alexander s’arrêta net et blêmit à la vue de ce marquis qu’il ne connaissait que trop bien. Intriguée par la tension soudaine, Ambre étudia l’inconnu âgé d’une quarantaine d’années au physique superbe. Son visage harmonieux était mis en valeur par une paire d’yeux d’un bleu cristallin cerclés de cils dorés accordés à ses cheveux blonds comme les blés : un physique d’héritage purement charitéin à l’instar des de Lussac dont il portait le nom.

— Vous utilisez votre influence afin d’attirer les petites jeunettes dans vos filets ? poursuivit-il en dévisageant l’intruse de pied en cap. Encore une noréenne ? Serait-ce à défaut de pouvoir vous procurer une vraie aranéenne de sang noble ou réellement vous aimez encore aujourd’hui vous rabaisser à la vermine tachetée.

La femme à ses côtés laissa échapper un pouffement.

— Voilà que monsieur le Baron s’abaisse chez les noréennes de basse classe et défigurée de surcroît ! minauda-t-elle en scrutant Alexander de ses yeux rieurs desquels émanait une aura malsaine. D’autant qu’elle a l’âge d’être sa fille, à croire que la pauvre enfant se cherche un père !

— À moins que ce ne soit plutôt lui qui recherche sa fille ! provoqua l’homme d’un ton cinglant.

Les deux acolytes fulminaient. Ne voulant pas d’esclandre public, Alexander contint sa rage et pressa le pas, se contentant d’adresser un œil mauvais aux vipères. Ils entrèrent dans un salon aux murs tapissés de papier peint outremer et au sol couvert d’une moquette rase sur laquelle fauteuils en cuir noir et tables basses rondes étaient disposés. Un grand bar se tenait au fond où deux vases en cristal garnis d’orchidées et de lys blanc se déployaient sur le comptoir.

Le serveur les fit s’installer à une table située dans une alcôve, dans un coin discret. Il leur tendit une carte ainsi qu’une lettre puis prit congé. Les deux partenaires prirent leurs aises et Ambre, avachie sur le canapé, commençait à se gratter les bras tandis qu’Alexander entreprit la lecture de la missive.

Heureusement qu’Émilie a eu l’intelligence de me mettre ces gants, parce que je crois que je serais à sang dans peu de temps.

Pour l’occuper, le Baron lui tendit la carte qu’elle sonda sans aucune conviction. Elle rit nerveusement des prix affichés sur les consommations, l’alcool était si cher que cela en devenait ridicule, puis jeta la carte sur le canapé. Les bras croisés, elle observait l’homme d’un œil mauvais.

— Alors ? fit-elle d’une voix cinglante. Quel merveilleux programme s’offre à nous ce soir ?

Il étouffa un rire et lui tendit la missive. Elle la lui arracha des mains, manquant de la déchirer, et l’étudia :

Monsieur le Maire von Tassle :

Suite à un imprévu, je ne pourrai m’entretenir avec votre personne qu’aux alentours de vingt et une heures. Pour me faire pardonner, laissez-moi vous offrir un verre.

En attendant, veuillez profiter de l’ambiance chaleureuse de ce lieu, vous et votre partenaire.

Le Marquis, Lucius Desrosiers

Ambre pesta et croisa à nouveau les bras. Alexander héla un serveur et commanda deux coupes de champagne. L’employé acquiesça puis revint et déposa sur la table un plateau contenant une coupelle d’olives vertes ainsi que les deux flûtes remplies du liquide doré. Le Baron prit la sienne et en tendit une à sa partenaire qui ne daigna même pas se redresser pour la prendre. Il approcha son verre afin de trinquer. Déroutée, Ambre se releva et fit tinter sa flûte en cristal contre la sienne, produisant un son clair et limpide. Puis elle porta le breuvage à ses lèvres, déposant sur le verre une trace pourprée.

— Comment vous faites pour être aussi serein ! s’écria-t-elle après avoir bu une gorgée.

— L’habitude très certainement. Il nous reste près d’une heure, autant profiter de ce laps de temps pour nous détendre. Rien ne sert de nous prendre la tête dans la mesure où nous ne savons pas le motif exact du rendez-vous.

