NORDEN – Chapitre 53

Chapitre 53 – Le discours et la crise

Essoufflée et en sueur, Ambre se laissa choir sur sa chaise et but d’une traite le verre d’eau que lui tendit Beyrus avant de reprendre la parole. Il y avait du monde à la taverne en ce début d’après-midi. Les clients s’attroupaient autour d’elle, la dévisageant avec intérêt, captivés par son allocution. En effet, elle déclamait le discours inédit que lui avait écrit le Baron en l’occasion de la fête de l’Alliance. De ce fait, elle avait longuement appuyé sur sa fervente volonté de renouer le dialogue avec les noréens du territoire sud ainsi qu’avec les habitants des carrières nord dans l’espoir de former un peuple nordien unifié.

Pour attirer l’attention et convaincre son auditoire, Ambre s’était exercée deux jours durant auprès de son hôte, usant de la gestuelle adéquate, tentant de poser correctement sa voix et d’adopter une diction impeccable.

Les répétitions avaient été fort tumultueuses, au point que l’un comme l’autre durent se résoudre à baisser leurs ardeurs. Ils étaient parvenus, au bout de plusieurs heures, à un résultat que monsieur le maire jugea passablement bon, ne pouvant en attendre davantage de sa fidèle acolyte. Cette dernière devait user de ses nouvelles compétences de comédienne afin de débiter de manière théâtrale ce récit de propagande de la plus haute importance, s’étouffant par moment en prononçant de manière élogieuse des « notre bien-aimé maire nous sauvera » ou encore « le valeureux Baron ».

Elle avait craché ces mots tel du venin tout en scrutant son professeur avec dédain, une aura malsaine luisant à travers ses yeux de chatte tandis qu’il avait éprouvé un plaisir jouissif à l’entente de ces mots élogieux, prononcés envers sa noble personne. Sadique, il lui avait adressé de temps à autre un sourire malin, jubilant d’une satisfaction retenue de la voir ainsi se torturer devant lui avec une gêne non dissimulée.

L’ambiance à la Taverne de l’Ours était particulière en cette journée du 19 octobre 308. Il régnait en ces lieux un brouhaha incessant où chacun y allait de son avis. Tous les clients arboraient l’emblème du peuple aranoréen épinglé sur leur poitrine. Même certains aranéens, de la basse-ville pour la plupart, se rendaient céans afin de se renseigner sur les projets politiques à venir ainsi que sur les nouvelles restrictions et interdictions. Il y avait notamment des sous-officiers et matelots de l’équipage de la Goélette.

Ces marins étaient venus s’enquérir des intentions de la fille aînée de celui qui fut jadis leur supérieur. Ils affichaient un large sourire aux lèvres et commentaient bruyamment chaque parole. Fortement alcoolisés par les pintes de bière successives qu’ils engouffraient à la chaîne, ils n’écoutaient que d’une oreille son audition.

Ambre était fascinée par les anecdotes inédites qui circulaient à propos de son père. Grâce à eux, elle avait une autre vision de lui, plus franche et intime ; Georges s’avérait être un homme avenant, bon meneur et proche de son équipage, bien qu’il gardait une certaine retenue vis-à-vis de son rang. Il avait travaillé pendant trente ans à bord de la Goélette sous les ordres de William de Rochester, son mentor, avec qui il entretenait des relations privilégiées et servait aux côtés de Rufùs Hani, le second officier et bras droit du capitaine.

Après avoir essuyé un nombre incalculable de questions et de commentaires, la jeune femme partit dans la cuisine où elle mangea un morceau en compagnie de Thomas. Quand l’horloge indiqua dix-sept heures, elle récupéra ses affaires, prête à quitter les lieux. Elle devait être rentrée pour dix-huit heures trente afin de se préparer pour passer la soirée auprès de son cavalier, au manoir von Eyre. Mais avant cela, elle souhaitait prendre un moment pour s’aérer l’esprit et tenter de se relaxer, car la soirée semblait tout aussi chargée que ces dernières semaines d’activité.

Rien que de penser que ses mains vont une nouvelle fois effleurer mon corps me donne la nausée ! songea-t-elle avec aigreur.

Une fois son repas achevé, elle débarrassa son assiette, salua le géant et son collègue puis sortit. Dehors, elle marchait d’un pas lent et traînant, tirant nerveusement sur une cigarette qu’elle avait payée à un prix indécent. Elle vaguait entre les ruelles, allant en direction du port. Les dires des marins avaient renvoyé en elle des images empreintes de nostalgie et elle ressentait le besoin d’aller voir à nouveau le navire sur lequel travaillait son père, d’autant que la Goélette mouillait à quai. Elle longea la jetée, contemplant d’un œil vague l’étendue bleutée qui se déployait jusqu’à l’horizon. L’écume provoquée par les vagues déchaînées aspergeait ses joues de gouttes d’eau iodée.

La foule était moins nombreuse qu’à l’accoutumée aux abords des quais destinés à la marine marchande. L’embargo venait d’être mis en place et, déjà, les trafics maritimes entre Norden et Providence avaient drastiquement diminué. Il en valait de même pour les échanges entre Varden et Forden, la plus importante ville du territoire des carrières nord, qui avaient cessé pendant plusieurs mois, créant une vague de licenciements chez les marins.

De plus, les Hani avaient instauré des taxes relativement élevées sur leurs eaux, coupant la liaison nord entre les villes de Varden et Wolden, la capitale de la côte est. Les navires marchands devaient soit payer un tribut conséquent soit contourner l’île par le sud, s’enfonçant encore plus en mer afin d’éviter les côtes noréennes et augmentant considérablement le temps de trajet entre les deux destinations.

L’impressionnante silhouette du cargo s’érigeait devant elle, les voiles repliées. Ainsi nu et sans âmes qui vivent à son bord, hormis des mouettes et des goélands, le voilier paraissait endormi et tanguait au gré de la houle. Sa coque brune et lisse venait tout juste d’être nettoyée, ôtée de ses algues et crustacés parasites.

Ambre resta quelques instants accoudée au muret. Les yeux clos, elle profitait de la fraîcheur du vent d’automne, transportant avec lui cette agréable odeur d’eau chargée d’embruns. Puis elle leva les yeux et observa les remparts d’Iriden se dessiner en haut de la falaise, baignés par la clarté flamboyante des rayons vespéraux. Elle prit une grande inspiration et soupira.

Et dire que je m’apprête à passer ma soirée entière en sa compagnie… pourquoi est-ce que je me suis infligé ça franchement…

Alertée par des bruits suspects, elle tourna la tête et vit un groupe de trois marins courir dans sa direction. L’un d’eux, étourdi, la percuta de plein fouet, les faisant tous deux basculer sur les pavés humides et glissants. Ambre accusa le coup, la respiration coupée par l’impact, le poing de l’homme ayant directement atterri sur son ventre. Le marin, les yeux brillants aux pupilles dilatées, se redressa puis continua sa route pour rejoindre ses acolytes, s’engouffrant dans une ruelle annexe avant de disparaître.

Toujours allongée, Ambre parvenait difficilement à reprendre sa respiration. Elle toussa et se releva péniblement, les oreilles bourdonnantes, gagnée par le vertige. Son dos était endolori et une décharge traversa sa moelle épinière. Non sans peine, elle réussit à inspirer une bouffée d’air, lui brûlant les poumons, lorsqu’un effluve parvint à son nez. Elle reconnut le remugle qu’elle avait humé à Eden, exhalant du Duc. Son rythme cardiaque s’accéléra. Haletante, elle remarqua alors qu’une pastille verte gisait au sol. Elle s’en empara et la renifla avant de la jeter un peu plus loin et de se gratter le nez.

C’est l’odeur de cette drogue qui me fait me sentir si mal ? Qu’est-ce que la D.H.P.A. contient pour être si particulière ?

Voulant en savoir plus sur la provenance de cette drogue parfaitement illégale et démanteler un éventuel réseau de trafic subsistant, elle prit le cachet et l’engouffra dans sa poche afin de le donner à son hôte. Sur le chemin, elle marchait d’un pas hâtif, ankylosée et nauséeuse. Elle se sentait faible et prenait par moments des pauses afin de récupérer de sa lucidité, s’appuyant contre les murs. Cependant, le miasme du cachet semblait empirer son état, la rendant irritable. Sans qu’elle ne comprenne pourquoi, elle ne pouvait résister à l’envie de fondre sur les gens qu’elle croisait dans le but de les lacérer et de les mordre à sang. Cela se traduisait comme un besoin pulsionnel, obsessif.