Il appela à nouveau un serveur et commanda un assortiment de petits-fours à picorer, car Ambre dévorait une à une toutes les olives qui se trouvaient dans la coupelle. Elle les prenait à pleine main, trempant ses gants dans le jus sans prendre la peine d’utiliser les cure-dents mis à disposition. Il l’invita à se serrer contre lui. Pour la réconforter, il glissa une main sous son châle et caressa son épaule. Assise là, elle avait une vue plus nette sur la pièce qu’elle scruta telle une proie en alerte, à la recherche de tout danger potentiel. Elle n’avait pas remarqué la verrière du plafond qui donnait une vue magnifique sur le ciel assombri où les étoiles commençaient à émerger.

Elle prit un moment pour le contempler puis constata que les murs du fond s’égayaient de deux grandes tapisseries représentant le serpent marin Jörmungand, encastrées et encadrées par des ornements argentés. Elles avaient pour titre une devise imprononçable : « Höggormurinn Kóngur Jörmungand ».

L’entité était représentée de profil, se faisant face, l’un orienté vers le haut et l’autre vers le bas. La scène dévoilait un paysage marin sur un fond bleu-noir et orné d’une multitude d’éléments décoratifs tels que des crustacés, des algues, des coraux ou des poissons. Le serpent était illustré à la ligne claire, en fil de lin blanc présentant des rehauts de soie grise et bleue pour les écailles. Il avait la mâchoire allongée garnie de crocs et de larges barbillons couvraient le dessous de sa gueule et les abords des naseaux. Une imposante collerette lui entourait le crâne à la manière d’une couronne et se prolongeait sur le haut de son dos jusqu’à la queue, se terminant en une épaisse nageoire crénelée qui s’étirait tel un drapé.

Ambre fut surprise d’observer que sur les deux tapisseries les couleurs d’yeux du reptile étaient différentes ; sur celle de gauche, il avait un œil bleu tandis que sur celle de droite celui-ci était doré. Elle fit part de ce détail à Alexander puisque dans celle de son salon, le serpent avait les iris dorés. Il lui expliqua que, selon certaines versions et représentations, le Cerf et le Serpent possédaient soit les yeux bleus pour le premier et dorés pour le second, soit chacun d’eux possédait une hétérochromie.

Comme Blanche finalement. C’est étrange pour les Aràn, cela pourrait-il sous-entendre que les deux entités sont à la fois Sensitive et Berserk ? C’est possible ça au moins ?

Soudain, une odeur particulière parvint à ses narines. Il s’agissait de cette senteur, aussi désagréable qu’attractive, empreinte de jusquiame noire et de datura. Troublée, elle détourna son attention des tapisseries pour observer la pièce. Alexander la regarda avec incrédulité, surpris de la voir se redresser et de la sentir agitée. Elle avait ses poils hérissés et les pupilles aussi rondes que des billes.

— Qu’est-ce qui te trouble autant ?

Elle leva la tête et huma à pleins poumons l’effluve qui se dégageait et qui commençait à gagner en intensité.

— C’est cette odeur… la même que celle du Duc et celle de l’Alliance. Vous ne la sentez pas ?

Il inspira puissamment mais ne sentit rien de particulier.

— Elle est de plus en plus forte pourtant ! Comment se fait-il que vous ne puissiez pas la sentir ?

Il n’eut pas le temps de humer à nouveau qu’un claquement de canne suivi de bruits de pas résonnèrent juste derrière eux.

— Pardonnez mon retard monsieur le maire, s’excusa une voix grave et posée.

Un homme en haut de forme et en veste sombre se plaça devant eux, le regard aussi ténébreux que celui du Baron que ses sourcils cendrés obscurcissaient encore. Il portait à la main une canne à pommeau de serpent, bien mise en valeur par sa paire de gants. Deux doigts étaient ornés d’une chevalière, l’une avec ses initiales et l’autre arborait le sigle de l’Hydre.

Alexander et Ambre se levèrent afin de saluer le marquis Lucius Desrosiers. Ce dernier leur serra la main d’une poigne vigoureuse et les invita à s’asseoir. Il ôta son chapeau, posa sa canne et s’assit. L’homme joignit ses mains, la tête dressée et le visage inexpressif, à l’image de l’homme qui se tenait en face de lui.

— Bonsoir mon oncle, dit Alexander après avoir bu une gorgée de champagne qu’un serveur venait d’apporter.

À l’entente de la dénomination, Ambre marqua un temps d’arrêt. La voyant interdite, le Baron expliqua brièvement que Lucius était le fils du frère de sa grand-mère issue de la branche maternelle, ce qui faisait de lui un cousin germain éloigné au premier degré et son plus proche parent encore vivant, qu’il avait coutume d’appeler oncle.

— Puis-je savoir en quel honneur vous daignez nous inviter dans votre fief ? Je présume que ce n’est pas uniquement pour nous menacer, moi et ma partenaire que voici, comme votre lettre fort alarmante le laissait croire.

— Cela est vrai mais vous connaissant, je savais qu’il était inutile de vous inviter sans piquer votre intérêt.

— Vous êtes fort aimable !

Ambre toussa, gênée par l’odeur insistante qui s’engouffrait dans ses narines, émanant du marquis. Son rythme cardiaque s’accéléra, elle sécrétait une grande quantité de salive. Je commence à avoir la tête qui tourne. Mon cœur s’emballe… Comme les dernières fois… Pourquoi ai-je envie de me jeter sur eux et de les mordre à sang ?

— Vous sentez-vous bien, mademoiselle ? fit le marquis en l’apercevant se rembrunir et se mordiller les lèvres.

Elle ne dit rien et se contenta de hocher la tête en silence, sous les regards perplexes des deux hommes.

— Je ne vais pas vous faire languir, annonça Lucius en continuant de dévisager la jeune femme, sachez juste que je me joins à vous désormais. Pour votre cause j’entends et en toute discrétion, bien sûr.

À cette annonce, les deux acolytes demeurèrent interdits et s’enquirent du motif de ce revirement soudain. Tout en caressant le pommeau de sa canne, le marquis déclara avoir été contacté il y a peu par un allié commun, quelqu’un de puissant et d’influent, pour qui le pouvoir politique mis en place par le Baron lui tenait à cœur. Désireux d’agir seul afin de ne pas trahir sa position, le marquis préférait que ses actions demeurent dans l’ombre et se refusa à leur dévoiler la moindre information sur ladite personne, que ce soit sur son identité ou sur ses projets.

Ambre gémit et plaqua une main sur son crâne.

Cette odeur m’étouffe, je ne la supporte plus ! Comment font-ils pour ne pas la sentir !

— Pourquoi teniez-vous à ce que je vienne également ? grogna-t-elle après une toux. Je ne vois pas en quoi il était utile de vous rendre visite ici !

Le marquis fit signe à un serveur d’apporter un verre d’eau et l’observa de pied en cap.

— Tout simplement pour côtoyer de près la personne que je suis censé protéger envers et contre tout !

Les acolytes se figèrent, les yeux ronds, ébahis par ce comportement si proche de celui du défunt Duc.

— Puis-je savoir ce que Friedrich et vous avez avec elle ? s’enquit Alexander. C’est à propos des spécimens H ? Éventuellement de sa mère, Hélène ?

Incapable de maîtriser ses ardeurs, Ambre s’excusa. Elle prit congé puis sortit prendre l’air, saisissant au passage le verre d’eau qui venait de lui être servi. Les deux hommes la regardèrent s’éloigner d’une démarche chancelante.

— Qu’a-t-elle ? demanda posément le marquis.

— La pression sans doute, mentit Alexander.

— Pour répondre à votre question, je ne suis pas au courant de cela. Tout ce que je sais c’est que la personne pour laquelle je travaille dorénavant tient énormément à cette jeune femme et à sa sœur. Étant un homme fortement engagé à la Cause, je me dois à présent de les protéger.

— Et vous trahiriez von Dorff et vos partisans sans problème ? Pardonnez mon scepticisme, mais vous voir duper vos proches pour épouser mon parti, qui ne rentre aucunement dans vos intérêts, me paraît un tantinet suspect. À moins que de Rochester vous ait proposé une offre alléchante ? Je présume que vous gardez contact avec lui.

Le marquis caressa le pommeau de sa canne, les yeux rivés sur la tête du serpent dont les pupilles en pierres incrustées semblaient l’observer.