Ce sentiment s’intensifiait au fil des minutes. Au point qu’elle dut se résoudre à se débarrasser de la pastille, incapable de la garder plus longtemps. Sa douleur physique avait laissé place à une certaine hystérie, un état second qui l’anesthésiait comme si elle eût été séparée de son corps, dominée par cette étrange ivresse destructrice qui ne demandait qu’à s’exprimer.

Elle accéléra le pas, les mains crispées et les yeux brillants d’un intense éclat cuivré. Puis elle commença à courir dans les allées pavées de la haute-ville sous l’œil intrigué des passants qui trouvaient le comportement de la protégée du maire bien inhabituel. Pour ne pas être au centre de l’attention, elle se réfugia dans les allées annexes, plus tranquilles, voire désertes.

Arrivée au manoir, elle se précipita dans ses appartements et s’effondra sur son lit. Affolées par les hurlements et les bruits sourds qui émanaient de sa chambre, Émilie et Séverine accoururent. Mais à peine ouvrirent-elles la porte qu’Ambre s’extirpa des lieux et descendit les escaliers afin de quitter au plus vite cet endroit. Après un instant d’hébétement, les deux domestiques regardèrent avec effroi le parquet couvert de gouttes de sang frais et les nombreuses griffures qui ornaient les murs et les draps.

La jeune femme, dont les bras entaillés par ses ongles tranchants saignaient, courait à vive allure afin de gagner un coin isolé. Elle trouva refuge dans une impasse et s’effondra sur le pavement. Désemparée par son état qu’elle ne parvenait ni à maîtriser ni même à comprendre, elle pleura. Des larmes roulaient sur ses joues d’une pâleur inquiétante, faisant ressortir le halo de ses yeux ambrés.

Heureusement qu’Adèle n’était pas présente ! Qui sait comment elle aurait réagi en me voyant ainsi !

La petite, comme convenu, passait la soirée en compagnie de ses amis. L’aînée avait donc eu de la chance dans son malheur en lui épargnant cette vision abominable. Elle resta plusieurs heures prostrée, tentant de retrouver ses esprits sans y parvenir totalement. Dès que la fureur commença à baisser, ce fut au tour de l’angoisse de prendre le relais, une sensation tout aussi désagréable et néfaste.

Je ne peux pas retourner au manoir là maintenant… il va me tuer si jamais il m’attrape. Jamais il ne me pardonnera ça ! Je ne peux pas rentrer… je ne dois pas rentrer… mais où aller ?

***

La nuit était déjà bien installée lorsqu’elle arriva à la Taverne de l’Ours afin de demander de l’aide à son patron, la seule personne que son esprit vagabond jugeait capable de l’aider présentement. Rongé par l’inquiétude, Beyrus s’apprêtait à fermer son établissement après avoir veillé jusque tard en espérant son retour. Le Baron l’avait averti personnellement de la fuite de son acolyte, fuite dont il ne connaissait ni la raison ni la cause et dont il espérait trouver un semblant de réponse chez le gérant qu’elle avait quitté quelques heures auparavant.

Cette nouvelle n’avait cessé de tourmenter le colosse tout le reste de la soirée. Surtout lorsque les propos du Baron, resté pourtant fort évasif, trahissaient son inquiétude.

Lorsqu’il la vit arriver, Beyrus se sentit soulagé, et ce, même au vu de son état déplorable. La jeune femme avait le teint livide accentué par ses yeux rougis bordés de cernes. Ses vêtements étaient lacérés et tachés de sang, gorgés d’humidité.

— Que t’est-il arrivé ? demanda-t-il calmement après l’avoir emmenée chez lui et soignée.

Incapable de décrocher un son, Ambre se contenta de garder la tête basse, les bras bandés repliés contre ses jambes et le dos plaqué contre le dossier du lit. Ne voulant pas la perturber davantage, il lui prépara une tisane et lui laissa à disposition le matériel de soin. La jeune femme le remercia et le géant l’avertit qu’il venait d’écrire une lettre au Baron afin de le tenir au courant de l’incident. Elle acquiesça machinalement d’un léger hochement de tête, les yeux perdus dans le vide. Il s’installa à côté d’elle et ouvrit les bras. Bouleversée, elle posa sa tasse et fondit sur lui, pleurant à nouveau tandis qu’il lui caressait tendrement le crâne, tentant de l’apaiser au mieux.

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