— Ma volonté a toujours été de servir la Cause ainsi que l’Hydre. Mais au vu des scandales de ces dernières années, je vous avoue que mon égo a fini par en prendre un coup. Ajoutez à cela le splendide coup d’État orchestré par Laurent duquel je n’étais absolument pas au courant et vous obtenez une Hydre brisée. Quant à Dieter, sa soif de pouvoir est puissante et je pense qu’effectivement, allié à de Laflégère, ils seront largement capables d’assurer leur suprématie sur le territoire.

— Le grand von Dorff ne sera pas peiné de perdre un si éminent allié tel que vous ? railla Alexander.

— J’ai été comme qui dirait évincé de leur part. Je ne dispose plus que de mon navire et des quelques hommes encore engagés à mon service, puisqu’à cause de votre charmant programme j’ai dû me résoudre à en renvoyer la majeure partie. Ajoutez à cela le frein des relations entre Norden et Providence, la baisse drastique de nos accords commerciaux avec les Hani et le fait que je ne sois pas non plus magistrat, je n’ai pour ainsi dire plus aucune utilité réelle aux yeux de von Dorff.

— Quelle fâcheuse affaire, vous m’envoyez terriblement désolé ! répondit cyniquement Alexander.

— Votre sollicitude m’enchante.

— D’ailleurs, à ce propos, connaissiez-vous un certain officier noréen du nom de Georges ? Il travaillait sur votre navire il y a trois ans de cela avant de se transformer après avoir subi une sorte de… traumatisme, dirons-nous.

— En effet, cependant il n’était pas à ma solde mais au service de William de Rochester, tout comme Rufùs.

— Un espion ou un membre des Hani ?

— La première proposition très certainement et un de Rochester très probablement.

— Savez-vous ce qu’il a subi ?

— Votre intérêt pour lui me laisse perplexe, dois-je prétendre qu’il s’agit du père de votre… partenaire, comme vous la qualifiez si bien ?

Alexander sourit et hocha la tête sans mot dire.

— Je ne sais pas ce qu’il lui est arrivé, un accrochage au port de Providence sans doute. Il n’a rien dévoilé, pas même à Rufùs qui m’a fait remonter l’affaire. J’ai appris également qu’il s’était transformé suite à cela, je n’avais pas conscience qu’il avait des enfants.

Alexander finit son verre, le posa sur la table et porta son regard sur la missive.

— Vous m’avez parlé d’un coup d’état dans votre invitation, est-ce vrai ou juste un motif pour me dépêcher ?

— Tout à fait ! Et je tiens à ce que vous sachiez que je ne ferai rien pour l’en empêcher, car cela n’est pas mon rôle et mon employeur tient à ce que je demeure vivant le temps de ma mission. Je ferai de mon mieux pour sauver vos petites protégées cela dit.

— Je présume que vous ne me dévoilerez rien de plus sur le sujet, mais connaissez-vous seulement la date ?

— Malheureusement non et je doute fort d’être mis au courant. La Goélette est partie il y a seulement trois heures avec mon équipage pour son unique voyage annuel, d’où mon retard. J’ai des déconvenues avec mon capitaine actuel, je vous l’avoue. Le navire ne sera, normalement, pas de retour avant deux bons mois et par conséquent, je n’ai aucun de mes hommes, de confiance j’entends bien, disponible pour vous épauler. Prenez vos précautions et assurez la protection de vos biens car lorsque l’assaut éclatera, je doute fort que vous soyez en mesure de résister.

— Comment puis-je vous faire confiance mon oncle ?

— Vous n’avez pas à le faire, je tenais juste à vous avertir de la chose.

— Permettez-moi d’être sceptique !

Lucius soupira, agacé de sa défiance permanente.

— Alexander, je sais que nos rapports n’ont jamais été des plus amicaux mais à ce que je sache, je vous ai grandement sauvé la mise par le passé lorsque vous aviez éperdument besoin de soutien. Je vous ai défendu corps et âme auprès de von Dorff afin que votre cas puisse être traduit devant la justice et que vous obteniez gain de cause ! Je l’ai fait et pourtant cela allait grandement contre mes intérêts !

— Tout ceci était à cause de vous ! C’était de votre faute ! Celle de Wolfgang, de Laurent, de mon père et de tous les autres ! Vous avez ruiné ma vie sans le moindre scrupule, vous m’avez rongé jusqu’à la moelle !

— Et cela aura été l’un de mes plus grands regrets en effet ! s’emporta le marquis. Jamais je n’avais été mis au courant de ces manigances sordides portées à votre encontre, envers un membre de ma famille ! Comment aurais-je pu me douter que ce genre de choses puisse exister ? Comment aurais-je pu imaginer que ce souci d’éthique et cette soif de pureté puissent avoir autant d’impact aux yeux de certains de notre rang ! Aux yeux de votre père !

L’homme souffla afin de modérer ses ardeurs, soutenant le regard furieux adressé par son neveu.

— Le mal a été fait, ajouta-t-il plus posément, et il est impossible de revenir en arrière. Donc, cessez votre apitoiement et endossez la tâche qui vous incombe ! Vous représentez actuellement l’avenir de notre belle île, vous et votre partenaire. Je ne suis pas en accord avec votre politique, ça je vous le concède, mais elle sera certainement la mieux adaptée au vu du conflit prochain avec Charité ou Providence qui ne manquera pas d’éclater un de ces jours ! Ce n’est qu’une question d’années, une quinzaine au mieux !

Alexander pesta. Sur ce, le marquis se leva, prit sa canne ainsi que son chapeau et le dévisagea gravement.

— Je vous laisse cher neveu, je ne tiens pas m’attarder en votre compagnie de peur que cela ne devienne suspect. Ayez mes paroles en tête et faites-en ce que vous voulez.

Il s’inclina poliment et partit. Alexander resta sur le canapé, tentant de regagner son calme, puis jeta un coup d’œil à l’horloge accrochée non loin du comptoir dont les aiguilles indiquaient vingt-deux heures, cela faisait plus de trois quarts d’heure qu’Ambre était partie. Il se leva, paya le serveur et sortit.

À peine quitta-t-il le salon pour accéder au hall de réception qu’il fut alpagué par un groupe des cinq personnes. Trois hommes et deux femmes le hélèrent, le Baron les connaissait, il les avait côtoyés dès sa plus tendre jeunesse. L’un d’eux, qu’il avait eu la malchance de croiser tantôt, se révélait être son noble ami d’autrefois.

— Votre petite poupée vous a filé entre les doigts, monsieur le maire ? railla l’homme, le respectable pseudomarquis Léandre de Lussac.

— Vous êtes tombé bien bas Baron ! ajouta Éric de Malherbes, un homme d’âge mûr et bien portant. La pauvre enfant avait l’air troublée, c’est à se demander ce que vous lui avez fait. Vos chasses infructueuses vous ont fait vous rabattre sur des proies bien misérables !

Alexander grogna. Il était à cran et ces propos cinglants ne faisaient qu’accroître sa rage interne.

— Mais non, mon cher marquis, intervint Laurianne de Lussac, née von Dorff, la fille de Dieter. C’est simplement pour se faire bien voir de la société. Prendre sa pupille et l’ériger tel un étendard, et chez nous en plus ! Voilà qui est bien joué, vous devez en amadouer plus d’un avec ce stratagème. Mais vous ne nous convaincrez pas. Vous êtes le grand Alexander von Tassle tout de même !

— En effet, l’un des hommes les plus séduisants et conquérants de la gent féminine, gloussa une lady d’une quarantaine d’années chargée de parures. Et même si vos charmes ont perdu de leur superbe, je doute fort que votre instinct d’homme assoiffé de désir ne se contente d’assouvir son appétit avec une seule proie ! À moins qu’elle ne soit pas la seule à partager votre couche actuellement ?

— Mais non chère belle-sœur, rétorqua la première en lui donnant une tape amicale sur l’épaule. Notez sa mine contrariée, vous voyez bien qu’il est en manque ! Aucune ne veut se rabaisser à se tenir auprès de lui à présent !

Le Baron les dardait d’un œil mauvais. Il enrageait, le poitrail gonflé, sentant son sang-froid s’étioler.

— Combien en avez-vous rejeté autrefois ? Des dizaines si je ne m’abuse ? Vous les rendiez folles avec votre superbe physique et vos gestes habiles, vous les enchaîniez sans le moindre scrupule. Vous les charmiez, les possédiez puis brisiez leurs cœurs sans la moindre pitié. Combien se sont frottées à vous, éperdues et désireuses, dans le but d’être celle à qui vous dévoileriez votre corps mystérieux si jalousement gardé ? Mais voyez comment maintenant vous peinez à en capturer une, cela doit être terriblement humiliant de vous rabaisser à ce genre de miséreuses.

— Ce serait même à croire qu’il la paie !

Tous rirent à gorge déployée à la remarque d’Alastair von Dorff, le fils aîné et héritier du marquis, frère de Laurianne. L’huissier le toisait de ses yeux noirs d’une impressionnante froideur.

— Comment osez-vous me décrédibiliser de la sorte ! jura Alexander. Vous débitez votre venin sur ma personne, mais sachez que cela ne me touche guère. Vous êtes jaloux et furieux que ce soit moi à présent qui ai le contrôle de Norden. Moi et moi seul ! Vous ne valez plus rien et bientôt quand les relations commerciales prendront fin, ce sera vous qui serez dans la disgrâce ! Votre temps est révolu ! Vous appartenez au passé et l’avenir se tournera vers le peuple aranoréen uni avec moi à sa tête.

— C’est pour cela que vous vous abaissez à prendre une nouvelle noréenne comme compagne ? nota Éric de Malherbes en essuyant son monocle. Vous voulez l’amadouer afin de mieux comprendre ce peuple, jusqu’au jour où vous vous débarrasserez d’elle sans aucune pitié car vous ne la jugerez plus utile.

Alexander serra les poings.

— À moins que votre nouvelle lubie soit de tourmenter les jeunes femmes miséreuses, de leur promettre monts et merveilles afin de les voir désillusionner. C’est assez cruel, mais venant de vous, Baron, plus rien ne m’étonne guère. Après tout, il faut reconnaître que votre habileté et vos charmes parviennent toujours à vous faire obtenir ce que vous souhaitez.

— Ou bien la perte de sa chère femme lui a fait prendre conscience que la solitude lui pesait et qu’il cherchait désespérément quelqu’un pour lui tenir compagnie ? ricana Léandre. Une petite chienne manipulable et dévouée, prête à tout pour assouvir les besoins de son maître adoré.

Il s’approcha de son rival, lui adressa un sourire carnassier et ajouta plus bas :

— Tu nous rejoues la même scène qu’à l’époque, as-tu oublié comment cela c’est terminé ? Tu souhaites encore une fois nous provoquer, nous, tes pairs, en nous amenant ici une autre vermine souillée histoire d’entacher à jamais ta réputation ? Ou tu ne parviens pas à l’oublier au point d’aller assouvir tes désirs auprès d’une nouvelle chienne ?

Alexander montra les dents. Dans sa haine, il était incapable de pouvoir prononcer la moindre parole.

— Vas-tu te rabaisser à l’épouser, elle aussi ? Souiller une énième fois ton nom auprès d’une noréenne encore plus ingrate que la première ? Et engendrer un monstre qui, je l’espère, finira comme le premier ?

Foudroyé par ces mots, le Baron cessa de respirer et regarda le marquis avec pétrification. D’aussi loin qu’il se souvienne, Léandre avait toujours été blessant envers lui, pourtant, jamais encore il ne lui avait sorti pareille ignominie. Il prit alors conscience de l’immense fossé qui l’avait toujours séparé de ses pairs, de cette haine qu’il avait toujours éprouvée envers eux.

— Tu ne dis rien ? Dois-je en déduire que j’ai vu juste ? Comment réagira ta petite poupée charnelle lorsqu’elle apprendra que tu te sers d’elle comme d’un gentil petit toutou bien docile ?

L’une des femmes rit aux éclats et porta son regard juste derrière l’épaule du maire.

— Oh ! mais je crois qu’il ne sera pas nécessaire de le lui dire, la charmante minette a certainement une petite annonce à nous faire part ! Il n’y a qu’à lui demander.

Alexander se retourna et remarqua avec effroi qu’Ambre était revenue et se tenait juste derrière lui. Elle l’avait aperçu devant l’entrée alors qu’elle se tenait sur le perron et était venue le rejoindre dans le hall juste avant qu’il ne soit abordé. La jeune femme avait partiellement entendu la conversation et demeurait immobile, les yeux écarquillés et les mains tremblantes.

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